Les grandes figures historiques du Japon
Chikamatsu Monzaemon, un grand dramaturge bienveillant et implacable
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Attiser l’empathie
Trois siècles ont passé depuis la mort du grand dramaturge japonais. Chikamatsu Monzaemon (1653-1724) est connu pour ses livrets de kabuki et de théâtre de marionnettes aux attraits si nombreux. Je voudrais montrer ici en me référant à quelques-unes de ses pièces, combien l’univers de Chikamatsu est à la fois bienveillant et implacable.
Penchons-nous sur la pièce pour marionnettes intitulée « La Courtisane et l’encens » (Keisei hangonkô) qui a été jouée pour la première fois en 1708 et dont un acte habituellement désigné sous le titre de « Matahei le bègue » (Domo mata) est encore donné en kabuki et en théâtre de poupée (il a été traduit en anglais par Holly Blumner sous le titre Matahei the Stutterer).
Le protagoniste de cette scène répond au nom de Ukiyo Matahei. Ce peintre souffre tant de bégaiement que son maître a refusé de le reconnaître comme disciple et donc de lui conférer un nom d’artiste faisant référence à l’école d’art à laquelle il appartient pourtant. Le pauvre hère voit donc des peintres plus jeunes que lui grimper les échelons de la réussite sociale alors que lui végète malgré son talent. « Pourquoi donc suis-je né ainsi ? » se lamente-t-il en frappant le tatami du poing. Dans le chant jôruri qui accompagne la scène, on entend bien combien le narrateur attendri est pris d’affection pour son personnage.
L’auteur a pu s’attrister et se sentir proche de cet artiste mal aimé, mais dans les représentations récentes de la pièce jouée en kabuki, la scène est souvent tirée vers le rire grâce aux tirades parodiant le bégaiement. Chikamatsu avait plutôt l’idée de créer un drame invitant à l’empathie pour ce vulnérable Matahei, injustement relégué dans l’ombre.
« Ni mensonge ni vérité en amour »
On retrouve cette bienveillance et cette empathie envers les vulnérables dans d’autres de ses œuvres. Il décrit superbement les émotions amères des prostituées privées de leur leur liberté et comparées à l’époque à des oiseaux en cage. Dans Sanzesô, Chikamatsu décrit en ces termes la précaire situation d’une courtisane (extrait tiré de son célèbre Meido no hikyaku, traduit par Donald Keene sous le titre The Courier for Hell, « Le Courrier pour l’Enfer », 1711).
On dit que les courtisanes sont toujours dans le mensonge, mais c’est une erreur. Il faut ne pas comprendre les subtilités du cœur humain pour tenir de tels propos. Vérité et mensonge viennent du même endroit. Celui qui se sacrifie et fait preuve de la plus grande dévotion, s’il ne laisse rien savoir et garde ses distances, par exemple, une femme pourrait le désirer de toute son âme, cela ne servirait de rien, elle resterait impuissante. Si un protecteur se présente et rachète le contrat d’une courtisane, toute déclaration ou promesse antérieure ne pourrait qu’être trahie ou se faire mensonge. Ou si une courtisane fait une rencontre dans le cadre de son travail, la liaison n’est pas choisie, pourtant ce mensonge d’amour peut se muer ensuite en réelle passion. Ou lors d’un mariage de raison, les époux peuvent finir par réellement s’aimer, les mensonges initiaux se transforment en vérité. Il n’y a ni vérité ni mensonge en amour, seule compte la réalité de la relation.
Pour la courtisane qui tient ces propos dans la pièce, il est important de comprendre que la société considère les prostituées comme des menteuses dupant les hommes, alors que du fait de leur situation elles n’ont pas de libre arbitre. Il n’y a ni mensonge ni vérité en amour. Chikamatsu avait un don, il savait deviner et dépeindre avec minutie les mouvements de l’âme de ceux qui se retrouvaient dans des situations inextricables. Ceux qui apprécient ses œuvres, en lecture ou au théâtre, reconnaissent immédiatement combien les narrateurs et donc le dramaturge qui les fait parler, étaient en empathie avec ce type de personnage. Cette empathie est l’une des grandes forces qui traverse son œuvre.
