Le Japon terre d’accueil des cultures du monde
Le restaurant La Senegalaise : un havre de cuisine sénégalaise au centre de Saitama
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Amener au Japon la cuisine maison sénégalaise
En 2008, bien avant que le coronavirus ne mette un coup d’arrêt aux voyages journalistiques que j’effectuais à l’étranger pour couvrir les matchs de football, un boulot au Ghana m’a initié aux joies du plat de riz ouest africain appelé jollof. Au cours de mon séjour d’un mois dans ce pays, le mélange épicé de légumes, de cuisses de poulet et de riz cuit avec des tomates est devenu un mets de base de mes repas, que je les prenne au restaurant ou sur un étal en bord de rue.
J’ai entre-temps enrichi mes connaissances sur les racines de ce plat grâce à des amis africains rencontrés au Japon pendant mon travail d’aide aux réfugiés. Jollof est le mot anglais utilisé pour désigner le peuple wolof, un important groupe ethnique de l’Afrique de l’Ouest auquel on peut faire remonter les origines de la cuisine locale. Au fil du temps, le riz jollof s’est répandu dans la région et, à une époque plus récente il a effectué un saut jusqu’en Amérique du Nord et au-delà.
Le riz jollof entretient un lien particulièrement étroit avec le Sénégal, où il est considéré comme le plat national. N’ayant consommé que la version ghanéenne, j’ai cherché sur Internet un restaurant servant de la cuisine sénégalaise authentique. À ma grande surprise, ma recherche a débouché sur la préfecture de Saitama, dans les faubourgs de la zone métropolitaine de Tokyo. C’est là que j’ai trouvé le restaurant baptisé « La Senegalaise Chez Ya Bigue ».
J’ai téléphoné à ce commerce pour demander si le riz jollof était au menu. Ma question a déconcerté Nian Jinba, le propriétaire, qui, après une pause, m’a répondu dans un japonais parfait : « Oh ! C’est sans doute du thiéboudienne dont vous voulez parler. On ne le sert que le dimanche. Venez ce jour-là s’il vous plaît. »
Thiéboudienne ? Était-ce vraiment du même plat que nous parlions ? Quand dimanche est arrivé, j’ai pris la ligne Tôbu Tôjô en direction de la gare de Kita-Sakado dans l’espoir de résoudre cette énigme.
À mon arrivée au restaurant, je suis chaleureusement accueilli par Nian, qui, sans perdre de temps, écrit pour moi son nom en idéogramme kanji sur un bloc-notes et m’explique qu’il est au Japon depuis quinze ans et a adopté la citoyenneté japonaise il y a peu. En me tendant le bout de papier, il m’informe qu’un diseur de bonne aventure lui a assuré que les kanji lui garantiraient un avenir brillant. Montrant du doigt les deux idéogrammes de son nom, Jinba, il déclare fièrement : « Ils viennent de jinbaori, le mot qui désigne les vêtements que les samouraïs portaient au combat ».
Nian me dit qu’à son arrivée au Japon il était un étudiant passionné âgé de 19 ans. Globe-trotter comme ses trois frères, il voulait étudier ailleurs qu’en Europe ou en Amérique du Nord, contrairement à deux de ses frères. « C’est là que tout le monde va », s’exclame-t-il.
Son goût juvénile de l’aventure l’a conduit au Japon. Bien conscient des difficultés qu’il allait rencontrer, il s’est inscrit dans une école de langues et s’est plongé dans l’étude du japonais. Après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, survenu en 2011, il a pris refuge à Osaka, mais s’est replongé sans tarder dans les livres. Il est entré à l’Université internationale de Tokyo et a financé ses études supérieures en travaillant à temps partiel dans des restaurants et des magasins d’alimentation rapide. Son diplôme en poche, il est resté au Japon et à pris un emploi dans une société commerciale.
Il a travaillé dur, mais joyeusement, dans cette entreprise pendant huit ans, au cours desquels il a adopté la citoyenneté japonaise. Mais il a fini par quitter son employeur pour poursuivre son rêve d’ouvrir un restaurant sénégalais au Japon. « C’est quelque chose que j’avais ardemment désiré faire », insiste-t-il. « Je me suis dit que c’était maintenant ou jamais, et je m’y suis mis. »
Loin du tohu-bohu de Tokyo, le centre de Saitama peut de prime abord sembler un lieu improbable pour un restaurant nord-africain. Mais Nian remarque qu’une communauté sénégalaise florissante s’est formée autour de Kita-Sakado et d’autres gares avoisinantes de la ligne Tôbu Tôjô, où une foule d’expatriés africains travaillent pour les nombreuses entreprises de démolition de la région. En entendant ses amis et connaissances se languir des saveurs de leur terre natale, Nian décida de prendre lui-même les choses en main.
