Le manga et l'anime deviennent des marques
« Golden Kamui », le phénomène du manga qui sonde les profondeurs des désirs humains
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Un succès mondial qui incarne l’essence du manga
Originellement publiée chaque semaine dans le magazine Young Jump, le manga Golden Kamui, écrit et dessiné par Noda Satoru, s’est vendu à 19 millions d’exemplaires au total pour l’ensemble de ses 31 volumes reliés, et une adaptation cinématographique en prise de vue réelle est également en préparation.
En 2019, la série est également devenue la « tête d’affiche » de la culture manga, en étant affichée sur les visuels de promotion d’une exposition de grande ampleur autour des bandes dessinées japonaises au British Museum de Londres (voir notre article lié). On peut même dire que Golden Kamui répond à une question quintessentielle : « Qu’est-ce que les mangas cherchent à exprimer ? » La réponse est : « la perversion ». Ou, si ce terme porte à confusion, on peut aussi dire que les mangas parlent de l’énergie primitive qu’on peut appeler « le désir humain ».
L’histoire débute à Hokkaidô peu après la fin de la guerre russo-japonaise (1904-1905). Cette île, ayant à peu près la taille de l’Autriche actuelle, se situe à la « tête » métaphorique de l’archipel japonais. Et au nord, à une petite distance du détroit de Sôya, se situe l’île de Sakhaline, ancien lieu frontalier entre le Japon et la Russie. Le soldat Sugimoto Saichi, un des personnages centraux de cette histoire, retourne à Hokkaidô juste après la guerre dans l’espoir de faire fortune suite à la ruée vers l’or en cours dans ce territoire.
Les choses ne se déroulent pas comme prévu pour Sugimoto qui entend rapidement parler d’une réserve d’or amassée par le peuple des Aïnous natif de Hokkaidô durant leur résistance à l’expansion du territoire japonais. Une rumeur dit qu’un homme aurait tué plusieurs Aïnous et caché un trésor avant d’être capturé et envoyé dans la prison d’Abashiri. C’est en détention que l’homme aurait tatouée une carte codée répartie sur les corps de 24 autres prisonniers, qui ont ensuite réussi à s’échapper après avoir occis des soldats qui les avaient transportés dans l’espoir de déchiffrer leur secret.
« Celui qui saura réunir ces tatouages et déchiffrer le code pourra trouver l’or. » En entendant ces mots d’un camarade prospecteur, Sugimoto décide de ne pas le considérer au sérieux, les prenant pour les divagations d’un vieil ivrogne. Mais l’attitude amicale de cette homme change rapidement, et il finit par pointer un pistolet sur Sugimoto, en insistant sur le fait qu’il en aurait trop dit.
Une bagarre s’ensuit. Sugimoto prend le dessus et poursuit son assaillant. Il rencontre alors une jeune Aïnoue nommée Asirpa, une chasseuse émérite ayant une profonde connaissance de la nature sauvage des lieux, et la paire décide de faire équipe afin de trouver le trésor caché.
Mais nos deux héros ne sont pas les seuls sur la piste, et ils se retrouvent impliqués dans une bataille pour l’or au sein des forêts du nord qui les dresse contre les motivations et les désirs déviants de leurs rivaux. Parmi eux, nos héros devront faire face à la 7e division d’élite, que l’on dit être la plus puissante unité de combat de l’armée impériale japonaise, ainsi que les criminels de haut niveau qui forment le gang des 24 évadés.
Une époque de marginalité pour les minorités au Japon
De différentes manières, tous ceux engagés dans cette ruée vers l’or peuvent être décrits comme des parias de la société traditionnelle. Les troupes de la 7e division, par exemple, ont été abandonnés par leur gouvernement.
