Comment soutenir les femmes et les enfants d’Okinawa abandonnés par des militaires américains

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Pendant près de trois décennies, Annette Eddie-Callagain a offert un soutien juridique aux mères qui se retrouvaient seules à Okinawa après que leur conjoint, en général un militaire américain, eût quitté le pays sans participer aux frais d’entretien des enfants. Nous allons nous pencher sur la contribution précieuse qu’elle offre aux mères, aux enfants et autres personnes ayant besoin de son aide.

La situation désastreuse des femmes d’Okinawa

« Les enfants ne peuvent pas choisir l’endroit de leur naissance. Je pense que mon rôle consiste à récupérer les droits dont on les a privés, pour la bonne raison que je sais comment le faire. »

La première rencontre d’Annette Eddie-Callagain avec la question du paiement des frais d’entretien des enfants remonte à 30 ans. Lorsqu’elle travaillait comme avocate pour les forces aériennes des États-Unis à la base aérienne de Kadena, à Okinawa, elle a eu vent de cas où des femmes de la région qui avaient eu des enfants avec des soldats ou des civils travaillant pour l’armée américaine n’arrivaient pas à se faire verser une pension pour les frais d’entretien de leurs enfants. Étant donné que les pères n’étaient plus au Japon, ces femmes, dénuées de tout recours, sombraient dans la confusion et l’affliction.

Aux États-Unis, il existe un dispositif qui garantit que le parent qui n’élève pas l’enfant verse une pension pour son entretien. « Où qu’ils aillent, les parents ont les mêmes responsablités envers leurs enfants », dit Annette, en se rappelant la colère qu’elle a ressentie à l’époque. « Comment pouvait-on laisser se perpétuer un comportement aussi irresponsable ? » Mais pour apporter un soutien juridique à ces mères qui demandent un versement de frais d’entretien par des partenaires absents, il aurait fallu qu’Annette s’engage à plein temps et mobilisent toutes ses ressources, ce qu’elle n’était pas en mesure de faire à l’époque. Elle prit donc la résolution de revenir un jour à Okinawa pour s’occuper du problème.

Annette Eddie-Callagain lors de son séjour à la base aérienne de Kadena, vers 1991-1992. (Avec l'aimable autorisation d'Annette Eddie-Callagain)
Annette Eddie-Callagain lors de son séjour à la base aérienne de Kadena, vers 1991-1992. (Avec l’aimable autorisation d’Annette Eddie-Callagain)

Environ 70 % des militaires américains stationnés au Japon le sont à Okinawa, et 60 % d’entre eux appartiennent au corps des marines. Les bases navales des États-Unis à Okinawa servent principalement à l’entraînement et aux exercices, et les nouvelles recrues, qui approchent la vingtaine ou la trentaine d’années, y sont envoyées par roulements pour des séjours qui durent en général plusieurs mois. Nombre de ces jeunes soldats passent leur temps libre en dehors de la base, en des endroits où ils rencontrent des femmes appartenant à la population locale. Bien que des enfants puissent naître de ces relations, les militaires américains ne tardent pas à être transférés vers d’autres bases. Dans bien des cas, les femmes locales perdent contact avec les pères de leurs enfants, et il arrive souvent que mères et enfants se retrouvent dans des situations dramatiques, tant économiquement que socialement.

Les femmes qui élèvent des enfants engendrés par des « Américains de la base » ne peuvent pas compter sur la compréhension et l’empathie de leur entourage. « Les femmes qui travaillent dans les bars, les restaurants et les commerces de proximité des villes proches des bases rencontrent fréquemment des militaires américains. C’est devenu la norme à Okinawa », dit Noiri Naomi, professeure associée de sciences humaines et de sociologie à l’université des Ryûkyû. « Peut-être cette situation est-elle le fruit de “l’amour libre”, mais les modes de vie individuels et la structure sociale sont étroitement liés. »

L’indifférence des pères absents

Capture d'écran provenant d'un entretien à distance avec Annette en mars 2O23. (© Gotô Eri)
Capture d’écran provenant d’un entretien à distance avec Annette en mars 2O23. (© Gotô Eri)

Annette Eddie-Callagain est revenue à Okinawa en tant que civile en 1995. Sa demande de reconnaissance officielle en tant qu’avocate étrangère au Japon ayant été approuvée, elle a ouvert un cabinet juridique. Très rapidement, une mère célibataire appartenant à la population locale l’a contactée pour prendre rendez-vous. Cette femme élevait deux enfants dont le père était un militaire américain.

