Les créatures « oni » : préjugés et discriminations dans le folklore japonais
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Au Japon, les oni sont généralement représentés sous les traits de féroces créatures rouges ou bleues, avec deux cornes et des yeux globuleux, brandissant souvent des objets tels que des massues en métal, comme on peut le voir, par exemple, dans les illustrations de Momotarô, un classique des contes pour enfants au Japon. En français, le mot est parfois traduit par « démon » ou « ogre ».
Toutefois, au fil des siècles, la signification du terme japonais a évolué. Si de nombreux chercheurs nippons ont étudié les oni en prenant pour support des documents anciens et médiévaux, se plaçant ainsi d’un point de vue de la littérature ou des études folkloriques, l’universitaire Koyama Satoko, elle, a choisi de définir les oni et leur contexte social d’un point de vue historique. Elle est la première à le faire.
« Depuis des temps immémoriaux, les oni ont toujours influencé le cœur et l’esprit des Japonais. Et c’est encore le cas aujourd’hui » explique-t-elle. « Comment ces créatures sont-elles perçues ? Et comment les Japonais ont-ils vu leur pensées influencées par ces créatures fictives ? On ne retrace pas la lignée des oni, si l’on ne s’immisce pas dans la psyché du peuple japonais. »
Apparitions des oni dans l’histoire du pays
En Chine, il y a plus de 2 000 ans, on croyait qu’après la mort, les êtres humains se transformaient en gui (écrit avec le caractère 鬼, utilisé plus tard pour oni en japonais), ou en créatures spirituelles, qui vivaient dans le monde souterrain. Les gui étaient considérés comme appartenant au monde des religions populaires, telles que le confucianisme et le taoïsme. Ils ont également été influencés par le bouddhisme, religion qui s’est largement répandue en Chine. La frontière entre les gui et les shen (神, divinités) était floue ; certains gui pouvaient faire l’objet d’un culte, tandis que d’autres pouvaient être contrôlés par le pouvoir de la magie. Les gui étaient également considérés comme porteurs de maladies.
Le concept se répandit au Japon dès le VIIe siècle. Les nombreuses transformations dont il fit l’objet lui permirent d’être mieux accepté.
« Dès le départ, les oni ont eu au Japon une image multifacette. À l’époque de Heian (794-1185), les mononoke, qui désignent des esprits de personnes inconnues, étaient parfois appelés oni. Toutefois, l’idée chinoise d’utiliser le mot oni pour désigner tous les esprits des morts ne fit pas l’unanimité. En Chine, les gui pouvaient être bons ou mauvais, mais le terme oni n’était utilisé au Japon que pour désigner des êtres maléfiques. Le bouddhisme ésotérique, qui avait intégré le concept d’oni divinisés, exercera également une forte influence. »
Les anciennes histoires du Japon, compilées sur ordre de l’empereur, comprennent des passages décrivant les activités auxquelles s’adonnaient les oni. Le Nihon shoki, dont l’écriture a été achevée en 720, relate comment, en 544, des personnes appelées les Mishihase, originaires du nord du Japon (selon certains chercheurs, il s’agissait d’Aïnous ou de Toungouses), ont débarqué sur l’île de Sado. Les habitants du lieu craignaient de s’en approcher, croyant qu’ils étaient des oni, et comme ils hésitaient, certains d’entre eux se sont fait enlever.
Dans le Shoku nihongi (797) est décrit un jujutsu-shi, ou sorcier, sur le mont Yamato Katsuragi en 699. Il aurait eu le pouvoir de contrôler un oni semblable à un dieu et de lui faire puiser de l’eau et ramasser du bois pour faire du feu. En cas de désobéissance de l’oni, il lui jetait un sort, l’empêchant de se déplacer. Plus tard, le Nihon sandai jitsuroku (901) citera l’histoire d’une femme dévorée par un oni en 887 à Heian-kyô (aujourd’hui Kyoto). On apprend également dans cet ouvrage que 36 autres incidents de ce type ont été rapportés au cours du même mois.
