Qui est Shibusawa Eiichi ? À 99 ans, son descendant Masahide raconte ses souvenirs
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Shibusawa Masahide, né en 1925, est le fils de Keizô, lui-même petit-fils du célèbre entrepreneur japonais Shibusawa Eiichi (1840-1931). Il est né à Londres, où Keizô était employé par la Yokohama Specie Bank, l’établissement qui a précédé la Banque de Tokyo et fait désormais partie de la MUFG Bank.
Sur une photographie de teinte sépia, Eiichi fait sauter Masahide sur ses genoux. « Je crois que cette photo a été prise à l’automne 1925. Vu que je suis né en février, j’avais environ six mois. Ma famille était revenue de Londres ce mois-là, et je pense que la photo a été prise parce que Eiichi voulait me tenir dans ses bras. »
De tous temps, seuls trois personnages ont figuré sur les billets de 10 000 yens. Les deux premiers ont été le prince Shôtoku (574-622), un homme d’État de la période d’Asuka (593-710), et l’éducateur Fukuzawa Yukichi (1835-1901). Shibusawa Eiichi, représenté sur le nouveau billet émis à partir du 3 juillet 2024, rejoint désormais leurs rangs.
« Quel effet cela me fait-il ?» raille l’arrière-petit-fils. « Rien de spécial. Je n’en pense pas moins que ce fut un bon choix, et que c’est un honneur pour notre famille. »
La famille reste habitée par l’esprit d’entreprise qui animait son célèbre ancêtre. Au nombre des arrière-arrière-petits-fils de Eiichi figurent Shibusawa Tazuko, membre de la direction du Shibusawa Memorial Museum, Shibusawa Ken, fondateur et président de Common Assets Management, et Samejima Hiroko, fondatrice et patronne de la marque Andu Amet, qui produit en Éthiopie des sacs à main de luxe distribués via le commerce équitable.
Eiichi est décédé à l’âge de 91 ans, quand Masahide en avait six. Les nombreuses activités du grand homme d’affaires l’occupaient pleinement et lui laissaient peu de temps pour la vie de famille. Comme s’en souvient son arrière-petit-fils : « À l’âge de quatre ou cinq ans, la seule impression que j’avais de Eiichi était que c’était un homme important. Je me souviens que ses funérailles ont été grandioses. »
Des débuts ultra-nationalistes
Né en 1840 au sein d’une famille d’agriculteurs prospères de l’actuelle Fukaya, dans la préfecture de Saitama, Eiichi est devenu un ultra-nationaliste fervent et, en 1863, il a conspiré en vue d’attaquer et de brûler la colonie étrangère de Yokohama. Mais le complot a échoué et Eiichi, craignant d’être arrêté, s’est enfui à Kyoto, où il est entré au service de la maison Tokugawa Yoshinobu, du nom du dernier shôgun Tokugawa.
« C’est une bonne chose que Eiichi n’ait pas réussi à mener son attaque à terme », dit Masahide. « Autrement, il aurait été tué. »
En 1867, Eiichi s’est rendu en France en tant que membre d’une délégation représentant le Japon lors d’une exposition internationale qui se tenait à Paris, et cette expérience, qui a mis sous ses yeux les progrès flagrants accomplis dans les pays de l’Occident moderne, l’a amené à renoncer à ses opinions nationalistes. Il a adhéré à l’élan de modernisation promu par le nouveau gouvernement de Meiji, qu’il a rejoint en tant que fonctionnaire du ministère des Finances, poste qu’il a quitté quelques années plus tard pour devenir entrepreneur. Au bout du compte, Eiichi a fondé et dirigé plus de 500 banques, entreprises et organisations, dont beaucoup sont toujours en activité aujourd’hui (souvent sous des formes différentes), comme l’indique la première liste à la fin de cet article.
Pas une zaibatsu
Mais Masahide, l’arrière-petit-fils de Eiichi, qui a publié plusieurs ouvrages académiques sur son ancêtre, affirme que les activités de ce dernier étaient loin de se limiter au monde des affaires.
