Exploration de l’histoire japonaise

La guerre russo-japonaise : origines et conséquences de la première « guerre totale » du XXème siècle

Histoire Politique

Kawai Atsushi [Profil]

Encore en pleine modernisation au début du XXe siècle, le Japon réussit à vaincre l’une des grandes puissances mondiales qu’était la Russie. Comment en était-on arrivé là ? L’historien Kawai Atsushi détaille les origines du conflit, les principaux évènements de la guerre et les retombées de sa conclusion surprenante.

La peur d’une invasion russe

La peur d’une invasion russe a perduré au Japon pendant presque toute l’ère Meiji (1868-1912). Au XVIIIe siècle, la Russie s’était lancée dans une expansion vers le sud dans le but de sécuriser des ports qui ne gèlent pas pendant l’hiver. Vers la fin du shogunat, elle força le Japon à s’ouvrir au commerce mutuel par le biais du traité de Shimoda, signé en 1855, après des traités similaires signés par le Japon avec les États-Unis et le Royaume Uni.

Déjà, en 1861, un navire de guerre russe avait pris le contrôle de l’ile de Tsushima avant d’être chassé par les forces britanniques. Par la suite, et malgré les termes du traité de Shimoda, qui stipulait que les Japonais et Russes pouvaient tous les deux habiter une ile appelée Karafuto au Japon (désormais Sakhaline, sous contrôle russe), la Russie y établit une colonie pénitentiaire et cantonna des troupes au début de l’ère Meiji, faisant ainsi pression sur les résidents nippons.

En mai 1891, lors de son retour vers Kyoto d’une excursion sur le lac Biwa, le prince héritier Nicolas de Russie (futur tsar Nicolas II) fut attaqué au sabre par l’un des policiers japonais de son escorte. L’empereur Meiji et le Premier ministre Matsukata Masayoshi s’empressèrent de lui rendre visite dans un hôpital pendant sa convalescence, et de nombreux citoyens japonais envoyèrent des lettres d’excuses et des cadeaux au tsarévitch. Une femme se trancha même la gorge devant le bâtiment préfectoral de Kyoto dans un acte de contrition envers le prince héritier et pour montrer sa compassion face à la détresse de l’empereur...

Bien que sa réaction pourrait paraître bien excessive, elle était fondée sur l’angoisse des Japonais que les Russes se serviraient de cet incident comme prétexte pour déclarer la guerre. On pensait le Japon incapable d’affronter une telle menace, craignant que le pays ne devienne une colonie russe. Mais fort heureusement, le gouvernement russe et le prince héritier Nicolas se déclarèrent satisfaits de l’attitude japonaise. Le ministre des Affaires étrangères Aoki Shûzô et d’autres officiels démissionnèrent malgré tout pour en assumer l’entière responsabilité.

Le Japon grisé de sa victoire sur la Chine

Trois ans plus tard, en 1894, la première guerre sino-japonaise opposa le Japon à la Chine, motivée en partie par une stratégie cherchant à lutter contre la Russie. Dès 1868, le Japon avait l’œil sur la Corée, espérant la moderniser tout en se protégeant contre une avancée russe vers le sud. La Corée était toutefois déjà un vassal de la Chine des Qing, qui n’admettait pas l’intrusion du Japon. Les tensions s’aggravèrent et la guerre éclata.

Suite à la victoire écrasante du Japon en 1895, la Chine se trouva obligée de reconnaître l’indépendance de la Corée par le traité de Shimonoseki, ainsi que de souscrire une indemnité importante de 200 millions de taels (équivalent à environ 310 millions de yens à l’époque, ce qui était plus que le double du revenu national), et céder au Japon des territoires tels que la péninsule du Liaodong, et l’archipel que l’on appelle maintenant Taïwan.

Au moment où le Japon était encore grisé par sa victoire, la Russie lui fit cadeau d’une douche froide : elle avait réussi à convaincre la France et l’Allemagne de s’allier à elle pour demander au Japon de ne pas annexer la péninsule du Liaodong. Cette initiative est connue sous le nom de la Triple Intervention.