À l’époque de Heian, selon la cosmologie ésotérique traditionnelle de l’onmyôdô, beaucoup croyaient que certaines nuits étaient propices à des attaques de hordes d’oni. De nombreux aristocrates hésitaient même à sortir de chez eux ces soirs-là. Selon le texte historique bouddhique du XIIe siècle Fusô ryakuki, une empreinte d’oni aurait été découverte à la cour impériale en 929. Elle aurait été décrite comme étant de grande taille et portant deux ou trois sabots ; à l’époque, on pensait que les oni n’avaient que deux ou trois orteils à chaque pied.
« Comme mentionné dans le Nihon shoki, il est à noter que les oni étaient perçus comme des créatures venues d’ailleurs » explique Koyama Satoko. « Et même si ce n’étaient tout au plus que des rumeurs, les histoires d’apparitions des oni étaient rapportées à la cour et considérées comme suffisamment terribles pour devoir être décrites dans les moindres détails dans les histoires officielles. »
Des cornes sur la tête
Dans Izumo fudoki, un recueil de rapports locaux compilés en 733 dans l’actuelle préfecture de Shimane, on peut lire qu’un oni borgne avait dévoré un fermier alors qu’il labourait une rizière. Le texte de géographie chinois Shanhaijing (« Livre des monts et des mers ») décrit le pays des oni avec ses habitants borgnes aux cheveux ébouriffés. Ce texte, compilé à l’origine du entre le IVe et le IIIe siècle avant J-C, est peut-être arrivé au Japon avant l’époque de Heian et a influencé le récit d’Izumo.
Koyama Satoko explique qu’au moins à partir du XIIe siècle, lorsque le recueil de contes bouddhiques Konjaku monogatari a été achevé, les oni étaient imaginés comme des créatures portant des cornes sur la tête. Par ailleurs, les illustrations du Jigoku zôshi (« Rouleaux des enfers ») ouvrage datant de la fin du même siècle, montrent plusieurs sortes d’oni, certains rouges, certains bleus et d’autres avec des têtes de cheval ou de bœuf. Leurs couleurs, la rage qui se lit sur leur visage et le pagne fundoshi qu’ils portaient trouvent leurs origines dans le bouddhisme ésotérique notamment chez les gaki (fantômes affamés) ou encore chez les divinités gardiennes yaksha.
« Cependant, tous les oni sur les illustrations n’avaient pas des cornes, et ce de tout temps. Autre chose à noter : les oni des époques anciennes ou médiévales attaquaient les humains. Ils utilisaient des marteaux. Il faudra attendre l’époque d’Edo (1603–1868) pour les voir représentés avec des gourdins en métal.
Onigashima : l’île des oni
Une cérémonie chinoise dont l’objectif était de chasser les oni considérés comme vecteurs de maladies apparaît dans un rituel similaire dans la cité de Heian-kyô, cette fois-ci pour les chasser du Japon. Cette cérémonie n’est pas sans rapport avec la fête du Setsubun encore célébrée aujourd’hui. Un document du IXe siècle mentionne un discours prononcé par un pratiquant d’onmyôdô lors de la cérémonie. Les oni avaient alors reçu l’ordre de traverser les frontières géographiques du Japon de l’époque, correspondant aujourd’hui à l’île de Sado à l’ouest, Shikoku au sud, Tôhoku au nord et les îles Gotô de la préfecture de Nagasaki à l’ouest.
En 1172, l’aristocrate Fujiwara no Kanezane mentionne dans son journal des créatures ressemblant à des oni arrivant par bateau à Izu. L’incapacité de communiquer a mené à la confrontation et à des blessures considérables parmi les habitants de l’île avant le départ des oni. L’incident aurait été rapporté par un gouverneur à la cour impériale. Fujiwara no Kanezane lui-même pensait que les oni étaient en fait un groupe d’étrangers. La façon dont les Japonais voyaient les étrangers, comme des oni avec une langue et une apparence différentes montre à quel point ils les craignaient.