Un héritage culinaire
Depuis qu’il a ouvert ses portes en octobre 2021, La Senegalaise connaît un afflux régulier de clients originaires du Sénégal et d’autres pays africains. Au nombre des habitués figurent les membres du personnel de l’ambassade du Sénégal à Tokyo, attirés, malgré le trajet d’une heure et demie en train, par les saveurs familières, et notamment le plat de poisson au riz thiéboudienne, considéré comme le pat national du Sénégal.
Je prends un siège, commande une assiette de thiéboudienne et me remémore avec anxiété mes souvenirs du Ghana. Mais ce qui m’est servi est très différent de mon riz jollof bien aimé. La boule typique de riz assaisonné est bien là. Mais, au lieu du flanc de poulet habituel, j’ai devant moi un filet de dorade et un assortiment de radis blanc daikon, okra, potiron japonais et autres légumes.
Ma perplexité n’échappe pas à Nian, qui m’explique que le mot thiéboudienne veut dire riz et poisson dans la langue wolof. Il me signale que la recette a changé au cours de sa diffusion en Afrique de l’Ouest, à mesure que chaque région élaborait sa propre version adaptée aux goûts locaux. « Les ingrédients et les techiques de cuisson varient selon l’endroit où vous vous trouvez », précise-t-il. Il ajoute qu’au Ghana et au Nigéria, où l’on parle anglais, le thiéboudienne a été abandonné et remplacé par le jollof cher à la population wolof.
Aujourd’hui, la majorité des recettes se sont largement écartées du plat de poisson originel. Grâce à sa vigueur et à sa capacité d’adaptation, le riz jollof a commencé à susciter de l’intérêt au-delà de l’Afrique de l’Ouest, par exemple en Amérique du Nord, où son implantation est de plus en plus solide.
Chez les Sénégalais, toutefois, la diffusion du riz jollof suscite des sentiments mêlés. Pour eux, rien de peut remplacer le thiéboudienne. En 2021, ce plat a été ajouté à la liste de l’Unesco représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, un honneur qui, selon Nian, confirme que le statut d’archétype revient à la version sénégalaise. « On le sert à la maison, au restaurant et aux étals dans la rue », déclare-t-il, « pratiquement partout où les gens se rassemblent pour déjeuner. » Il reconnaît toutefois qu’il comprend pourquoi le Ghana et le Nigéria veulent s’attribuer l’origine du riz jollof. « Il constitue une part incroyablement importante de la vie des gens »
Passer le flambeau
Prenant à cœur les paroles de Nian, j’attaque l’assiette bien remplie de thiéboudienne. Délicieux. Le mélange de dorade et de légumes cuits donne au riz une incomparable richesse gustative. Je l’engloutis cuillère après cuillère, en ne m’interrompant que pour déguster une bouchée des légumes entiers qui l’accompagnent. Bien que ce soit la première fois que je mange du thieboudienne, je suis étonné de constater à quel point sa saveur m’est familière, comme s’il s’agissait d’une version africaine du taimeshi, le plat japonais de poisson avec du riz.
Savourant chaque bouchée, je ne laisse rien dans mon assiette, totalement convaincu que l’Unesco a eu raison d’identifier le thiéboudienne comme le riz jollof « originel ». Rassasié, je me tourne vers Nian, qui, plutôt que de quémander mon approbation, me fait un aveu ahurissant : « En fait, ma femme et moi allons cesser de nous occuper du restaurant à partir de demain. » La joie que m’a inspiré cette oasis de cuisine sénégalaise se transforme à l’instant en consternation. Fermer le restaurant après une simple année d’activité ?
Nian m’explique que le couple a décidé de retourner dans son pays avec son jeune enfant, et que son épouse aimerait faire usage au Sénégal de ses compétences de pharmacienne accréditée. Je réfrène l’impulsion qui me pousse à le supplier de ne pas partir. Que va-t-il advenir des fidèles clients du restaurant ?
Mais tout n’est pas perdu. Nian m’annonce qu’il s’est assuré les services d’un nouveau chef, une femme déjà réputée dans la communauté sénégalaise locale pour ses talents de cuisinère. Au grand soulagement de sa clientèle, La Senegalaise va rester ouvert. Nian ajoute qu’il va faire de fréquents allers et retours entre le Sénégal et le Japon et qu’il a l’intention de rester impliqué dans l’entreprise en jouant un rôle de soutien.
Pour le moment, les riches arômes du thiéboudienne flottant le week-end aux abords du petit restaurant vont continuer d’appâter les expatriés sénégalais et autres avec leurs promesses de délices culinaires d’Afrique de l’Ouest.
La Senegalaise CHEZ YA BIGUE
- Ôsakaya Daiichi Building, 17-18 Yakushi-chô, Sakado-shi, Saitama-ken
- Ouvert de 14 h à 21 h
- Fermé le lundi
- Accès : à 5 minutes de marche de la gare Kita-Sakado, sur la ligne Tôbu Tôjô.
- Le thiéboudienne est seulement proposé le dimanche
(Photo de titre : Nian Jinba et sa famille dans la cuisine de La Senegalaise Chez Ya Bigue avant leur retour au Sénégal)