Au milieu du XIXe siècle, le Japon féodal a connu une vague d’expansionnisme colonial venue des puissances occidentales. En réponse à cette époque de changements, la Restauration de Meiji a été une période de modernisation intensive durant laquelle le premier parlement civil japonais a été formé. Et en matière de sécurité nationale, l’approche du nouveau gouvernement a été d’entrer en guerre totale avec deux pays voisins : la dynastie chinoise Qing, et la Russie impériale. Des paysans aux artisans, des milliers de civils ont été envoyés au front, et bien que le Japon ait finalement triomphé dans les deux conflits, nombre d’entre eux ont perdu la vie sur des rives étrangères dans la brutalité sans précédent des guerres modernes. Dans Golden Kamui, la 7e division est dirigée par Tsurumi Tokushirô, un lieutenant devenu défiguré et mentalement dérangé à cause d’une blessure de guerre. Sa quête de l’or caché est motivée par le désir de s’assurer que la mort de ses camarades n’a pas été en vain, en usant des richesses pour instaurer un gouvernement militaire à Hokkaidô. Malgré son comportement anormal, Tsurumi est doté d’un intellect effrayant ainsi que d’un charisme presque mystique. Et sous ses ordres se trouve une équipe de choc constituée de combattants d’élite tout juste sortis de la guerre.
Un second groupe de parias est constitué des laissés pour compte de l’histoire : les prisonniers évadés, menés par le « dernier samouraï », le bien connu Hijikata Toshizô, librement inspiré du personnage historique du même nom.
Avant la Restauration de Meiji et la naissance du gouvernement civil, le Japon féodal était dirigé par la classe des samouraïs. Le véritable Hijikata avait dû se battre contre les forces gouvernementales du côté du shogunat renversé, avant de trouver la mort sur le champ de bataille en essayant de faire de Hokkaidô un état indépendant.
Mais dans Golden Kamui, Hijikata n’est pas décédé. Il a en réalité été emprisonné à Abashiri, où il est devenu l’un des 24 prisonniers tatoués avec des fragments de la carte au trésor. Malgré son âge avancé, il n’a rien perdu de son esprit combatif, de son habileté à l’épée, de son acuité tactique, et de son aspiration à l’indépendance de Hokkaidô.
Dans sa quête de l’or, la faction de Hijikata, composée d’autres évadés d’Abashiri, inclut de nombreux combattants terrifiants, dont notamment un combattant suprême de judo, un tireur d’élite aveugle, ainsi que d’autres samouraïs ayant survécus.
La vision du monde des Aïnous au cœur de l’histoire
Sugimoto est un exilé lui aussi, puisque les membres de sa famille avaient été écartés par les résidents de leur village de la préfecture de Kanagawa après avoir été affligés d’une maladie infectieuse mortelle.
Il est le seul survivant de son foyer, et avant que la contagion ne s’empare de la vie du dernier membre de sa famille, il décide de brûler sa maison et de partir du village, laissant derrière lui son âme sœur et ancienne partenaire amoureuse, Umeko. De retour deux ans plus tard, après avoir constaté avec satisfaction qu’il avait réussi à guérir, il découvre avec stupeur que durant son absence, sa bien-aimée s’est mariée avec son meilleur ami Kenmochi Toraji.
Cependant, Umeko commence à perdre la vue. Pendant ce temps, son époux est envoyé à la guerre au côté de Sugimoto et meurt sur le champ de bataille. Promettant à son ami mourant qu’il prendrait soin de sa veuve et de leur enfant, c’est la prise de conscience du fait qu’il a besoin d’argent pour financer le traitement des yeux déficients d’Umeko qui motive Sugimoto à chercher fortune à Hokkaidô.
Sugimoto n’a pas réussi à stopper la maladie qui a emporté sa famille, mais il est lui-même parvenu à y survivre. Ce qui pousse Sugimoto à poursuivre sa quête (en dehors de sa robustesse incroyable et de ses prouesses martiales et athlétiques) est sa croyance grandissante en son immortalité.
