L’âge du boogie-woogie au Japon : comment la reine Kasagi Shizuko a transformé le monde du spectacle

Culture Musique

Un grand expert de l’histoire de la musique populaire met en lumière la réussite de Kasagi Shizuko, la « Reine du boogie-woogie » de l’après-guerre, et de son collaborateur attitré Hattori Ryôichi, qui ont imprégné un langage musical américain d’une sensibilité japonaise enracinée dans la culture d’Osaka.

Wajima Yûsuke WAJIMA Yūsuke

Professeur de musicologie et d’études théâtrales à l’Université d’Osaka, spécialiste de la musique populaire, de l’histoire de la culture populaire, et de la musique afro-brésilienne. Titulaire d’un doctorat de littérature de l’Université de Tokyo.

Dans une inoubliable scène de bar figurant à peu près au milieu de L’Ange ivre, produit par Kurosawa Akira en 1948, une femme portant des vêtements exotiques occupe la scène en chantant et en dansant avec un abandon sans restreinte et hurle « U-wa-o, wa-o, wa-o, je suis une panthère ! » Kasagi, avec sa coiffure en plumes qui se balance au-dessus de sa frêle silhouette, irradie un genre d’énergie primale tandis qu’elle chante « Jungle Boogie » (Dont Kurosawa lui-même a écrit les paroles), pendant que le yakuza sur la mauvaise pente joué par le jeune Mifune Toshirô danse un jitterbug endiablé. Outre qu’il a lancé Mifune — doté d’un magnétisme animal unique en son genre — sur le chemin de la célébrité, le film a capturé et préservé la présence en scène électrifiante de Kasagi Shizuko à l’apogée de sa gloire en tant que « Reine du boogie-woogie » au Japon, dansant sur la musique de Hattori Ryôichi.

 Kasagi Shizuko chante « Jungle Boogie » dans L'Ange ivre, le film tourné par Kurosawa Akira en 1948. (Avec l'aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko)
Kasagi Shizuko chante « Jungle Boogie » dans L’Ange ivre, le film tourné par Kurosawa Akira en 1948. (Avec l’aimable autorisation des Archives photos de Kasagi Shizuko)

« Cette œuvre de Kurosawa nous permet aujourd’hui, des décennies plus tard, d’appréhender pleinement l’impact immédiat de « Jungle Boogie », dit le musicologue Wajima Yûsuke. « C’est un film important du point de vue de l’histoire de la culture, notamment parce qu’il nous offre une rare opportunité de vraiment voir Kasagi chanter et danser. »

Une remise en cause de la version courante de l’Histoire

 « Le boogie-woogie de Shôwa », l'ouvrage de Wajima Yûsuke
Wajima Yūsuke’s Shōwa bugi ugi (Shōwa Boogie Woogie.)

Dans son livre récent « Le Boogie Woogie de Shôwa » (Shôwa bugi ugi), Wajima met en lumière l’équipe formée par la chanteuse Kasagi Shizuko et le compositeur Hattori Ryôichi en tant qu’incarnation de ce qu’il appelle le « rythme ongyoku », un art populaire qui associe nouveauté importée et sensibilité indigène, et intègre la chanson, la danse, la musique et le rire. L’origine de cette forme d’expression remontait aux années d’avant-guerre, et non pas, comme on le pensait en général, à l’Occupation. Le récit de Wajima remet en question la sagesse conventionnelle en ce qui concerne l’évolution de la musique populaire dans le Japon du XXe siècle, en soulignant la continuité entre les courants d’avant et d’après le conflit ainsi que l’influence de la culture d’Osaka.

« Si l’on se fie à la version courante de l’histoire, dit-il, la musique populaire japonaise a été profondément transformée après la défaite subie par le Japon en 1945, sous l’occupation américaine. Je conteste cette façon de voir, qui, à mon avis, surévalue le caractère central de la musique occidentale et néglige le rôle des prestations en direct. Mon approche remet également en question celle, centrée sur Tokyo, qui exerce son emprise sur les histoires de la culture japonaise moderne. »

Des racines dans la culture d’Osaka

C’est certes à Tokyo que Hattori et Kasagi ont fait équipe et atteint l’apogée de leur réussite, mais c’est à Osaka qu’ils se sont formés en tant qu’artistes. Selon Wajima, chacun des centres urbains du Japon a développé sa propre culture populaire, et Osaka disposait de traditions anciennes qui faisaient sa fierté. Cette ville, qui est l’une des deux plus grandes concentrations urbaines du pays et le foyer industriel et commercial de la nation, a élaboré dans le premier quart du XXe siècle de nouveaux genres et styles de spectacles populaires, au nombre desquels figurait notamment la « revue », une somptueuse prestation en scène centrée sur le chant et la danse.

L’engouement pour la revue avait pour fer de lance la compagnie Takarazuka, fondée en 1914 et exclusivement composée de femmes. Basée dans la préfecture voisine de Hyôgo, Takarazuka enchantait son public avec de somptueuses productions musico-théâtrales d’inspiration européenne.

« C’est la Takarazuka qui a lancé la revue sur le chemin de la popularité, mais le genre s’est par la suite transformé en une nouvelle forme d’art du spectacle qui associait des styles japonais et occidentaux, et incorporait en toute liberté des éléments provenant de traditions originaires d’Osaka telles que le kabuki, les spectacles de geishas et les vaudevilles yose joués dans les théâtres du quartier de plaisirs de Dôtonbori, débordant de vie », explique Wajima.

À Osaka, où les riches marchands détenaient davantage de pouvoir dans le domaine culturel que les intellectuels et les fonctionnaires, la drôlerie et la nouveauté étaient des facteurs plus déterminants que la pureté et la conformité à un modèle spécifique. Wajima souligne que la scène musicale tokyoïte était sous l’influence de l’intelligentsia de la capitale, qui considérait que la seule tradition légitime était celle de l’Europe et « avait tendance à juger la musique à l’aune de sa conformité aux normes occidentales. La scène musicale d’Osaka, qui se préoccupait moins d'“orthodoxie”, était plus ouverte à l’incorporation d’éléments novateurs ou exotiques et à l’idée de les intégrer dans la culture intellectuelle et les traditions locales, le tout à seule fin de mieux satisfaire le public ».

Telle était l’ambiance culturelle au sein de laquelle Kasagi et Hattori ont grandi et sont devenus des artistes. Tous deux étaient issus de modestes foyers de la classe moyenne d’Osaka, et ils ont développé leurs talents artistiques via leurs propres efforts et leur expérience du jeu plutôt que par le biais d’une formation poussée et systématique à la musique occidentale. N’étant pas entravés par les normes artistiques de telle ou telle tradition, ils ont placé tout en haut de la liste de leurs priorités le plaisir que procurait la musique qu’ils jouaient en direct. C’est là qu’il faut chercher la clef de leur succès.

Suite > Les débuts de Kasagi Shizuko dans la chanson

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