Écouter la voix des morts : « itako », des êtres humains exceptionnels menacés de disparition

Culture Tradition

Les itako, les chamanes de la préfecture d’Aomori, au nord du Japon, pratiquent un rituel par lequel elles se laissent posséder par l’âme des défunts et servent ainsi d’intermédiaires entre les vivants et les morts. Elles étaient aussi des sortes de conseillères pour les femmes du village. La compétence s’apprend, mais de nos jours, la lignée traditionnelle des itako, basée sur la relation maître-disciple est en train de disparaître. Réfléchissons au contexte culturel et social, ainsi qu’à la vision japonaise de l’âme qui ont permis l’émergence de ces personnages particuliers.

Un certificat de formation pour devenir itako

Alors, qui sont les itako ? De nos jours, leur image est amplement liée à la pratique du kuchiyose, mais à l’origine, elles avaient surtout le rôle de conseillères locales sur la base des êtres spirituels, kami et hotoke, et offraient aux femmes de la communauté des services sur des sujets pragmatiques tels que les relations entre belle-fille et belle-mère, relations conjugales et questions de santé.

Il existe au Japon depuis des temps très anciens les miko (prêtresses vestales), qui transmettent les paroles des dieux et des morts. Aujourd’hui encore, les miko existent sous le nom de yuta dans la région d’Okinawa et Amami, ou tuskur chez les Aïnous. Dans la région de Tsugaru (partie ouest de la préfecture d’Aomori), on trouve encore certains sanctuaires où officient toujours des femmes appelées kamisama ou gomiso, qui font descendre en elles les dieux ou les morts.

La différence fondamentale entre ces miko et les itako est que ces dernières acquièrent leurs techniques par l’entraînement.

Les yuta et les kamisama, elles, sont en général des prêtresses dont les capacités spirituelles sont déterminées par une expérience personnelle et non pas par une transmission. Un jour, elles sentent l’esprit d’une divinité descendre en elles et cela fait d’elles des prêtresses. Les itako, en revanche, entrent comme apprenties pendant plusieurs années chez une maîtresse itako et acquièrent les techniques appropriées. En d’autres termes, ce sont des techniciennes.

Les itako traditionnelles possèdent donc un odaiji, une sorte de permis de pratiquer, et un chapelet de perles irataka qui leur ont été remis par leur « enseignant ».

Irataka et odaiji. Le chapelet irataka est constitué de perles, de défenses de sanglier et de bois de cerf (pour éloigner les mauvais esprits) et d’anciennes pièces de monnaie (pour le prix du bac sur la rivière Sanzu qui marque la limite de l’au-delà). L'odaiji est un tube en bambou contenant un extrait d'un sutra, que l'on accroche dans le dos pour éloigner les mauvais esprits. ©Watada Aya
Irataka et odaiji. Le chapelet irataka est constitué de perles, de défenses de sanglier et de bois de cerf (pour éloigner les mauvais esprits) et d’anciennes pièces de monnaie (pour le prix du bac sur la rivière Sanzu qui marque la limite de l’au-delà). L’odaiji est un tube en bambou contenant un extrait d’un sutra, que l’on accroche dans le dos pour éloigner les mauvais esprits. ©Watada Aya

Systèmes locaux d’aide aux groupes vulnérables

Ce qui a permis la pérennité de ce système de transmission de maîtresse à disciple, c’est le fait que la fonction de l’itako était exclusivement réservée et organisée pour des femmes aveugles.

D’après Esashika Hitoshi, historien du terroir de Hachinoe (Aomori) et Président de l’Association pour la préservation de la tradition des chamanes Itako de la préfecture d’Aomori (Aomoriken Itako Fugi Denshô Hozon Kyôkai), il y a environ 250 à 260 ans de cela, durant l’époque d’Edo, vivait une shamane aveugle de la région de Nanbu (l’est de la préfecture d’Aomori) appelée Taiso-bâ. Elle transmit ses techniques itako, en particulier le kuchiyose, à Chôrinbô, un ascète des montagnes, et à sa femme aveugle, Takadate-bâ. Chôrinbô et Takadate-bâ transmirent à leur tour ces techniques à des femmes aveugles et organisèrent leur profession. C’est le début des itako telles que nous les connaissons jusqu’à aujourd’hui.

Les paroles que l’itako chante en introduction d’un rite kuchiyose, par exemple, sont transmises de maîtresse à disciple depuis l’origine.

Si Chôrinbô et Takadate-bâ ont transmis leur savoir à des femmes aveugles, la raison en est certainement que Takadate-bâ était elle-même aveugle, mais pas seulement. Il est fort probable qu’il s’agissait aussi d’un moyen d’établir un système d’aide et de soutien aux plus faibles de la communauté locale.

Jadis, dans le nord-est du Japon, les conditions alimentaires et sanitaires étaient particulièrement dures, et un certain nombre d’enfants perdaient la vue à cause de la rougeole. Aider ces enfants à devenir indépendants dans la communauté était un défi majeur pour la région. À l’époque, les hommes aveugles pouvaient devenir acupuncteur ou praticien de la moxibustion (brûlage de petits cônes d’armoise séchée sur des points d’acupuncture), masseurs des pieds ou joueurs de shamisen (intrument à trois cordes); pour les femmes, devenir itako de rituel shintô était quasiment la seule voie.

Pour Esashika, quand on cherche le contexte qui explique ce phénomène, on trouve un besoin de la communauté locale pour une présence chamanique, quelqu’un capable de jouer le rôle d’intermédiaire entre les vivants et les morts, et la présence de jeunes filles aveugles.

Les itako se sont multipliées dans les régions de l’est (Nanbu) et de l’ouest (Tsugaru) de la préfecture d’Aomori. Entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1970, dans le Nanbu seul on comptait plusieurs dizaines d’itako.

Nombreux sont ceux qui associent les itako au mont Osore, l’un des trois lieux les plus célèbres du Japon pour abriter des esprits, mais en réalité, il n’y a aucune relation directe entre les itako et Osore. Fondamentalement, les itako vivent au sein de leurs communautés villageoises et ne se rendent au mont Osore qu’à l’occasion des grands festivals d’été et d’automne, quand l’afflux de visiteurs est le plus propice à la vente de services, autrement dit au commerce.

Vue du mont Osore © Watada Aya
Vue du mont Osore © Watada Aya

Les lieux comme le mont Osore, où les itako se réunissent pour pratiquer le kuchiyose à ceux qui le leur demandent sont appelés des itakomachi. D’autres lieux de la préfecture d’Aomori étaient autrefois réputés comme itakomachi : les Kawara-jizô de Kawakurasai à Kanagi dans la ville de Goshogawara ; la Terashita-Kannon à Hashikami-chô ; le temple Hôun-ji à Oirase-chô… Les itako n’étaient pas les seules à fréquenter ces itakomachi, les kamisama et les kitôshi y installaient aussi leurs stands.

Les Kawara-jizô de Kawakurasai. Plus de 2 000 statuettes de Jizô sont vénérées dans et autour du pavillon de Jizô © Watada Aya
Les Kawara-jizô de Kawakurasai. Plus de 2 000 statuettes de Jizô sont vénérées dans et autour du pavillon de Jizô © Watada Aya

Suite > Le déclin et la disparition du système maîtresse-apprentie

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