
Un médecin dans l’univers des prisons japonaises : la réalité du métier derrière les barreaux
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Soigner les maladies mentales et physiques des détenus, voici le rôle de l’équipe de médecins employés par le ministère de la Justice. Leur nombre est en fluctuation constante et en 2022, on en comptait seulement 291 au sein des 73 prisons et établissements de détention du Japon. Bien que la plupart d’entre eux soient employés à plein temps, d’autres travaillent en tant que médecins itinérants, visitant plusieurs institutions en fonction de leur emploi du temps.
« Je suis médecin itinérant, responsable dans trois institutions différentes : une prison, un établissement pénitentiaire pour mineurs et un centre de détention préventive, tous situés dans la région de Tokyo et ses alentours », explique Ôtawa Fumie, auteure du livre Prison Doctor (2022). « Parmi mes patients, des meurtriers, des kidnappeurs, des toxicomanes... Il y aussi des délinquants sexuels et juvéniles, que je désigne comme “prisonnier” même si en réalité certains d’entre eux sont juste incarcérés dans des centres de détention dans l’attente d’un jugement. »
Jamais seul avec un prisonnier
De nombreux patients souhaitent avoir un rendez-vous avec un médecin. Les infirmiers font régulièrement des rondes durant lesquelles ils posent des questions aux prisonniers à propos de leur santé. « Nombre de ces soignants ont tout d’abord commencé leur carrière en tant que gardiens de prison avant d’apprendre le métier d’infirmier, pour pouvoir remplir ces deux fonctions dans le milieu carcéral. » déclare Ôtawa. « Certains infirmiers sont donc particulièrement musclés. Les prisonniers hommes sont en général accompagnés par des soignants du même sexe au cas où adviendrait une bagarre, ou un autre problème. »
« Des prisonniers font parfois semblant de se sentir mal dans le but d’obtenir un rendez-vous médical, explique-t-elle, mais si une infirmière décide qu’un détenu doit véritablement voir un docteur, une consultation sera mise en place. » Les prisons emploient des spécialistes de la médecine interne, des psychiatres, et quelquefois des chirurgiens orthopédistes, des optométristes et des dentistes. Ayant l’interdiction de se parler entre eux dans la salle d’attente, les prisonniers doivent s’asseoir en silence, face au mur.
« La clinique a suffisamment de gardiens et de soignants, nous ne sommes donc jamais laissés seuls avec nos patients. Nous avons un nombre défini de bureaux, et parfois, plusieurs docteurs examinent les patients simultanément. Dans une clinique ordinaire, il y a un bureau par pièce, et le docteur et le patient sont laissés seuls l’un avec l’autre. Mais ce n’est jamais le cas pour nous. »
Des données encore sous format papier
Pour éviter que les informations personnelles des soignants ne tombent dans les mains des détenus, qui pourraient être tentés de les retrouver une fois libérés, les docteurs et les infirmiers de la clinique ne s’appellent pas par leurs noms.
« Les infirmiers ne m’appellent pas “docteur Ôtawa”. À la place, ils dirigent plutôt les détenus vers, par exemple, “le docteur du cabinet du milieu”. Il y a également une ligne tracée sur chaque bureau que les détenus n’ont pas le droit de franchir. »
Bien que les archives médicales informatisées soient désormais devenues la norme en dehors des institutions pénales, l’immense majorité des prisons japonaises utilise encore le papier. Les méthodes sont anciennes, et certains éléments enregistrés ne sauraient être retrouvés dans des dossiers médicaux classiques : tatouages, doigts manquants, blessures, cicatrices… De plus, en haut de la description de la pathologie du patient, il y a toujours des informations sur la raison et la date du début de leur détention, leur nombre d’infractions, et le jour prévu pour leur libération.
« En tant que médecin de prison, j’effectue entre 14 et 15 consultations lors de mes sessions du matin. À l’extérieur, je vois parfois 50 patients dans une matinée. La charge de travail dans le milieu carcéral n’est donc pas si élevée, mais ça ne veut pas dire que je peux passer plus de temps avec chaque patient. Puisqu’il leur est interdit d’avoir une véritable conversation, ils ne peuvent normalement discuter que des sujets liés à la consultation. Pour ma part, j’aime plaisanter un peu avec eux et leur parler d’une variété de choses différentes. Après tout, cela fait juste partie de la façon dont on devrait traiter n’importe quel être humain, alors je fais de mon mieux pour échanger avec eux pendant quelques minutes. Malheureusement, les réponses des patients sont écourtées par les infirmiers si elles sont jugées trop longues. »
Pourquoi avoir choisi de devenir médecin en milieu pénitentiaire ?
Pourquoi donc Ôtawa a-t-elle choisi cette carrière ? « Mon père était médecin libéral, et il avait son propre cabinet. C’est donc avec un certain sens du devoir et afin de satisfaire les attentes des gens autour de moi que je suis allée à l’école de médecine. Mais j’avais toujours cette ennuyeuse impression de ne pas trop savoir pourquoi j’avais choisi de travailler dans ce milieu... C’est alors qu’une de mes connaissances m’a demandé si j’étais intéressée pour travailler en prison. Cette idée me plaisait. Un représentant du ministère de la Justice m’a ensuite chaleureusement enjoint à visiter une clinique, et après avoir vu les réalités du milieu de mes propres yeux, je sentais que je pouvais me lancer dans ce métier. Sans hésitation, j’ai dit au fonctionnaire que j’étais prête à accepter le travail. Il était complètement décontenancé, comme si ce n’était pas la réponse qu’il attendait de moi. Et j’ai décroché cet emploi, aussi simplement que ça. »
La raison pour laquelle Ôtawa a pensé qu’elle pourrait s’adapter au métier de médecin de prison, se souvient-elle, c’est parce qu’elle n’a pas jamais considéré cette tâche comme effrayante. « Les gens me demandent souvent si ça fait peur de se retrouver à “l’intérieur” », note-t-elle. « En fait, en allant à la clinique et en voyant les détenus attendre leur consultation, je me suis rapidement rendue compte que la relation entre médecin et patient est la même qu’à “l’extérieur”. Ces situations peuvent entraîner des sentiments d’effroi ou de discrimination chez certaines personnes, mais pas pour moi. Je pense que les médecins qui ont ce type de réaction positive sont précisément ceux qui doivent travailler ici. »