Du Moyen Âge au début de l’époque moderne, une terre appelée Rasetsukoku était représentée sur les cartes japonaises. Ce nom tire son étymologie du mot raksasa, qui signifie « oni » en sanskrit. Cette terre était en fait l’île des oni, aujourd’hui communément connue sous le nom d’Onigashima. Hôgen monogatari (« Le Dit de Hôgen », 1219-1222), qui énumère les exploits du guerrier Minamoto no Tametomo, est l’un des modèles des diverses légendes relatives à la conquête des oni, qui ont eu lieu de la fin de l’époque médiévale au début de l’époque moderne. Accostant sur une île inconnue, le guerrier contraint à la soumission le peuple des ôwarawa, descendant des oni. Hautes de plus de trois mètres, ces créatures portent des épées sous le bras droit et arborent une longue chevelure qui ondule au vent.
Jusqu’à la période médiévale, les hommes qui ne portaient pas de chapeau ou n’attachaient pas leurs cheveux étaient appelés ôwarawa ou dôji, mots signifiant « enfant », et ce même s’ils étaient adultes. Et même s’ils faisaient l’objet de préjugés en raison de leur rang inférieur, ils étaient également craints pour leurs pouvoirs occultes. Citons notamment Ushikaiwarawa, qui avait le pouvoir de manipuler des bœufs féroces, et Dôdôji, gardien de la clef d’une salle abritant d’importantes statues bouddhiques. Dans Le Dit du Hôgen tout comme dans le Shuten Dôji, les dôji sont dotés de pouvoirs surnaturels et sont associés aux oni.
Les oni victimes de préjugés
Dans certains documents, on peut lire que des humains donnaient parfois naissance à des oni. Nées avec un corps atypique, les progénitures sont appelées onigo (enfants oni). Ces enfants étaient considérés comme de mauvais présages, allant jusqu’à nécessiter une intervention de l’État. Ils étaient le plus souvent abandonnés.
« Par crainte de leur apparence, les parents pouvaient aisément prétexter que des enfants difficiles à élever étaient des oni, s’en débarrasser simplement par sens pratique de la justice. Prétendre que ces enfants pouvaient être la cause d’une crise non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour le pays était relativement courant » explique Koyama Satoko.
Les femmes étaient elles aussi de plus en plus associées à des oni à mesure qu’elles descendaient dans la hiérarchie des classes sociales. « Dès le départ, le bouddhisme a toujours été une religion misogyne. Cet aspect n’était pas prévalent à l’arrivée de la religion dans l’Archipel. Il faudra au contraire attendre jusqu’à la seconde moitié du IXe siècle. Les préjugés à l’égard des femmes s’imposèrent progressivement, parallèlement à la diffusion du système patriarcal » explique Koyama Satoko.
L’infériorité des femmes par rapport aux hommes était sans cesse rappelée ; elles étaient considérées comme incapables de pratiquer le bouddhisme, lascives, et extrêmement jalouses.
« Les femmes furent associées à des oni, avec le passage de la période Kamakura (1185-1333) à la période Muromachi (1333-1568) » explique Koyama Satoko. « Le drame nô, porté à son apogée par Zeami, regorge de rôles de femmes oni ayant perdu la raison par jalousie. Les femmes étaient en marge de la société, laquelle était centrée sur les hommes d’âge adulte. Toutefois, elles avaient une importance inégalée dans la mesure où chaque homme est né d’une femme. C’est pourquoi, il était nécessaire de les supprimer. Si elles étaient faibles, elles n’étaient pas considérés comme des oni. Et la peur envers les enfants handicapés et les étrangers signifiait qu’elles étaient également considérées comme des oni ».
