L’âge du boogie-woogie au Japon : comment la reine Kasagi Shizuko a transformé le monde du spectacle

Culture Musique

Un grand expert de l’histoire de la musique populaire met en lumière la réussite de Kasagi Shizuko, la « Reine du boogie-woogie » de l’après-guerre, et de son collaborateur attitré Hattori Ryôichi, qui ont imprégné un langage musical américain d’une sensibilité japonaise enracinée dans la culture d’Osaka.

Wajima Yûsuke WAJIMA Yūsuke

Professeur de musicologie et d’études théâtrales à l’Université d’Osaka, spécialiste de la musique populaire, de l’histoire de la culture populaire, et de la musique afro-brésilienne. Titulaire d’un doctorat de littérature de l’Université de Tokyo.

Un duo axé sur la scène

Après 1928, quand Columbia et Victor Records ont ouvert leurs filiales japonaises, l’industrie de l’enregistrement s’est imposée comme la force motrice à l’arrière-plan de la musique populaire. Les marques de disques ont rivalisé pour conclure des contrats exclusifs avec les chanteurs, paroliers et musiciens prometteurs, dont la créativité était souvent assujettie à la nécessité de faire et de vendre des disques.

Mais Kasagi et Hattori n’ont jamais été en premier lieu des artistes voués à l’enregistrement. Leurs chansons visaient dès le départ des prestations sur scène où à l’écran. Ce n’est que par la suite qu’ils ont été enregistrés sur disques vinyles.

« Les marques de disques avaient une sorte de chaîne de production destinée à sortir des ryûkôka [chansons à succès] », dit Wajima. « Elles avaient l’habitude de commencer avec des paroles conformes à un modèle syllabique standard, auxquelles elles ajoutaient ensuite la mélodie. Hattori, quant à lui, écrivait et arrangeait de bout en bout la plupart de ses chansons, en commençant par la mélodie, dans un style visant à mettre en valeur la personne et la voix uniques de Kasagi. C’était révolutionnaire à l’époque. »

Particulièrement illustratif de cette période est « Rappa to musume » (la jeune fille et le clairon), enregistré en 1939. Avec ses échanges pleins de vie entre le chant scat de Kasagi (une innovation au Japon) et l’accompagnement à la trompette, ce disque apporte une illustration magistrale de la façon dont l’écriture et les arrangements de Hattori mettaient en lumière les qualités artistiques uniques de Kasagi, forgées dans le milieu de la revue.

Le déclenchement de la guerre avec les États-Unis en 1941 a mis un terme provisoire à ce partenariat créatif. Le jazz a été dans une large mesure banni en tant que « musique de l’ennemi », et Kasagi elle-même est tombée sous la surveillance de la police. Mais la musique pop offrait d’autres opportunités — en jouant, par exemple, pour les soldats ou les travailleurs en usine — et Kasagi les a utilisées au mieux pendant les années de guerre.

La Reine du boogie-woogie

Après la guerre, Kasagi et Hattori ont à nouveau fait équipe, sous les acclamations de leurs admirateurs. La reconnaissance que leur a value « Tokyo Boogie Woogie » (1947) a été suivie par un enchaînement de succès, dont « Jungle Boogie », mentionné plus haut. Couronnée Reine du boogie-woogie, Kasagi s’est imposée comme une sorte d’icône de l’après-guerre.

Mais qu’était exactement le boogie-woogie, et en quoi différait-il du swing d’avant la guerre ?

« Le monde de Kasagi Shizuko : Tokyo Boogie Woogie », un recueil de deux CD de chansons enregistrées par Kasagi, récemment publié par Nippon Columbia.
« Le monde de Kasagi Shizuko : Tokyo Boogie Woogie », un recueil de deux CD de chansons enregistrées par Kasagi, récemment publié par Nippon Columbia.

« Swing est un terme général employé pour désigner le style de jazz de l’époque du grand orchestre », explique Wajima. « L’expression boogie-woogie fait référence à un style plus spécifique, caractérisé par une ligne de basse constante et répétitive et un rytme accéléré, entraînant, qui donne envie de danser. Mais le fait est que la manière de chanter de Kasagi n’a guère changé après la guerre. La grande différence résidait dans l’accueil enthousiaste que lui a fait le public. »

Peut-être cet accueil était-il en partie dû à l’attrait qu’exerçait la culture américaine sous l’Occupation, reconnaît Wajima. « Mais je pense qu’il y avait aussi le sentiment de libération que le chant et la danse énergiques de Kasagi inspiraient aux gens. L’affirmation de son propre corps et le sentiment qu’il est normal d’exprimer ouvertement toutes les sensations naturelles qui bouillonnent à l’intérieur sont des choses qu’on peut appréhender pleinement en écoutant ses enregistrements. »

Kasagi Shizuko sur des photos publicitaires destinées à sa comédie musicale Jungle no joô (Reine de la jungle), jouée en 1948 au Nippon Theater. (Avec l'aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko)
Kasagi Shizuko sur des photos publicitaires destinées à sa comédie musicale Jungle no joô (Reine de la jungle), jouée en 1948 au Nippon Theater. (Avec l’aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko)

La fusion entre le rakugo d’Osaka et le jazz occidental

Wajima estimait que le plus grand chef-d'œuvre de l’équipe était leur dernier tube, « Kaimono bugi » (Boogie des courses), sorti en 1950. Cette chanson, inspirée d’une histoire drôle de rakugo de la tradition kamigata propre à Kyoto et Osaka, raconte, dans le dialecte d’Osaka, l’expérience d’une femme perturbée courant d’un magasin à l’autre en pleine confusion, dans une quête infructueuse des articles inscrits sur l’interminable liste d’achats qu’on lui a donnée. Chaque couplet se termine par le refrain « Wate honma ni you iwan wa ! » (Je ne peux même pas vous dire !). L’arrangement musical fait un usage efficace de la technique question-réponse, notamment quand Kasagi tente à plusieurs reprises d’attirer l’attention d’un commerçant (« Ossan, ossan ! »), avant de conclure d’un air exaspéré par un « aaa... shindo » (Oh, je suis crevée).

Kasagi Shizuko montre un autre aspect d'elle-même dans une mise en scène du « Boogie des courses ».  (Avec l'aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko)
Kasagi Shizuko montre un autre aspect d’elle-même dans une mise en scène du « Boogie des courses ». (Avec l’aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko)

« C’est un mode d’expression unique en son genre et un superbe exemple de “rythme ongyoku” », commente Wajima. « Il met en valeur la personnalité de l’artiste et son interaction avec le public, d’une façon très similaire à celle du rakugo, du naniwa-bushi ou de la comédie manzai, tout en faisant appel à un style de musique populaire provenant du jazz américain. »

Kasagi et Hattori sont la source d’inspiration de Boogie Woogie, la dernière série dramatique du matin (asadora) de la chaîne NHK. Wajima espère que, de concert avec son livre, la série va susciter un regain d’intérêt pour ce duo très spécial et sa contribution à l’essor de la musique populaire au Japon.

Quelques liens YouTube

(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre avec l’aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko.)

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