En pâture aux tortues serpentines
Mais il y a aussi de l’intransigeance chez Chikamatsu, notamment pour les personnages ayant commis un crime, ce trait se retrouve dans plusieurs de ses œuvres ultérieures.
Jouée pour la première fois en 1721, la pièce Tsu-no-kuni myôto ike (traduite par C. Andrew Gerstle sous le titre Lovers Pond in Settsu Province, « Le Lac des Époux du pays de Tsu »), raconte l’histoire d’un homme qui tue son ami et dissimule son forfait avant d’en épouser la veuve.
Reizei Bunjibei est samouraï, il est tombé amoureux de la fille du seigneur de Suô (dans l’actuelle préfecture de Yamaguchi) dont il est originaire. Quand il demande à Komagata Ichigaku de lui servir d’intermédiaire, son ami, déjà marié, lui répond : « Si je n’avais pas de femme, je l’épouserais moi-même. » Plus tard, la femme d’Ichigaku meurt en couches et il épouse la jeune femme avant même que la période de deuil ne soit finie.
Incapable de contenir sa rage, Bunjibei tue Ichigaku en secret, puis épouse la jeune femme et prend son enfant dans sa famille. Vingt-deux ans plus tard, alors qu’il vit en rônin (samouraï sans maître) dans la province de Tsu (qui fait aujourd’hui partie des préfectures de Hyôgo et d’Osaka) après avoir quitté son ancien clan, il confesse enfin son crime et exhorte son épouse à le tuer pour venger son ancien mari. Mais ne pouvant se resoudre au meurtre et rongée de desespoir d’avoir vécu de si longues années dans cette relation, elle choisit de se noyer dans un lac. À sa suite, Bunjibei se suicidera par noyade dans le même lac.
Ce résumé donne une vision générale du synopsis et ne fait pas état de tous les détails de l’intrigue ni de ce qu’il advient après la confession de Bunjibei. Mais il explicite déjà le titre de la pièce. Dans le « Lac des Époux », contrairement à la légende du lac éponyme, Chikamatsu ne glorifie aucunement la noyade des personnages.
Au contraire. « Je pensais vivre en femme vertueuse, en réalité j’étais une bête », se lamente l’épouse, avant de se planter une dague dans la gorge et d’entrer dans les eaux du lac. Bunjibei qui a si longtemps couvé son sentiment de culpabilité et repoussé l’heure de la confession dit avant d’entrer à son tour dans les eaux boueuses : « Ce corps bestial a tué un homme et pris sa femme. Ne me brûlez pas, ne m’enterrez pas. Donnez-moi en pâture aux tortues serpentines ». Pour tenter de l’empêcher de se donner la mort, son fils s’agrippe à lui. Mais pour se dégager, Bunjibei se coupe le bras et met fin à ses jours. Une mort aussi misérable montre combien Chikamatsu était implacable à l’égard des criminels. Rien ne saurait venir embellir cette tragédie.
Châtiment céleste
L’intransigeance de Chikamatsu se lit également dans ses œuvres sur les doubles suicides (shinjû). La pièce Shinjū ten no Amijima (traduit par Donald Keene sous le titre The Love Suicides at Amijima, « Suicide d’amour à Amijima »), créé en 1720, est considérée comme son plus grand chef-d’œuvre. Le protagoniste s’appelle Kamiya Jihei, il est marchand de papier, marié et père de famille, mais néglige ses affaires au profit d’une liaison avec une courtisane nommée Koharu. Après avoir fait souffrir sa femme Osan et son frère Magoemon, il finit par se donner la mort avec son amante.
