Les créatures « oni » : préjugés et discriminations dans le folklore japonais

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Les créatures surnaturelles oni apparaissent dans de nombreuses œuvres folkloriques de la culture nippone. Historiquement, cependant, elles étaient initialement associées à des personnes en marge de la société ou cibles de préjugés, notamment des femmes et des ennemis de guerre.

Koyama Satoko KOYAMA Satoko

Professeure de littérature à l’université Nishôgakusha. Née en 1976. Sa spécialité est l’histoire des religions du Japon. Elle a complété son doctorat en histoire et en anthropologie à l’université de Tsukuba en 2003. Ses travaux comprennent « Une histoire des derniers instants au Japon : Comment les gens ont fait face à la mort ? » (Ôjôgiwa no Nihonshi : Hito wa ika ni shi o mukaete kita no ka) et « L’histoire et la culture des fantômes » (Mononoke no Nihonshi : Shiryô, yûrei, yôkai no 1 000 nen).

Au Japon, les oni sont généralement représentés sous les traits de féroces créatures rouges ou bleues, avec deux cornes et des yeux globuleux, brandissant souvent des objets tels que des massues en métal, comme on peut le voir, par exemple, dans les illustrations de Momotarô, un classique des contes pour enfants au Japon. En français, le mot est parfois traduit par « démon » ou « ogre ».

Toutefois, au fil des siècles, la signification du terme japonais a évolué. Si de nombreux chercheurs nippons ont étudié les oni en prenant pour support des documents anciens et médiévaux, se plaçant ainsi d’un point de vue de la littérature ou des études folkloriques, l’universitaire Koyama Satoko, elle, a choisi de définir les oni et leur contexte social d’un point de vue historique. Elle est la première à le faire.

« Depuis des temps immémoriaux, les oni ont toujours influencé le cœur et l’esprit des Japonais. Et c’est encore le cas aujourd’hui » explique-t-elle. « Comment ces créatures sont-elles perçues ? Et comment les Japonais ont-ils vu leur pensées influencées par ces créatures fictives ? On ne retrace pas la lignée des oni, si l’on ne s’immisce pas dans la psyché du peuple japonais. »

Apparitions des oni dans l’histoire du pays

En Chine, il y a plus de 2 000 ans, on croyait qu’après la mort, les êtres humains se transformaient en gui (écrit avec le caractère 鬼, utilisé plus tard pour oni en japonais), ou en créatures spirituelles, qui vivaient dans le monde souterrain. Les gui étaient considérés comme appartenant au monde des religions populaires, telles que le confucianisme et le taoïsme. Ils ont également été influencés par le bouddhisme, religion qui s’est largement répandue en Chine. La frontière entre les gui et les shen (神, divinités) était floue ; certains gui pouvaient faire l’objet d’un culte, tandis que d’autres pouvaient être contrôlés par le pouvoir de la magie. Les gui étaient également considérés comme porteurs de maladies.

Le concept se répandit au Japon dès le VIIe siècle. Les nombreuses transformations dont il fit l’objet lui permirent d’être mieux accepté.

« Dès le départ, les oni ont eu au Japon une image multifacette. À l’époque de Heian (794-1185), les mononoke, qui désignent des esprits de personnes inconnues, étaient parfois appelés oni. Toutefois, l’idée chinoise d’utiliser le mot oni pour désigner tous les esprits des morts ne fit pas l’unanimité. En Chine, les gui pouvaient être bons ou mauvais, mais le terme oni n’était utilisé au Japon que pour désigner des êtres maléfiques. Le bouddhisme ésotérique, qui avait intégré le concept d’oni divinisés, exercera également une forte influence. »

Les anciennes histoires du Japon, compilées sur ordre de l’empereur, comprennent des passages décrivant les activités auxquelles s’adonnaient les oni. Le Nihon shoki, dont l’écriture a été achevée en 720, relate comment, en 544, des personnes appelées les Mishihase, originaires du nord du Japon (selon certains chercheurs, il s’agissait d’Aïnous ou de Toungouses), ont débarqué sur l’île de Sado. Les habitants du lieu craignaient de s’en approcher, croyant qu’ils étaient des oni, et comme ils hésitaient, certains d’entre eux se sont fait enlever.

Dans le Shoku nihongi (797) est décrit un jujutsu-shi, ou sorcier, sur le mont Yamato Katsuragi en 699. Il aurait eu le pouvoir de contrôler un oni semblable à un dieu et de lui faire puiser de l’eau et ramasser du bois pour faire du feu. En cas de désobéissance de l’oni, il lui jetait un sort, l’empêchant de se déplacer. Plus tard, le Nihon sandai jitsuroku (901) citera l’histoire d’une femme dévorée par un oni en 887 à Heian-kyô (aujourd’hui Kyoto). On apprend également dans cet ouvrage que 36 autres incidents de ce type ont été rapportés au cours du même mois.

À l’époque de Heian, selon la cosmologie ésotérique traditionnelle de l’onmyôdô, beaucoup croyaient que certaines nuits étaient propices à des attaques de hordes d’oni. De nombreux aristocrates hésitaient même à sortir de chez eux ces soirs-là. Selon le texte historique bouddhique du XIIe siècle Fusô ryakuki, une empreinte d’oni aurait été découverte à la cour impériale en 929. Elle aurait été décrite comme étant de grande taille et portant deux ou trois sabots ; à l’époque, on pensait que les oni n’avaient que deux ou trois orteils à chaque pied.

« Comme mentionné dans le Nihon shoki, il est à noter que les oni étaient perçus comme des créatures venues d’ailleurs » explique Koyama Satoko. « Et même si ce n’étaient tout au plus que des rumeurs, les histoires d’apparitions des oni étaient rapportées à la cour et considérées comme suffisamment terribles pour devoir être décrites dans les moindres détails dans les histoires officielles. »

Des cornes sur la tête

Dans Izumo fudoki, un recueil de rapports locaux compilés en 733 dans l’actuelle préfecture de Shimane, on peut lire qu’un oni borgne avait dévoré un fermier alors qu’il labourait une rizière. Le texte de géographie chinois Shanhaijing (« Livre des monts et des mers ») décrit le pays des oni avec ses habitants borgnes aux cheveux ébouriffés. Ce texte, compilé à l’origine du entre le IVe et le IIIe siècle avant J-C, est peut-être arrivé au Japon avant l’époque de Heian et a influencé le récit d’Izumo.

Koyama Satoko explique qu’au moins à partir du XIIe siècle, lorsque le recueil de contes bouddhiques Konjaku monogatari a été achevé, les oni étaient imaginés comme des créatures portant des cornes sur la tête. Par ailleurs, les illustrations du Jigoku zôshi (« Rouleaux des enfers ») ouvrage datant de la fin du même siècle, montrent plusieurs sortes d’oni, certains rouges, certains bleus et d’autres avec des têtes de cheval ou de bœuf. Leurs couleurs, la rage qui se lit sur leur visage et le pagne fundoshi qu’ils portaient trouvent leurs origines dans le bouddhisme ésotérique notamment chez les gaki (fantômes affamés) ou encore chez les divinités gardiennes yaksha.

« Cependant, tous les oni sur les illustrations n’avaient pas des cornes, et ce de tout temps. Autre chose à noter : les oni des époques anciennes ou médiévales attaquaient les humains. Ils utilisaient des marteaux. Il faudra attendre l’époque d’Edo (1603–1868) pour les voir représentés avec des gourdins en métal.

Suite > Onigashima : l’île des oni

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