À l’heure de « l’ébullition mondiale », le Japon veut comprendre la fonte de l’Antarctique
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La « dernière frontière » sous l’œil de la recherche
Décembre 2023, les 100 chercheurs de l’équipe dirigée par Hashida Gen (directeur de l’Institut national de recherche polaire) partent pour ce qu’on appelle la « dernière frontière », la 65e expédition japonaise va mener un vaste programme de recherches en Antarctique. « Il y a un an exactement, j’étais en Antarctique avec la 64e expédition dans le cadre d’un programme réalisé pour Fuji Television. Sur la côte, on pouvait voir des phoques, des pingouins, des pétrels des neiges au plumage blanc et des eaux ponctuées d’icebergs de toutes tailles. Mais à l’intérieur des terres, pour peu que l’on s’y risque, on plongeait dans un monde complètement différent qui n’est plus que banquise lisse et plate s’étalant à perte de vue. Là il n’y a plus que du vide, dépourvu de toute vie animale ou végétale. Le vent souffle constamment et on n’entend que la neige glisser sur la glace. Quand vient l’accalmie et que le vent tombe, on se retrouve comme baigné de silence.
Même en février, au plus chaud de l’année, les températures dépassent rarement les -15° C et la météo est instable. Un jour que j’étais en train de filmer des chercheurs, le blizzard s’est levé. J’essayais de m’arc-bouter contre le vent, mais il était trop fort. N’ayant nulle part où me cramponner, j’ai vraiment eu de la chance de ne pas être renversé par des rafales. Finalement j’ai réussi tant bien que mal à ramper jusqu’à l’autoneige, mais quelle frayeur. Ici même les chercheurs les plus expérimentés risquent leur vie.
Grâce aux équipements modernes, la recherche en Antarctique est beaucoup plus sûre qu’auparavant, mais l’intérieur des terres reste un lieu redoutable. Pendant mon séjour, la lumière directe du soleil et la réfraction m’ont causé des brûlures autour des yeux et l’air si sec m’a donné des engelures aux ongles et aux lèvres. Un jour, j’ai enlevé mes lunettes de soleil pendant 30 minutes, le lendemain matin au réveil mes paupières étaient si douloureuses que j’étais dans l’incapacité de les ouvrir. Les équipes de recherche travaillent inlassablement dans un environnement si hostile.
Les zones les plus hostiles reviennent aux chercheurs japonais
Les scientifiques japonais lancent leurs premières missions en Antarctique en 1956. Dix ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement nippon annonçait son intention d’y mener des projets de recherches, une déclaration fraîchement accueillie par les pays occidentaux. Les zones les plus difficiles de l’Antarctique oriental avaient autrefois été attribuées aux anciennes puissances de l’Axe, mais les brise-glaces de l’époque ne pouvaient y pénétrer. Grâce au mécénat de nombreuses entreprises et au soutien de particuliers, la toute première expédition de recherche antarctique (dirigée par Nagata Takeshi) débarque dans la baie de Lützow-Holm (en Terre de la Reine Maud) en 1957 et la base Shôwa est fondée avec succès sur les îles Flatvaer. Leur navire, le Sôya, est aujourd’hui exposé au musée des sciences maritimes d’Odaiba, à Tokyo. La seconde expédition prévue pour l’année suivante doit faire demi-tour à cause de l’épaisseur de la banquise. Les chercheurs doivent renoncer et laisser leurs chiens de traîneau restés enchaînés sur la base. Quand ils reviennent plus d’un an plus tard, seuls deux chiens (Tarô et Jirô) ont miraculeusement survécu. Cette histoire qui a provoqué tant d’émoi sur l’Archipel a par la suite fait l’objet d’un film.
Après celle de Shôwa, les expéditions suivantes ont notamment créé la base appelée Dome Fuji, achevée en 1996 et située davantage dans les terres que le site côtier de Shôwa. À ce jour, les travaux des expéditions japonaises ont été fructueux, ils ont permis de découvrir le trou de la couche d’ozone (qui protège la Terre des rayons ultraviolets), mais aussi de récupérer et d’étudier des météorites, de collecter puis analyser des carottes de glace dont les données ont éclairé l’histoire de changements climatiques sur des centaines de milliers d’années.
Des robots mettent en lumière la fonte rapide des plateformes glaciaires
Soixante-dix ans ont passé et l’activité scientifique du Japon en Antarctique oriental n’a cessé de gagner en importance. En effet, la majeure partie de la glace de l’Antarctique se trouve dans l’Antarctique oriental (également connu sous le nom de Grand Antarctique), or c’est là que se trouvent les bases japonaises. Si la calotte glaciaire antarctique (l’épaisse couche de glace qui recouvre le continent), venait à fondre complètement, le niveau de la mer pourrait s’élever d’environ 60 mètres et à elle seule la banquise de l’Antarctique oriental contribuerait à faire monter le niveau de 50 mètres, ce qui donne une idée de la quantité de glace du site. Traditionnellement on pensait que la calotte glaciaire située dans la partie orientale était plus stable, mais la situation est en train de changer.
