Écouter la voix des morts : « itako », des êtres humains exceptionnels menacés de disparition

Culture Tradition

Shinohara Tadashi [Profil]

Les itako, les chamanes de la préfecture d’Aomori, au nord du Japon, pratiquent un rituel par lequel elles se laissent posséder par l’âme des défunts et servent ainsi d’intermédiaires entre les vivants et les morts. Elles étaient aussi des sortes de conseillères pour les femmes du village. La compétence s’apprend, mais de nos jours, la lignée traditionnelle des itako, basée sur la relation maître-disciple est en train de disparaître. Réfléchissons au contexte culturel et social, ainsi qu’à la vision japonaise de l’âme qui ont permis l’émergence de ces personnages particuliers.

Le déclin et la disparition du système maîtresse-apprentie

Ces itako risquent aujourd’hui de disparaître.

L’association d’Aomori pour la préservation du chamanisme itako ne recense plus que quelques itako traditionnelles, et la dernière itako aveugle est Nakamura Take, aujourd’hui âgée de 90 ans. Matsuda Hiroko, surnommée la « dernière itako » est encore relativement jeune puisqu’elle n’a qu’une cinquantaine d’années, mais a décidé de ne pas prendre d’apprenties. Les dernières itako qui ont formé les dernières survivantes sont décédées depuis longtemps et il n’y a personne pour suivre leurs traces.

Nakamura Take (à gauche) et Matsuda Hiroko. Cette dernière pratique la désormais rare oshirasama asobase, un rite qui consiste à « réveiller » les dieux, incarnés dans les poupées oshirasama vénérées dans chaque famille en janvier. © Watada Aya
Nakamura Take (à gauche) et Matsuda Hiroko. Cette dernière pratique la désormais rare oshirasama asobase, un rite qui consiste à « réveiller » les dieux, incarnés dans les poupées oshirasama vénérées dans chaque famille en janvier. © Watada Aya

Dans les zones rurales du Japon, notamment dans les régions montagneuses reculées, la population vieillit rapidement. Cela a eu un impact sur les itako, dont beaucoup ont pris leur retraite ou sont décédées au cours de la dernière décennie.

L’association d’Aomori pour la préservation du chamanisme itako agit pour la préservation de cette culture. Mais les progrès de la médecine ont diminué le nombre d’enfants aveugles à cause de la rougeole. La question se pose également de savoir combien d’enfants aspirent à devenir itako, à notre époque où les possibilités de carrières se sont diversifiées.

D’un autre côté, le nombre de médiums se réclamant de la tradition des itako est très susceptible d’augmenter dans l’avenir, mais les véritables itako traditionnelles, enracinées dans une communauté locale, sont vouées à disparaître.

Partager ses peurs et ses peines

En août 2022, l’organisme Kawazu Planning, dont je suis le représentant, a publié un album sur les itako, intitulé Talking to the Dead, avec des photographies de Watada Aya, une photographe active au Japon et à l’étranger.

Outre le projet journalistique de documenter la disparition des itako et de leur culture, nous voulions également réaffirmer notre compréhension de conception japonaise de l’âme et de la religion qui explique l’existence de rituels tels que le kuchiyose, et la faire partager aux personnes au Japon et à l’étranger (le livre est en japonais et en anglais).

En participant à la réalisation de ce livre, j’ai eu le sentiment que l’essence de l’itako réside dans le partage et la guérison du deuil, et qu’il s’agit d’une sorte de processus de deuil que les gens du passé avaient imaginé et développé.

La douleur de perdre un être cher ou un proche ne se laisse pas dire en mots. Plus la mort est soudaine, plus elle laisse un vide dans le cœur. De nombreuses personnes prennent le temps d’accepter leur chagrin, de le digérer à leur manière avant de faire de nouveau un pas en avant avec la douleur gravée dans leur cœur. J’ai l’impression que l’itako leur donnait la force de faire ce premier pas.

Dans le livre, les paroles prononcées par Nakamura Take au cours d’un rite sont intégralement retranscrites, et l’on se rend bien compte que tout ce qu’elle dit est simplement des mots de réconfort adressés du mort à la personne qui vient la consulter. Elle dit : « Je me porte bien dans l’au-delà » ou « Merci de m’avoir appelée comme ça ». Pour les personnes en deuil qui viennent lui demander conseil, ces paroles les aide à se tourner vers l’avenir.

La science et la technologie a rendu nos vies extraordinairement riches, mais, bien loin de disparaître, le nombre de personnes en quête de spiritualité semble augmenter. La prospérité matérielle n’est pas synonyme d’épanouissement spirituel. C’est pourquoi les gens essaient de partager leurs peurs et leurs peines avec les autres et de les surmonter en croyant en quelque chose.

(Photo de titre : Nakamura Take, la plus âgée des itako traditionnelles, aujourd’hui âgée de 90 ans, a entièrement perdu la vue à l’âge de trois ans. © Watada Aya [Photo partiellement recadrée])

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Shinohara TadashiArticles de l'auteur

Journaliste et éditeur. Après avoir travaillé comme journaliste pour le Nikkei Business, puis en tant que chef du bureau du Nikkei Business à New York et rédacteur en chef adjoint du même journal, il est devenu indépendant. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de reportages dans un large éventail de domaines.

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