
Setouchi Jakuchô, une écrivaine et nonne bouddhiste hyperactive jusqu’à ses 99 ans
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Devenue nonne bouddhiste, elle entame des grèves de la faim
Après être devenue nonne de la secte Tendai en 1973, à l’âge de 51 ans, elle adopte le nom de Jakuchô et consacre plus de temps à ses activités religieuses. Répondant dans la mesure du possible aux demandes de conseils de ses lecteurs au sujet de questions comme l’amour, le divorce, ou la mort de proches, exhortant dans ses essais les femmes et les jeunes à acquérir leur indépendance, elle est très écoutée et a certainement contribué à une évolution des mentalités. Les tourments qu’a fait naître chez elle son départ du domicile familial, immédiatement après la guerre, en abandonnant sa fille alors âgée de quatre ans, y sont pour quelque chose.
En 1987, elle devient supérieure du temple Tendai-ji de la ville de Ninohe, dans la préfecture d’Iwate. J’ai eu plusieurs fois l’occasion, quand j’allais l’interviewer, de voir les files de cars de tourisme venus de tout le Japon remplis de personnes qui voulaient assister à ses enseignements les jours où elle les donnait. Installée dans son ermitage de Jakuan à Sagano, près de Kyoto, elle allait régulièrement dans son temple, et donnait aussi des conférences dans tout le Japon. La vigueur physique qu’elle a conservée jusqu’au milieu de sa neuvième décennie était stupéfiante.
Dans ses enseignements, fidèle, elle associait en permanence les Quatre Visions de la vie de toute homme à la politique et aux problèmes internationaux. Difficile d’oublier la manière dont elle se donnait entièrement dans ces moments où elle prêchait en tant que bouddhiste, pour qui la vie et l’âme humaine sont ce qui compte le plus. Si Endô Shûsaku dont il a été question plus haut, est l’écrivain catholique par excellence, on peut considérer que les romans de Setouchi relèvent d’une littérature imprégnée d’une pensée bouddhiste adaptée à notre temps.
C’est en tant que bouddhiste qu’elle a entamé en 1991 une grève de la faim pour exprimer son opposition à la Guerre du Golfe. Elle a alors acheté, à partir de ses fonds privés et de ceux qu’elle avait récoltés, pour 13 millions de yens de médicaments, qu’elle est allée elle-même apporter à Bagdad en avril 1991. Après les attentats du 11 septembre 2001, elle a entamé une nouvelle grève de la faim dans le but de plaider pour un arrêt immédiat de la guerre menée en Afghanistan pour les venger. Jusqu’à sa mort, le médecin Nakamura Tetsu [Ce médecin japonais, né en 1946, s’était installé en 1991 en Afghanistan. Il y avait ouvert trois cliniques et œuvré à la création d’un canal dans une zone désertique. Il est mort là-bas en 2019, victime d’un attentat.] a été son ami.
Dix ans plus tard, en 2011, après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, elle est allée participer aux services commémoratifs dans toute la région, malgré la dégradation de son état de santé, et elle s’est entretenue avec Donald Keene, né la même année qu’elle et aujourd’hui disparu, dans le temple Chûson-ji de Hiraizumi qui venait d’être inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. J’étais chargée de transcrire ce dialogue pour le Yomiuri Shimbun. Les deux nonagénaires, décorés l’un comme l’autre de l’Ordre japonais de la culture, ne pouvaient se déplacer qu’en fauteuil roulant. Mais devant les caméras, ils se tenaient debout et souriaient. J’ai été profondément impressionnée par leur longue conversation destinée à encourager les personnes affectées par le séisme.
Continuer à écrire dans sa centième année
Tout en ne cessant de faire parler d’elle, par un roman écrit sur téléphone portable, ou encore par l’ouverture précoce d’un compte Instagram, Setouchi Jakuchô a continué à publier jusqu’à l’année de sa disparition. Voici ce qu’elle a écrit dans la brochure annonçant la parution des derniers cinq volumes de ses œuvres complètes qui en comptent ving-cinq :
« Pour moi, vivre, c’est écrire. Aujourd’hui dans ma centième année, je soupire devant cette nouvelle addition à mes œuvres complètes, en pensant que je peux à présent mourir. »
Sa vie s’est achevée en novembre 2021, peu de temps après avoir écrit ces lignes. Setouchi Jakuchô dont la carrière littéraire a duré 70 ans avait d’elle-même renoncé au sexe en entrant dans les ordres. Dans notre nouvelle époque, les femmes qui écrivent ne sont plus rangées dans une catégorie à part, et ne souffrent plus de discrimination. Elle aura vécu assez longtemps pour la connaître.
Dans le processus qui l’a vue reprendre le flambeau de la littérature japonaise à l’histoire millénaire pour la faire s’épanouir aujourd’hui, elle a dû connaître d’intenses conflits entre l’écrivaine et la nonne en elle, mais ils l’ont rendu plus forte, et ont donné encore plus de profondeur et d’attrait à son œuvre. Elle nous a montré ce que pouvait être une vie longue d’un siècle.
Pour les lecteurs qui ne la connaissent pas, j’aimerais recommander trois parmi ses quelques quatre cents titres. Tout d’abord Basho, (Les lieux), un long roman dans lequel elle se retourne sur vie, publié en 2001, juste avant son quatre-vingtième anniversaire, couronné par le prix Noma. Puis Kanoko ryôran, (1965), une biographie implacable de la vraie Okamoto Kanoko, une poétesse et écrivaine de génie de l’ère Taishô, connue comme la mère du peintre Okamoto Tarô. Et enfin Bi ha ranchô ni ari Itô Noe to Ôsugi Sakae, (1966), chronique authentique du couple formé par la dernière rédactrice en chef du magazine féministe Seitô, et l’anarchiste représentatif de l’ère Taishô. Ces œuvres qui dépeignent des êtres humains qui ont vécu leur vie passionnément, bien qu’ils n’aient pas eu le même sens des valeurs quant à l’amour et à l’éthique, continueront sans doute à être lues.
(Ndlr : un roman de Setouchi Jakuchô est paru en français, La fin de l’été, aux éditions Philippe Picquier. Publié au Japon en 1963, il raconte l’histoire d’un ménage à trois avec un étudiant.)
(Photo de titre : Setouchi Jakuchô s’adresse à la foule lors d’un enseignement spécial au temple Tendai-ji dans la ville de Ninohe, préfecture d’Iwate, en octobre 2015. Kyôdo)
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