Finalement, Asirpa-san (telle que Sugimoto tient à l’appeler, avec le suffixe honorifique « san » ajouté à son nom) est une membre de l’une des minorités ethniques du Japon. À l’époque préhistorique, les ancêtres des Aïnous vivaient en tant que chasseurs-cueilleurs tout autour du Japon. Mais à mesure qu’une société agraire basée sur la culture du riz s’enracine dans le pays, ils ont été amenés plus au nord, et Hokkaidô est devenu leur bastion final. L’époque médiévale a vu l’émergence de la culture unique d’Okhotsk, dont le peuple a commencé à commercer avec les Japonais. Mais durant les débuts de la modernité, la dominance économique de l’île principale du pays a grandi, et à partir de la Restauration de Meiji, la culture Aïnoue a commencé à disparaître, avec notamment l’adoption forcée de noms japonais.
Mais la vision du monde des Aïnous, leur compréhension de la vie en harmonie avec la nature, ainsi que leur hardiesse, requise à la survie dans la nature cruelle de Hokkaidô, sont restées intactes. Golden Kamui est donc également un portail vers le mode de vie de cette minorité ethnique, qui explique leur mentalité, leurs innovations, ainsi que leur existence en tant que chasseur-cueilleur. C’est l’un des autres points d’attrait majeur de l’œuvre.
Et bien que le trésor caché fasse partie de l’héritage de son peuple, les propres raisons d’Asirpa pour se joindre à la chasse sont plus personnelles : découvrir ce qui est arrivé à son père (qui serait mort en protégeant le trésor), en apprendre davantage sur la responsabilité qui lui a été confiée, et enfin, se trouver elle-même.
Mais bien que ces personnages représentent tous des minorités, ce n’est pas pour autant dire qu’ils sont faibles et à la recherche de protection. Car s’ils l’étaient, ils ne pourraient pas survivre bien longtemps à la bataille pour l’or au sein des dangereux paysages du nord. En vérité, chacun des individus décrits dans Golden Kamui est doté d’une force de survie débordante.
Si l’on veut bien m’excuser de raconter une histoire personnelle, je me souviens qu’en travaillant pour une publication de manga dans ma jeunesse, un collègue plus expérimenté m’avait dit une fois : « Les mangas ne sont pas un bon mode d’expression s’ils ne sont pas connectés à la libido des êtres humains à un niveau fondamental ». Quand cette libido va un peu trop loin, on peut dire qu’on s’approche de la perversion, et Golden Kamui est une œuvre qui semble constamment prête à franchir cette ligne rouge.
Qu’est-ce qu’est, en vérité, la forme d’art qu’on appelle le manga ? J’en ai entendu parler comme d’une forme d’expression offrant un soutien total aux désirs humains (et je ne peux qu’admettre la véracité de cette définition). Mais c’est précisément parce que ces convoitises sont partagées par tous les hommes que ce manga a pu trouver une telle popularité hors des frontières nationales. Golden Kamui sait particulièrement bien mettre en relief l’universalité des désirs humains.
Il est fascinant de constater que les acteurs de cette chasse au trésor sont plus étroitement liés à des groupes en fonction des différentes manières dont ils se déplacent dans le monde. Les soldats de la 7e division subissent de folles manipulations psychologiques qui les rendent encore plus soudés, tandis que le groupe de Hijikata trouve son unité dans la poursuite d’objectifs communs, tout du moins au début de l’histoire. Sugimoto et Asirpa, et plus tard Shiraishi, un maître des évasions de prison qui se joint à eux, renforcent leur relation en tissant de profonds liens de confiance.
En examinant ce qui rassemble ces peuples, c’est la nation qui semble être l’élément le plus important pour définir leurs liens. Golden Kamui, en tant qu’histoire de ceux qui ont à la fois forgés et brisés leurs connections, est une explication de la façon dont les gens créent des « pays » qui leur sont propres. J’espère que vous saurez trouver le temps de découvrir comment, à la fin de l’histoire, ceci arrive de manière imprévue, grâce à une source à laquelle nul ne pouvait s’attendre...
(Photo de titre de Nippon.com)