Son ancien époux a quitté la maison pour « se rendre à un entretien d’embauche », selon ses propres termes, mais il n’est jamais revenu. Elle a appelé ses beaux-parents aux États-Unis pour essayer de savoir où il était, et c’est alors que son ex-mari lui a annoncé qu’il ne reviendrait pas à Okinawa. Comme leur fils de quatre ans était sourd, cette femme apprenait le langage des signes afin de pouvoir communiquer avec lui et n’était donc pas en mesure de travailler à plein temps.

Annette a appelé l’ancien époux et l’a informé que, faute d’apprendre le langage des signes, son ex-femme ne pourrait pas communiquer avec leur fils. S’il refusait d’apporter un soutien en dépit de cela, ils le feraient comparaître en justice. L’ex-mari a répondu que, étant donné qu’il se trouvait aux États-Unis et eux à Okinawa, ils ne pouvaient rien lui faire. Cette déclaration a déterminé Annette à n’épargner aucun effort.

« Je ne baisserai pas les bras tant que cet homme n’aura pas assumé les responsabilités qui lui incombent en tant que père », se souvient-elle avoir pensé.

Alors qu’elle cherchait un moyen d’obtenir de militaires américains résidant aux États-Unis qu’ils mettent la main à la poche pour les frais d’entretien de leurs enfants, elle a entendu parler de la session annuelle de formation tenue par la National Child Support Enforcement Association (NCSEA, Association nationale pour la mise en œuvre du soutien aux enfants), un organisme qui propose des formations aux professionnels du soutien aux enfants. Elle a adhéré à la NCSEA et s’est rendue tous les ans aux États-Unis, à ses propres frais, pour participer aux réunions de formation. C’est ainsi qu’elle a pu se construire un réseau de relations avec des représentants de l’organisation actifs dans tous les états des États-Unis. Elle a appris qu’elle pouvait solliciter des services de soutien aux enfants, en vue d’obtenir de l’argent d’un père absent, même depuis Okinawa, pourvu que le bureau de soutien aux enfants de l’état où réside le père accepte sa demande d’assistance.

« À partir du moment où je connaissais le nom du ou de la responsable du bureau de soutien aux enfants de l’état où résidait le père, je pouvais l’informer directement de la situation. Et tout ce qu’il faut alors, c’est un peu d’enthousiasme », dit-elle en riant.

Des réussites dans 35 états

Lors de la première réunion de formation de la NCSEA à laquelle elle a participé, Annette a rencontré des représentants du bureau de soutien aux enfants de l’Illinois, l’état où vivait le père absent mentionné plus haut. En 1998, l’état a ordonné à celui-ci de verser une pension. Cette décision a constitué le premier succès remporté dans une affaire de demande de paiement de frais de soutien à un enfant formulée depuis Okinawa. Elle a alors embauché à plein temps un employé qui parlait japonais. Pendant quelques années, elle a travaillé gratuitement, malgré les milliers de dollars que coûtait chaque affaire. Au début de chaque nouveau cas, elle négociait obstinément avec les fonctionnaires de l’état où vivait le père absent. À la date d’aujourd’hui, elle est parvenue à obtenir que des paiements pour soutien aux enfants soient versés depuis 35 des 50 états que comptent les États-unis.

Les États-unis ont mis en place un dispositif juridique puissant pour garantir le paiement du soutien aux enfants. Une fois établi que quelqu’un est le père, il doit verser le montant de soutien déterminé par le tribunal jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge adulte, qui est de 18 ans aux États-unis. S’il est en retard ou en défaut de paiement, le gouvernement de l’état dispose d’un arsenal de mesures contraignantes, telles que la suspension de toute licence professionnelle qui lui aurait été accordée ou le blocage de son compte bancaire. Si un homme refuse de reconnaître un enfant, il doit se soumettre à un test ADN en vue de trancher la question de la paternité.

