Réfléchir à la guerre

Rapatrier les millions de Japonais bloqués à l’étranger : le chaos de l’après-guerre

Histoire

Saitô Katsuhisa [Profil]

Après-guerre, le chaos demeure pour des millions de civils et soldats japonais qui se retrouvent coincés à l’étranger. De nombreux militaires sont internés en Sibérie, et pour d’autres, le rapatriement se déroule de manière éprouvante. Certains finissent même par perdre la vie.

Comment faire autrement œuvre de mémoire

Cela a été une première. En février et mars de l’année dernière, le Mémorial du rapatriement de Maizuru d’une part et le Mémorial pour les soldats détenus en Sibérie et les rapatriés d’après-guerre de Tokyo d’autre part ont joint leurs forces et co-organisé une exposition dans la capitale visant à attirer l’attention des jeunes sur la question du rapatriement. Intitulée « Lettres des camps : Se souvenir de l’internement en Sibérie » (Râgeri kara no message : Siberia yokuryû no kioku o tsunagu), l’exposition présentait environ 90 pièces issues des collections des deux musées.

Le Mémorial de Maizuru a prêté plusieurs documents classés au registre international de la « Mémoire du monde ». Citons notamment la copie du « Journal du bouleau blanc » (Shirakaba nisshi) rédigé par les détenus japonais dans les camps d’internement de Sibérie. N’ayant pas de papier à portée de main, les prisonniers utilisaient de l’écorce de bouleau pour écrire leurs waka. Ils mettaient leur nostalgie en poèmes et décrivaient combien leur manquaient leur foyer et de leur famille restée au Japon.

Dans l’exposition on pouvait également découvrir des documents concernant Hashino Ise, une mère ayant toujours gardé l’espoir que son fils unique, appelé à combattre à l’étranger, lui revienne un jour. Elle s’est rendue plusieurs fois à Maizuru pour attendre les navires rapatriant les soldats et a inspiré chanson populaire intitulée « La Mère sur le quai » (Ganpeki no haha), qui plus tard, a fait l’objet d’un feuilleton télévisé décrivant la détresse des mères attendant en vain que leurs fils reviennent de la guerre. L’exposition présentait également une maquette du débarcadère du port de Maizuru, ce ponton que des milliers de rapatriés ont foulé pour leurs premiers pas en mère patrie après de périlleux voyages.

Le «  »Journal du bouleau blanc«  » (Shirakaba nisshi) classé au programme «  »Mémoire du monde«  » de l’Unesco, était l’un des objets présenté dans l’exposition. Ce recueil compte près de 200 poèmes écrits par des Japonais internés dans des camps en Sibérie. Les prisonniers utilisaient de l’écorce de bouleau en guise de papier. (Avec l’aimable autorisation du Mémorial du rapatriement de Maizuru)
Le « »Journal du bouleau blanc« » (Shirakaba nisshi) classé au programme « »Mémoire du monde« » de l’Unesco, était l’un des objets présenté dans l’exposition. Ce recueil compte près de 200 poèmes écrits par des Japonais internés dans des camps en Sibérie. Les prisonniers utilisaient de l’écorce de bouleau en guise de papier. (Avec l’aimable autorisation du Mémorial du rapatriement de Maizuru)

Reconstitution du débarcadère construit après guerre du port de Maizuru, un ponton que des milliers de Japonais rapatriés ont foulé à leur retour au pays. (Avec l’aimable autorisation du Mémorial du rapatriement de Maizuru.)
Reconstitution du débarcadère construit après guerre du port de Maizuru, un ponton que des milliers de Japonais rapatriés ont foulé à leur retour au pays. (Avec l’aimable autorisation du Mémorial du rapatriement de Maizuru.)