La 64e expédition qu’il m’a été donné d’accompagner s’était donné pour objectif principal d’élucider les mécanismes causant la fonte de la glace en Antarctique oriental. Fujii Masakazu, géologue et professeur adjoint à l’Institut des recherches du cercle polaire du Japon, Yamagata Hirokazu, expert en robotique et chercheur de projet à l’Université de Tokyo ainsi que Yamamoto Kazushi, ingénieur assistant, étaient du voyage. Leur équipe était la première à utiliser un robot submersible autonome. Il s’agissait de recueillir des données sur la vitesse de fonte de la surface interne des plateformes glaciaires et des nappes de glace s’avançant dans la mer. Pour calculer le volume de glace fondue, les scientifiques mesurent l’épaisseur de la banquise, principalement à l’aide de données satellitaires, et supposent que le degré d’amincissement est équivalent au degré de fonte.
Récemment, les scientifiques ont compris que le phénomène de fonte n’affectait pas seulement la surface de la couche de glace recouvrant les terres, mais aussi le dessous des plateformes glaciaires qui étaient érodées par l’eau circulant sous la banquise et que cette fonte était rapide. Pour calculer l’énergie de fonte (volume de glace fondue et taux de fonte), ils ont observé les courants et chiffré la température de l’eau sous les plateformes de glace.
Utiliser des robots pour surveiller d’épaisses couches de glace n’est pas une mince affaire. Si les câbles accrochent à la glace, les drones sous-marins sont irrécupérables, ils doivent donc être télécommandés. Mais il est impossible de guider facilement de petits sous-marins à distance. Ils doivent donc naviguer en toute autonomie et être notamment capables d’analyser les sites subaquatiques. Or les conditions sont difficiles et la température de l’eau avoisine les -2° Celsius. Les submersibles risquent de geler dès qu’ils remontent à la surface et les composants électroniques tombent constamment en panne. Les scientifiques doivent régler chacun des problèmes techniques qui se font jour, mais l’équipe est tout de même parvenue à récupérer des données sur la température de l’eau et sur le relief de la couche inférieure de la banquise.
Des vortexs géants qui font fondre les glaces
Si la 65e expédition continue d’analyser les mécanismes de fonte des glaces en Antarctique oriental, les chercheurs veulent également effectuer des relevés sur le Totten (l’un des plus grands glaciers de l’Antarctique oriental). En effet, des données satellitaires ont montré qu’il fondait plus rapidement que tous les autres glaciers en Antarctique de l’Est. Or si l’ensemble du Totten disparaissait, le niveau total des mers s’élèverait de 3 à 4 mètres.
Sur la base des données d’une étude océanique réalisée près du glacier Totten en 2017-21 par une équipe japonaise, américaine et australienne, Mizobata Kôhei, professeur associé de l’Université des sciences et technologies marines de Tokyo et son équipe ont réussi à identifier plusieurs vortex géants tournant dans le sens des aiguilles d’une montre au large de la côte. Ils ont compris que ces tourbillons propulsaient des eaux chaudes en direction du glacier. Plus ou moins stationnaires et en ascension verticale, ces vortexs font de 150 à 200 kilomètres de diamètre. Des recherches supplémentaires portant sur le relief du fond marin sont nécessaires pour mieux comprendre la genèse du processus. Reste à savoir si un phénomène similaire existe dans les mers autour de l’Antarctique. Plus on découvrira de tourbillons, plus il sera facile d’estimer la vitesse de fonte des glaces sous-marines. La température des eaux chaudes projetées par les vortexs n’étant pas constante, il faudrait pouvoir collecter des données sur au moins dix ans.
Élucider le mécanisme de fonte des calottes glaciaires et déterminer avec précision le rythme de la fonte, devrait permettre de chiffrer plus précisément l’élévation du niveau de la mer et mieux anticiper les changements climatiques à venir.
Les changements climatiques de demain au prisme des glaces anciennes
L’équipe de recherche japonaise souhaite non seulement comprendre les mécanismes de la fonte des glaces en Antarctique oriental, mais aussi collecter les plus anciennes carottes de glace du monde. Ces carottes sont prélevées dans des couches de glace qui se forment petit à petit, au fil des ans et des chutes de neige. Elles sont comme des capsules temporelles car elles ont emprisonné de l’air sur des centaines de milliers d’années. Grâce à elles on peut lire, époque après époque, le climat, les variations de températures et la composition de l’atmosphère.