« Plus qu’un entrepreneur pur et dur, Eiichi était un homme de culture ou, si vous préférez, quelqu’un qui qui se demandait ce qui serait le mieux pour son pays. Je ne pense pas qu’il ne se soit jamais engagé dans un projet sensible ou dangereux. Par contre, s’il estimait qu’il avait quelque chose de valable à offrir, il n’hésitait pas à aller de l’avant, que ce soit pour la Chambre de commerce de Tokyo, l’Impérial Hotel ou d’autres projets. Si quelqu’un venait vers lui avec une idée, il mobilisait ses contacts et réunissait une équipe pour travailler sur le projet. Il était animé par un sens civique très prononcé. »
Iwasaki Yatarô, contemporain de Eiichi et patron du conglomérat industriel Mitsubishi, avait une philosophie complètement différente en ce qui concerne les affaires. Dans un discours prononcé en 2010 devant l’Association des employeurs de Saitama, Masahide a raconté l’épisode suivant. Iwasaki Yatarô a invité Eiichi à faire une croisière sur un navire de plaisance, où il a suggéré qu’il serait bon que tous deux aient le monopole des opérations en vue de prendre le contrôle de toutes les affaires effectuées au Japon. Eiichi a refusé de coopérer, en invoquant son adhésion au gappon shuigi — la philosophie d’éthique et d’intégrité en affaires basée sur les enseignements confucéens. Pour Iwasaki, fabuleusement riche et imprégné de la façon de faire des affaires à l’américaine, l’approche de Eiichi, qui croyait en la mise en commun des ressources financières de tout le monde en vue de moderniser l’économie du Japon, doit avoir semblé un tantinet naïf.
Comme nous l’avons vu, Eiichi a participé au lancement d’un grand nombre d’entreprises qui figurent aujourd’hui parmi les plus prestigieuses du Japon. Mais dans la plupart des cas, il n’est pas resté très longtemps à la barre. « Eiichi se montrait toujours très réceptif aux idées visant à mettre le Japon sur un pied d’égalité avec l’Occident, et tout disposé à s’associer à ce genre de projets », observe son arrière-petit-fils. « Mais, plutôt que de s’impliquer directement dans la gestion, il préférait s’en tenir au rôle de supporter. »
Pour un homme de son âge, Masahide a une mémoire étonnante et donne des réponses claires et concises. J’ai fait la remarque que certaines personnes considèrent que Shibusawa a fondé une zaibatsu, autrement dit un conglomérat comparable au groupe Mitsubishi, et il a réfuté cette affirmation avec emphase.
« Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité ! Il faut voir les choses telles qu’elles sont : si Eiichi valait à l’époque dix millions de yens, la fortune des conglomérats comme Mitsubishi ou Mitsui s’élevait à quelque chose comme 300 ou 500 millions de yens, et cet argent leur donnait un immense pouvoir. Certes, Eiichi voulait avoir de l’argent pour être en mesure d’exercer une influence, mais je ne pense pas qu’il souhaitait accroître sa fortune dans le seul but d’augmenter son envergure personnelle. »
Œuvrer dans l’intérêt du public
Masahide a souligné le rôle de Eiichi en tant que philanthrope impliqué dans plus de 600 projets sociaux, présentés sous leur forme actuelle dans la seconde liste ci-dessous.
Selon Masahide, « Eiichi a dirigé en personne l’orphelinat Tokyo Yôikuin [devenu entre-temps l’Institut métropolitain de Tokyo pour la gériatrie et la gérontologie], l’Université féminine de Tokyo et les écoles de filles Jogakkan de Tokyo. S’il s’est contenté de participer à la gestion de la plupart des entreprises commerciales qu’il a fondées, je suppose que, dans le cas des écoles, il a eu le sentiment qu’il devait s’impliquer directement. Je pense qu’il a exprimé très clairement ses intentions via ses initiatives liées à la culture. »
« Plutôt que de s’intéresser aux questions économiques à proprement parler, dès ses plus jeunes années Eiichi s’est préoccupé avant tout du genre de pays que le Japon devait devenir. En règle générale, les gens accordent la priorité au travail, mais Eiichi semble avoir trouvé un bon équilibre entre le travail et l’élan qui le poussait à contribuer à la construction du Japon en tant que nation moderne. »
Rendre hommage au shôgun Yoshinobu
Bien que cela soit rarement mentionné comme l’un des hauts faits de Eiichi, Masahide s’est penché sur le travail effectué par son arrière-grand-père sur une biographie de Yoshinobu, le dernier shôgun de la lignée Tokugawa. Eiichi n’a jamais oublié la façon dont Yoshinobu l’avait protégé après son complot avorté en vue de détruire la colonie étrangère de Yokohama, pas plus que son invitation à effectuer un voyage en Europe en tant que membre d’une délégation officielle du Japon. Dès que l’opportunité se présentait, Eiichi allait rendre visite à Yoshinobu à Shizuoka, où il vivait paisiblement retiré du monde.