Annette chez elle à New Iberia, Louisiane (photo avec l'aimable autorisation de son fils Glynn)
Annette chez elle à New Iberia, Louisiane (photo avec l’aimable autorisation de son fils Glynn)

Il se trouve toutefois que certains états refusent de prendre en considération les plaintes provenant de mères résidant au Japon, en arguant de l’absence d’accord mutuel avec le gouvernement central ou les autorités locales du Japon en ce qui concerne le soutien aux enfants. Jugeant que la publication d’un texte officiel sur cette question lui faciliterait la tâche, elle suggéra aux autorités préfectorales d’Okinawa de signer des protocoles d’accord avec les gouvernement des états des États-unis. Mais les autorités de Naha (la capitale de la préfecture d’Okinawa) qui semblaient rechigner à agir, se sont contentées de répondre : « Les parents célibataires ont d’ores et déjà diverses formules à leur disposition, telles que les allocations pour enfants dépendants et les pensions alimentaires. »

« Élever des enfants est une responsabilté qui incombe aux deux parents », dit Annette Eddie-Callagain. « Et comme les versements de pension effectués par des pères vivant aux États-Unis sont en dollars, on ne peut pas dire qu’Okinawa soit perdant en quoi que ce soit. » Mais dans le même temps elle était consciente de la complexité des attitudes des habitants de la préfecture vis-à-vis des partenaires et des enfants abandonnés par des militaires américains. L’une de ses clientes d’Okinawa a reçu la consigne de ne pas amener chez les grands-parents « un enfant d’une autre couleur de peau ». Il arrive souvent que ces femmes n’aient aucun endroit où vivre ni personne pour les aider.

La bonne solution, c’est celle qui est juste

« Pour Annette, la question ne se résume pas à un choix entre les États-Unis et le Japon, ou entre le père et la mère comme coupable désigné », dit Han Kyôko, une professeure de japonais qui travaille comme interprète au cabinet juridique d’Annette. « Elle est en colère contre les pères qui n’assument pas leurs responsabilités, et dans le même temps elle dit aux mères qu’elles doivent mieux prendre soin d’elles-mêmes et être animées à la fois par un sens de la responsabilité et de la dignité. » Annette refuse de prendre les affaires dans lesquelles la mère qui a la garde de l’enfant et demande une pension refuse sans justification de laisser le père exercer ses droits de visite. Elle s’est dépensée sans compter pour expliquer les procédures adéquates, tant à des personnes concernées appartenant aux forces armées des États-Unis qu’à des groupes locaux hostiles à la présence militaire de ces dernières à Okinawa. La bonne solution, c’est celle qui est juste : faire ce qui sert au mieux les intérêts des enfants. Annette, en s’en tenant à ces certitudes inébranlables, a eu gain de cause dans près de 800 cas de défaut de paiement de pension.

Au nombre des mères qui ont bénéficié de l’assistance d’Annette figure aussi Fukami Tomoe, employée à la base d’Okinawa.

Elle a rencontré un membre des forces navales des États-Unis, l’a épousé et a donné naissance à leur fille à l’âge de 27 ans. Mais son mari est parti rejoindre un nouveau poste avant la naissance de leur enfant. Même quand ils étaient encore mariés, il omettait d’envoyer régulièrement de l’argent. Ils ont finalement divorcé, du fait qu’ils vivaient séparés et en raison de l’impact que les différences entre leurs modes de vie exerçait sur leurs relations. Elle a tenté de se faire allouer une pension en téléphonant à des organismes publics aux États-Unis, qui la faisaient tourner en rond en lui disant à chaque fois que de telles demandes ne relevaient pas de leurs compétences.

« Divorcer demande beaucoup plus d’énegie que se marier », dit Fukami. « Je pensais que la colère et la frustration allaient me faire exploser, sans parler de l’angoisse à la perspective d’élever un enfant. »

Dans le même temps, toutefois, élever sa fille était le seul projet qui lui donnait envie de continuer de vivre. Elle voulait qu’elle soit « fière de son double héritage » et l’envoya donc dans une école internationale. Elle travaillait sans répit pour pouvoir payer les frais de scolarité et leurs dépenses courantes. Annette a décidé de représenter Fukami dans sa tentative en vue d’obtenir une pension. « Je n’arrivais pas à croire que quelqu’un allait m’aider gratuitement », dit Fukami. « Elle ressemble à un ange. »

« Payer d’avance » en misant sur une carrière juridique

Avec l’assistance d’Annette, elle a réussi à obtenir une décision du gouvernement de l’état enjoignant l’ancien époux à payer une pension d’un montant équivalent à entre 300 et 380 dollars par mois jusqu’à ce que sa fille atteigne l’âge adulte. « Cet argent est important pour mon enfant », dit Fukami. « J’ai tout mis de côté pour payer le coût de ses études universitaires. » Sa fille a étudié le droit pénal à l’Université de Hawaï et souhaite faire son entrée dans la profession juridique, comme Annette Eddie-Callagain.