En 2006, des chercheurs japonais ont extrait d’une carotte faisant 3 km de long une glace vieille de 720 000 ans, qu’ils ont analysé. Leur prochain objectif est d’échantillonner de la glace ayant un million d’années. Ce fragment sera prélevé sur un site proche de la base Dome Fuji : six ans auront été nécessaires pour choisir où l’extraire. Pourquoi ce nom de Dome Fuji ? Parce que la couche de glace sous la base antarctique fait justement 3 700 mètres, ce qui correspond à peu près à la hauteur de la plus haute montagne du Japon. Les chercheurs pensent pouvoir prélever des carottes de glace de 2 700 mètres de long, ce qui leur donnerait accès à de la glace ayant un million d’années d’âge.
Comprendre quel était le climat de la Terre il y a un million d’années, permettra aux chercheurs d’estimer l’étendue des zones recouvertes de glace pendant les périodes glaciaires et ainsi de déterminer l’élévation du niveau des mers pendant les périodes interglaciaires. Ces résultats seront des indicateurs précieux pour anticiper l’ampleur des futurs changements climatiques. De -1,6 à -1,2 million d’années, les périodes glaciaires et interglaciaires ont alterné sur un cycle de 40 000 ans, actuellement le phénomène s’est allongé et depuis l’alternance se produit plutôt tous les 100 000 ans. L’échantillonnage de carottes de glace vieilles d’un million d’années devrait permettre aux scientifiques de comprendre pourquoi le cycle s’est ralenti. Si tout se passe bien, l’échantillon devrait être prélevé d’ici à 2028.
Les eaux de la base Shôwa abondent de créatures marines colorées
Pendant la 64e expédition de 2022-23, l’équipe de recherche dirigée par Ichikawa Kôtarô, professeur associé de l’Université de Kyoto, a étudié la vie marine dans les eaux de l’Antarctique. Les résultats sont encore en cours d’analyse, mais un drône submersible a pu être utilisé pour la première fois par l’équipe de télévision rattachée à la mission pour filmer les eaux près de la base Shôwa. Les images ont dévoilé un écosystème riche où s’ébattaient diverses créatures colorées. L’un des poissons capturés par l’équipe (une morue de roche émeraude originaire de l’Antarctique) avait notamment dans la bouche un grand nombre d’œufs. Ichikawa et son équipe s’intéressent à ce phénomène et pensent qu’il pourrait s’agir d’un mécanisme de survie, évoluant dans un environnement extrême et pauvre en nutriments, les poissons auraient évolué et auraient été poussés à consommer les œufs.
Ichikawa explique que ces organismes vivant dans ce milieu n’ont pas encore fait l’objet de recherches approfondies. Il a émis l’hypothèse que dans ce milieu marin où 99 % de la lumière du soleil ne passe pas et dont les hivers sont si rigoureux, les poissons survivent en entrant dans un état proche de l’hibernation.
Arrêter le réchauffement climatique
António Guterres, le secrétaire général des Nations unies, lors de sa visite Antarctique avant la COP 28 en novembre 2023, a mis le monde en garde contre le danger de la fonte des calottes glaciaires et a appelé les chefs d’État à lutter activement contre le réchauffement climatique. Pour lui, nous sommes entrés dans l’ère de « l’ébullition mondiale », pourtant les nations ne font toujours pas front commun, malgré les efforts du passé. Les dirigeants du monde entier s’étaient emparé de la question du trou dans la couche d’ozone découvert dans les années 1980 au-dessus de l’Antarctique par une équipe de recherche japonaise et une gouvernance mondiale avait permis de limiter la production et la consommation de chlorofluorocarbones. Cette prise de conscience continue de porter ses fruits, puisque le programme des Nations unies pour l’environnement a déclaré en janvier 2023 que la couche d’ozone serait complètement reconstituée dans les décennies à venir. Si la recherche sur le réchauffement climatique parvenait à son tour à faire taire les climato-sceptiques et faire consensus au sujet des mécanismes du réchauffement, je pense que l’humanité pourrait à nouveau unir ses forces et mettre en œuvre une solution. L’équipe japonaise qui poursuit avec acharnement ses travaux en Antarctique, contribue grandement à faire avancer la recherche malgré les conditions si hostiles et les températures pouvant descendre jusqu’à -80° C.
(La photo de titre ainsi que les illustrations de l’article [à l’exception des schémas], proviennent du reportage de l’émission de Fuji Television intitulée « Antarctique, la dernière frontière : Un monde mystérieux vu par les scientifiques de l’expédition » [Chikyû saigo no hikyô Nankyoku Tairiku : Kansokutai ga mita shinpiteki na sekai]. Toutes les photos ont été fournies avec l’aimable autorisation de Fuji Television, sauf mentions contraires.)