Eiichi a donné le coup d’envoi à sa compilation biographique, en s’assurant la collaboration de nombreux personnages remarquables, dont Fukuchi Gen’ichirô, directeur du Nichi Nichi Shimbun (aujourd’hui Mainichi Shimbun). À l’issue de plus de 20 ans de travail, une biographie en huit volumes de Yoshinobu a vu le jour, et a été publiée quatre ans après la mort de l’ancien shôgun. Selon toutes probabilités, Eiichi souhaitait rétablir la vérité sur le rôle joué par Yoshinobu alors que les années Tokugawa touchaient à leur fin et que le nouveau gouvernement de Meiji venait de naître.
« Eiichi avait le sentiment que les mérites de Yoshinobu n’avaient pas été reconnus à leur juste valeur, et sa biographie était une tentative en vue d’y remédier. Il me semble qu’ils étaient très proches l’un de l’autre. Je suppose que les gens qui se sont vraiment intéressés à Yoshinobu après le début de l’ére Meiji (1868-1912) n’étaient pas nombreux, mais Eiichi en faisait très certainement partie. Cette biographie est un document précieux sur l’histoire [moderne] du Japon. »
À la fin de notre entretien, j’ai interrogé à nouveau Masahide sur le choix de Eiichi pour figurer sur l’un des nouveaux billets de banque.
« Je pense que c’est un bon choix, car de nos jours il n’y a pas beaucoup de gens comme lui. »
On entend parfois dire que la finance est le moteur de l’économie. La longue vie de Eiichi recouvre des moments tumultueux de l’histoire du Japon, depuis le déclin de l’époque d’Edo (1603-1868) jusqu’aux années 1930. Avec le nouveau billet de 10 000 yens à son effigie, il deviendra partie prenante du moteur économique d’aujourd’hui. Désormais, alors que le capitalisme mondial a répandu les inégalités et les divisions, ce billet de banque servira à nous rappeler l’engagement de Eiichi en faveur de l’éthique et de l’intégrité dans les affaires.
Les principales entreprises commerciales fondées par Shibusawa Eichii
- Banque Mizuho
- Banque Resona
- Ôji Holdings
- Tokyo Gas
- IHI
- Isuzu Motors
- Tokio Marine and Nichidô Fire Insurance Co.
- Tokyo Electric Power Company Holdings
- Tôyôbô
- Taiheiyô Cement
- Mitsukoshi
- Tokyo Metro
- Kirin Holdings
- Shimizu Corporation
- Tokyo Rope Manufacturing
- Imperial Hotel
- Sapporo Holdings
- Asahi Group Holdings
- Taisei Corporation
- Furukawa Electric
- Fujitsu
- Yokohama Rubber
- Tôyô Keizai
- Kawasaki Heavy Industries
- Tôhô
- Imperial Theater
- Tokyo Kaikan
- Tokyo Bankers’ Association
- Japan Chamber of Commerce and Industry
- Tokyo Stock Exchange
Les principales entreprises d’intérêt collectif dans lesquelles Shibusawa Eichii a porté sa contribution
- Tokyo Metropolitan Institute for Geriatrics and Gerontology
- Société de la Croix Rouge japonaise
- Tokyo Jikei Université School of Medicine
- Cancer Institute Hospital of the Japan Foundation for Cancer Research
- Université Hitotsubashi
- Université Kôgakuin
- Université Tokyo Keizai
- Tokyo Jogakkan Schools for Women
- Japan Women’s University
- Université Takushoku
- Urban redevelopment of Den’en Chôfu
- The Japan-India Association
(Photo de titre : Shibusawa Masahide, au Shibusawa Memorial Museum, situé dans le parc Asukayama, où l’homme d’affaires a passé les dernières années de sa vie. Photos d’interview : © Ôsawa Hisayoshi)