Le suicide de ce couple immoral est très différent de la belle scène du Sonezaki shinjû (autre pièce de Chikamatu traduite par Donald Keene sous le titre The Love Suicides at Sonezaki), qui a pu incarner un idéal de l’amour. Ici, Jihei et Koharu choisissent délibérément de se suicider dans des lieux différents par respect pour Osan. Jihei poignarde d’abord sa maîtresse sur une berge située près du temple Daichô à Amijima (dans l’actuelle Osaka) avant de se pendre avec sa ceinture dans une écluse voisine.
Leur mort n’est pas esthétisée. Jihei tente de trancher la gorge de Koharu, mais sa lame ne porte pas et elle souffre jusqu’à ce que son amant paniqué réussisse finalement à la tuer d’un second coup. Jihei se pend ensuite à la vanne de l’écluse, mais son agonie est longue et le narrateur le compare à une gourde se balançant au vent, comme pour dissiper toute empathie. Le titre de la pièce fait référence à un proverbe qui compare le ciel à un filet de pêche, la nasse peut sembler grossière mais elle ne laisse passer aucun criminel ; toute mauvaise action sera punie. Chikamatsu dépeint ce châtiment céleste de manière réaliste et sans ménagement. Ce côté implacable est l’un des attraits du dramaturge.
Malgré son intransigeance, on sent poindre une certaine tendresse chez le dramaturge. Dans les deux pièces déjà mentionnées, les protagonistes souffrent certes et meurent punis de leurs forfaits, mais Chikamatsu ne s’en tient pas là.
À la fin du « Lac des Époux du pays de Tsu », le narrateur explique que cette histoire est réellement à l’origine du nom du lac appelé Myôto en japonais. Il explique que l’eau de ce lac est dite yorube no mizu, car on l’offre aux divinités pour qu’elles s’y déposent. Alors que jadis le lac n’était que boue et eaux troubles, le dramaturge sous-entend que les esprits des époux suicidés ont purifié l’eau au point qu’elle puisse être utilisée dans un rituel. Ces mots de conclusion laissent donc entendre que le couple a atteint le salut.
À la fin du « Suicide d’amour à Amijima », on retrouve le même esprit et la même parabole du filet de pêche pour dire que Bouddha a promis de sauver tous les êtres vivants. Certes Koharu et Jihei subissent le châtiment céleste, mais ils sont pris dans le filet de Bouddha et pourront atteindre l’illumination. Au vu de ces éléments, on comprend que Chikamatsu éprouve malgré tout beaucoup de tendresse et de bienveillance pour ses personnages.
La pièce intitulée Heike nyogo no shima (traduit par Donald Keene sous le titre The Heike and the Island of Women, « Les Heike sur l’île des femmes ») est également connu sous le nom de Shunkan, du nom du protagoniste exilé sur une île reculée. Dans la scène où Shunkan exprime ses regrets, il est décrit comme ayant le cœur d’un bonbu ; ce terme bouddhique désigne une personne vivant dans un monde d’illusions et n’ayant pas atteint l’illumination.
Chikamatsu devait sûrement penser que ni Shunkan, ni Bunjibei ni Jihei, n’avaient atteint l’illumination. Mais le terme bonbu est habituellement utilisé pour parler du commun des mortels. À l’instar de Bunjibei et Jihei, nous sommes tous susceptibles de commettre des erreurs et des faux-pas. Quand le lecteur ou le spectateur découvre ces pièces de Chikamatsu si pleines d’empathie pour divers types de personnages, il ne reste pas avec un arrière-goût amer.
Trois siècles après la mort de leur auteur, les pièces de Chikamatsu continuent de me ravir. Leur richesse se prête à l’analyse, cet article tentait d’en investir à nouveau le potentiel.
(Photo de titre : portrait de Chikamatsu Monzaemon. Avec l’aimable autorisation du Tsubo’uchi Memorial Theater Museum, Université Waseda)