Une image belliqueuse
Dans l’Antiquité et au début du Moyen Âge, les oni véhiculaient une image véritablement effrayante, mais à l’époque Muromachi, leur existence fut de plus en plus remise en question. Les habitants finirent par en parler comme d’autres êtres surnaturels tels que les yûrei et les yôkai. De nombreux rouleaux illustrés représentaient les oni, sous les traits joyeux de personnages du hyakki yagyô, une procession nocturne de « cent » oni ou yôkai. L’histoire la plus connue de batailles d’un oni à cette époque était centrée sur Shuten Dôji, sur la montagne dans la préfecture actuelle de Kyoto. Dans une autre version, la montagne est remplacée par le mont Ibuki et la préfecture de Kyoto par celle de Shiga. Connu pour sa consommation d’alcool hors du commun, dôji le jour, il se transformait en un redoutable oni cornu la nuit. L’histoire comporte des images de rouleaux illustrés, l’apparence plutôt hétérogène des oni qui figuraient dans ces rouleaux illustrés nourrissant l’impression d’une tendance à l’absurde.
L’époque d’Edo est également celle les « spectacles de monstres ». Une femme est par exemple décrite comme oni musume, avec une bosse en forme de corne sur la tête, particulièrement appréciée des spectateurs à l’époque.
À partir de l’ère Meiji (1868-1912), les oni sont associés à la guerre. Pendant la guerre russo-japonaise, des livres illustrés montraient Momotarô asservissant les oni russes, tandis que pendant la Seconde Guerre mondiale, les soldats américains et britanniques étaient eux-mêmes représentés sous la forme d’oni. Dans le premier long métrage d’animation japonais, Momotarô : Umi no shinpei (« Momotarô, le divin soldat de la mer »), sorti en avril 1945, les oni d’Onigashima sont simplement représentés comme des Occidentaux avec une corne.
Autre exemple ; Fuku-chan est un personnage d’une série de mangas publiée dans un journal, lui aussi engagé envers et contre tout dans la lutte contre les oni. Comme le souligne Koyama Satoko, « si les jeunes lecteurs voyaient le garçon espiègle Fuku-chan donner des coups de pied aux oni et que personne n’opposait la moindre résistance, les créatures (qui représentaient les ennemis occidentaux) devaient être vraiment redoutables », un moyen de fédérer la population autour d’une seule idée : « Unissons nos forces et battons-nous contre eux tous ensemble ».
Mémoire de l’histoire du Japon
Aujourd’hui, les oni sont considérés comme une sorte de yôkai, apparaissant dans les jeux et les histoires. On trouve des oni rouges et bleus, représentés sous des traits humoristiques dans la série Yo-kai Watch, tandis que les oni (démons) du manga / anime à succès Demon Slayer ont des apparences et des personnalités variées, et sont très différents de leurs homologues des contes populaires.
Apprécier les oni pour leurs caractéristiques intéressantes est une bonne chose, mais pour Koyama Satoko, il ne faut pas oublier la façon négative dont ils sont perçus. « Depuis des temps immémoriaux, les Japonais décrivent leurs cibles de préjugés et d’exclusion comme des oni, qui pour eux sont à l’origine de toutes les crises que le pays peut traverser. Appeler telle ou telle créature « oni » véhiculait une image fixe, équivalait à mettre des mots sur un état de fait, empêchant de penser que d’autres personnes ou d’autres situations pouvaient être plus complexes et avoir de multiples facettes. Dans le contexte actuel d’incertitude quant à la direction que prend le monde, je pense que nous devrions nous intéresser davantage aux oni et étudier leur histoire, et toujours nous demander si nos points de vue ne sont pas basés sur des préjugés.
(Reportage et texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo titre : illustration de l’asservissement d’un oni dans le livre Ôeyama ekotoba, « Histoire illustrée de Ôeyama ». Avec l’aimable autorisation du Musée des Beaux-Arts Itsuô.)