Nagamine Mutsumi, un des conservateurs du Mémorial, a expliqué que cette exposition s’était donné comme but de diffuser un message de paix au plus grand nombre. « Nous avons visité tous les ports du pays ayant servi à rapatrier les soldats et les citoyens après la guerre. Nous voulions parler du rapatriement et des internements en Sibérie pour dire combien la paix est précieuse. Nous commémorerons le quatre-vingtième anniversaire de la fin de la guerre en 2025, nous souhaitions donc que cette exposition co-organisée et donnée à Tokyo permette aux Japonais de tout le pays de réfléchir à nouveau à l’importance de la paix. »

L’idée novatrice était de demander à des jeunes de Maizuru de se faire les médiateurs et les guides de l’exposition. Pour la première fois, des jeunes nés au XXIe siècle se trouvaient en position d’expliquer ces épisodes historiques qui, jusqu’alors étaient toujours racontés par des témoins directs. Le flambeau de la mémoire passait aux nouvelles générations et leur médiation s’adressait à des jeunes de leur âge. Pendant l’exposition, 15 collégiens, 13 lycéens et 2 étudiants ont joué le rôle de médiateurs et raconté l’histoire de Maizuru à leurs homologues.

La lycéenne qui sert de guide, donne de petites leçons d’histoire à un groupe de jeunes en visite au Mémorial du rapatriement de Maizuru. (Avec l’aimable autorisation du Mémorial du rapatriement de Maizuru).
La lycéenne qui sert de guide, donne de petites leçons d’histoire à un groupe de jeunes en visite au Mémorial du rapatriement de Maizuru. (Avec l’aimable autorisation du Mémorial du rapatriement de Maizuru).

Documents historiques en danger

Le Mémorial et d’autres musées similaires sont confrontés à de graves questions à mesure que les derniers témoins de la guerre s’éteignent. Dans de nombreux cas, les documents gardés par les survivants tout au cours de leur vie sont souvent dispersés voire tout bonnement jetés à la mort de leur propriétaire. Nagamine, qui a œuvré pour que ces témoignages du rapatriement des Japonais soient classés au registre « Mémoire du monde », craint en effet que de précieux souvenirs et documents historiques ne finissent par se perdre. « Près de 6,3 millions de personnes ont été rapatriées et sont rentrées saines et sauves. C’était titanesque. Mais ces traces commencent à s’effacer et disparaître de l’histoire du Japon. », déplore-t-il.

Le Mémorial de Tokyo indique avoir été contacté par un nombre croissant de personnes (des survivants ou leurs descendants) souhaitant faire des dons d’objets au musée. Mais il se dit inquiet pour les générations à venir. « Les petits-enfants sont souvent moins informés ou se sentent moins concernés par ces reliques qui étaient si importantes pour leurs grands-parents, et les objets ont tendance à se perdre ou être dispersés. »

« De janvier à avril (2023) nous avons organisé une exposition montrant les cartes postales envoyées par les derniers soldats internés revenant de Sibérie. Ces hommes ont souvent passé plus de dix ans en goulag avant de pouvoir retourner au Japon sur les derniers navires de rapatriement. On pouvait y découvrir les cartes envoyées à leurs amis et à leurs proches restés au Japon, a explique M. Yamaguchi. Les visiteurs ont pu découvrir une sélection de dix-neuf cartes postales provenant d’une collection plus importante donnée au musée en août 2022. Des documents de ce type sont parfois donnés aux musées, mais s’ils sont dispersés, la plupart du temps, ensuite il est trop tard, car ils nous échappent à jamais. Je voudrais m’adresser aux personnes susceptibles de posséder ce type de documents : Avant de jeter quoique ce soit adressez-vous à un musée public ou à un service d’archives, vos documents pourraient avoir une valeur historique. »

Le rapatriement de millions de Japonais éparpillés dans l’empire vaincu a été une opération de grande envergure qui s’est déroulée sur de vastes étendues en Asie. Il faut espérer que les projets co-organisés par ces deux musées contribueront à préserver la mémoire de ces événements historiques et qu’ils sauront montrer aux jeunes combien la guerre affecte la vie de simples citoyens, combien elle cause misère et souffrances.

(Photo de titre : des évacués japonais montent à bord d’un navire de rapatriement à Busan, en Corée, après avoir fui la zone de contrôle soviétique dans le nord de la Corée. Avec l’aimable autorisation du Mémorial des soldats détenus en Sibérie et des rapatriés d’après-guerre.)

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Saitô KatsuhisaArticles de l'auteur

Journaliste. Né à Tokyo en 1951. Diplômé du département politique et économie de l’université de Waseda. Il intègre le quotidien Yomiuri Shimbun où il s’occupe de la rubrique justice d’une part, et, de 1986 à 1989, devient envoyé spécial auprès de l’Agence de la maison impériale. Free-lance depuis 2016.

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