Annette ne s’est pas contentée d’aider des femmes. Il y a environ dix ans, un Japonais âgé d’une cinquantaine d’années a rapatrié ses enfants au Japon après avoir gagné devant un tribunal américain un procès contre sa femme qui avait quitté Okinawa et s’était sauvée aux États-Unis avec les enfants. Pendant plusieurs mois, Annette a aidé cet homme pour toutes sortes de démarches, depuis la préparation de ses déclaraions jusqu’à sa représentation devant le tribunal. Après le rapatriement de ses enfants, elle s’est même occupée d’eux alors qu’elle pensait qu’elle risquait de traverser un moment difficile en raison de son double travail et des responsabilités liées à la prise en charge des enfants. « Sans elle », a dit l’homme, « nous n’aurions jamais été en mesure de reconstituer notre famille. Nous lui devons tout. »

« L’idée de renoncer ne m’a jamais effleurée »

 Lors de son entrée dans les forces navales en 1983 (avec l'aimable autorisation d'Annette Eddie-Callagain)
Lors de son entrée dans les forces navales en 1983 (avec l’aimable autorisation d’Annette Eddie-Callagain)

Annette est originaire du Sud des États-Unis, où la discrimination constitue un problème persistant. Elle a grandi chez une mère célibataire, dont elle était le troisième enfant sur un total de dix frères et sœurs. Sa mère, qui travaillait comme domestique pour une famille blanche, n’avait pas les moyens de recourir aux services d’une baby-sitter, si bien que, pendant les longs congés scolaires, elle emmenait les enfants dans la galerie publique d’un tribunal local, où ils étaient sûrs de disposer d’un environnement calme et sans danger. « Les procureurs et les avocats étaient tous blancs », se souvient-elle, « alors que la majorité des accusés étaient noirs. Je me suis juste dit que c’était dans l’ordre des choses. »

Elle a travaillé dur lorsqu’elle était à l’université, poursuivant ses études tout en travaillant à temps partiel sur le campus, puis elle est devenue professeure dans l’enseignement secondaire. Un jour, elle a été invitée à une fête organisée à l’occasion de la remise du diplôme d’une amie d’un collègue qui venait d’achever ses études de droit. « Quand je suis arrivée à la fête, j’ai vu que la diplômée de la faculté de droit était une femme noire comme moi », dit Annette. « C’est alors que j’ai réalisé pour la première fois qu’une personne noire pouvait devenir avocat, et cette réalisation a tout changé pour moi. » Elle a abandonné son travail d’enseignante, est entrée à la faculté de droit avec une bourse et a obtenu son diplôme avec d’excellentes notes. À l’époque de ses études pour entrer au barreau, elle était elle-même une mère célibataire qui se battait pour trouver un équilibre entre d’une part ses études et de l’autre son travail et ses responsabilités envers son enfant. « Je ne pouvais pas laisser mon fils se retrouver sans domicile. L’idée de renoncer ne m’a jamais effleurée. »

En compagnie de son fils nouveau né en 1979 (avec l'aimable autorisation d'Annette Eddie-Callagain)
En compagnie de son fils nouveau né en 1979 (avec l’aimable autorisation d’Annette Eddie-Callagain)

En compagnie de son fils, Glynn, lors d'une réunion scolaire en 2018 (avec l'aimable autorisation d'Annette Eddie-Callagain)
En compagnie de son fils, Glynn, lors d’une réunion scolaire en 2018 (avec l’aimable autorisation d’Annette Eddie-Callagain)

Depuis 28 ans, Annette Eddie-Callagain se consacre à l’assistance aux parents d’Okinawa en quête d’un soutien pour élever leurs enfants. Elle est toujours submergée de demandes de renseignements, pour la simple raison qu’il n’existe pas encore de service de consultation employant des personnes qualifiées et bien informées sur les aspects pertinents du dispositif juridique. « Les rencontres entre les gens ont été incroyablement facilitées par la prolifération des applications de rencontre », dit Han, la secrétaire d’Annette. « D’où une augmentation du nombre des demandes de renseignements provenant de femmes enceintes qui ne connaissent que le surnom du père sur l’application de rencontre… On voit donc que le genre de services qu’offre Annette reste d’une grande utilité. »

Annette Eddie-Callagain est entre-temps revenue aux États-Unis, mais elle va continuer d’offrir ses services juridiques aux gens d’Okinawa à travers le site internet qu’elle est en train de créer.

(Photo de titre : Annette Eddie-Callagain photographiée par son fils, Glynn, à proximité de sa maison de New Iberia, Louisiane. Avec l’aimable autorisation de Annette Eddie-Callagain)

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