Sachant que la victoire serait impossible sans céder à cette demande, le Japon renonça à ce territoire. Cependant, la Russie prit par la suite le contrôle des ports de Lushun (Port Arthur) et Dalian sur la péninsule par le biais d’une concession, et se mit à consolider son autorité dans toute la région. Ayant expédié des troupes supplémentaires durant la révolte des Boxers au tournant du siècle, la Russie avait réussi à étendre son influence sur toute la Mandchourie.

Le peuple japonais belliqueux et peu de pacifistes

Pendant ce temps, le gouvernement coréen, irrité de l’influence japonaise, s’était rapproché de la Russie. La reine Min, qui jouait un rôle central dans le gouvernement, fut assassinée suite à un complot de Miura Gorô, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Japon en Corée. Le roi Gojong, mari de la reine Min, se réfugia à l’ambassade de Russie et la Corée tenta de fonder un nouveau gouvernement grâce au soutien financier et militaire de la Russie.

La réaction du Japon fut de se rapprocher de l’empire britannique, et l’alliance anglo-japonaise a été signée en 1902. Le Royaume Uni considérait que la Russie menaçait ses intérêts en Chine et en Inde, et apporta donc son soutien au Japon pour freiner les avances de la Russie en Asie de l’Est.

Avec un allié puissant à ses côtés, le gouvernement japonais voulait que la Russie reconnaisse son autorité en Corée et, en contrepartie, était prêt à admettre que la Russie contrôlait la Mandchourie. À cette période, le Japon cherchait encore des solutions diplomatiques aux problèmes bilatéraux. Mais le peuple japonais, en parallèle, enhardi par cette alliance avec le Royaume-Uni, voulait déclarer la guerre. Alors, quand la Russie débuta la construction d’une base militaire au nord de la Corée, l’opinion publique devint massivement pro-guerre.

Cette réaction était due en partie au manque de détails fournis par le gouvernement japonais sur les atouts relatifs du Japon et de la Russie, mais la presse avait aussi sa part de responsabilité. La quasi-totalité des journaux et magazines avaient adopté un ton belliqueux pour augmenter leurs ventes, sans parler des prédictions internationales que la Russie vaincrait, préférant attiser les flammes d’un conflit imminent.

S’il existait quelques pacifistes connus qui étaient contre cette guerre, ceux-ci étaient peu nombreux. Uchimura Kanzô se fondait sur une approche humanitaire chrétienne, tandis que Kôtoku Shûsui et Sakai Toshihisko avaient plutôt une perspective socialiste. Quand le journal Yorozu Chôhô apporta son soutien à la guerre, Kôtoku démissionna et fonda Heiminsha, une maison d’édition qui publia le quotidien anti-guerre Heimin Shimbun, après le début du conflit. La poétesse Yosano Akiko écrivit aussi son célèbre poème contre la guerre, Kimi shinitamô koto nakare (Ne donne pas ta vie) pour son frère qui est parti au front.

Yosano Akiko, grande poétesse du romantisme japonais. Elle écrivait aussi beaucoup sur les questions féminines et l’éducation. La photo provient de  « Portraits de japonais de l’ère moderne » (Kindai Nihonjin no Shôzô). (Avec l’aimable permission de la Bibliothèque Nationale de la Diète)
Yosano Akiko, grande poétesse du romantisme japonais. Elle écrivait aussi beaucoup sur les questions féminines et l’éducation. La photo provient de « Portraits de japonais de l’ère moderne » (Kindai Nihonjin no Shôzô). (Avec l’aimable permission de la Bibliothèque Nationale de la Diète)

Suite > Le vain espoir d’une courte guerre

Tags

Russie histoire guerre Meiji

Kawai AtsushiArticles de l'auteur

Né à Tokyo en 1965. Professeur invité à l’Université Tama. Achève son cursus doctoral en histoire à l’Université Waseda, puis mène ses travaux de recherche et d’écriture sur l’histoire tout en enseignant l’histoire japonaise dans le secondaire. Auteur de plus de 200 textes, dont les ouvrages récents Nihonshi wa gyaku kara manabe (Étudier l’histoire japonaise à rebours) et Isetsu de yomitoku Meiji ishin (Comprendre la restauration de Meiji via les théories dissidentes).

Autres articles de ce dossier