Setouchi Jakuchô, une écrivaine et nonne bouddhiste hyperactive jusqu’à ses 99 ans

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Ozaki Mariko [Profil]

Écrivaine et nonne bouddhiste, Setouchi Jakuchô est décédée en novembre 2021, à l’âge de 99 ans. Quelle a été la véritable influence sur la société nippone et la littérature contemporaine de cette femme hyperactive à la vie bien remplie ? Une professeure qui l’a suivie pendant près de trente ans nous en parle.

Une romancière à la carrière exceptionnellement longue

Depuis la disparition Setouchi Jakuchô, le 9 novembre 2021, de nombreux magazines lui ont consacré des dossiers spéciaux, et plusieurs nouveaux ouvrages à son sujet ont été publiés. Cela montre qu’elle était très estimée dans notre époque où les écrivains connus de tous sont plus rares qu’autrefois. Mais on peut se demander à quel point son œuvre a été véritablement comprise et appréciée.

Née en l’an 11 de l’ère Taishô, c’est-à-dire en 1922, Setouchi Jakuchô est contemporaine de « la troisième génération des écrivains d’après-guerre ». Elle était d’ailleurs particulièrement proche d’Endô Shûsaku (auteur de Silence), né un an après elle, qui en faisait partie. Les deux écrivains ont des points communs : auteurs tous les deux de romans aux thèmes sérieux d’une grande qualité littéraire, ils s’adressaient aussi à leurs lecteurs à travers des essais, et n’hésitaient pas à participer à des émissions télévisées.

« La troisième génération des écrivains d’après-guerre », c’est le nom donné à la vague d’écrivains qui ont débuté au début des années cinquante, comme Kita Morio, Yoshiyuki Junnosuke, ou encore Agawa Hiroyuki.

Setouchi Jakuchô a cependant fait ses débuts en littérature aux côtés d’auteurs perçus comme relevant de la littérature populaire, à l’image de Shiba Ryôtarô, Itsuki Hiroyuki, Tanabe Seiko ou encore Yamasaki Toyoko. C’était avant qu’elle entre dans les ordres, quand elle publiait sous le nom de Setouchi Harumi. Ces auteurs créaient des romans dont on parlait beaucoup, qui paraissaient d’abord en feuilleton dans les quotidiens et les magazines, et qui devenaient souvent, une fois qu’ils sortaient en librairie, des best-sellers. À cette époque, le monde de l’édition et de la littérature était au centre de la vie culturelle.

La période de la bulle économique japonaise, dans les années 1980, a aussi été une période où sont apparus de nombreux nouveaux écrivains d’une grande diversité. Les romans japonais ont commencé à être lus à l’étranger avec des auteurs comme Murakami Haruki ou Yoshimoto Banana, et en 1994, Ôe Kenzaburô a obtenu le prix Nobel de littérature. La période de la bulle s’est prolongée pour l’édition jusqu’aux années 1996-1997, mais nul n’ignore qu’avec la propagation d’internet, les magazines ont beaucoup souffert. Les grandes maisons d’édition ont ensuite connu des années très difficiles, et elles n’ont réussi à redresser la barre que depuis peu avec la mise en orbite réussie de l’édition électronique avec des contenus comme les mangas. Setouchi Jakuchô a été une exception en ce que ses œuvres ont continué à être lues. Elle a eu une carrière très longue.

L’une des raisons de cette longévité peut sans doute être recherchée dans la série Kien mandara, publiée en feuilleton dans le quotidien Nihon Keizai Shimbun, de 2007 à 2011. Ce sont des essais dans lesquels elle dépeint avec une grande vivacité 135 personnalités décédées. Shimazaki Tôson, qu’elle avait entrevu quand elle était étudiante à l’Université féminine de Tokyo, est le premier portrait qu’elle dresse, et on y trouve aussi des hommes politiques avec qui elle avait dialogué comme Tanaka Kakuei et ou de grands écrivains comme Tanizaki Junichirô. Elle y déploie la curiosité et la capacité d’action qu’elle manifestait déjà avant la guerre, ainsi que la force de son destin qui lui a fait rencontrer tant de gens.

Une filiation d’écrivaines qui l’ont beaucoup influencée

Parmi les femmes écrivains de son époque que Setouchi voyait comme des points de repère, et qui ont aussi été ses alliés, figurent des auteures talentueuses, comme Enchi Fumiko et Uno Chiyo, qui appartenaient toutes deux à la génération précédente, ou encore Kôno Taeko et Ôba Minako, qui étaient de la sienne.

Ariyoshi Sawako et Sono Ayako sont considérées aujourd’hui comme des femmes écrivains les plus populaires dans les années 1960. Elles ont aussi commencé à écrire dans la décennie précédente, publiaient en feuilletons dans les journaux des romans qui abordaient des thèmes comme l’environnement ou la médecine, répondant ainsi aux attentes de l’époque. Mais le monde et les prix littéraires maintenaient une certaine distance avec leurs œuvres.

Par contraste, ces cercles accordaient de l’importance à d’autres écrivaines comme Enchi Fumiko, qui avait une connaissance approfondie des classiques, ou encore Uno Chiyo, dont l’art consommé du roman était apprécié. Leur travail était considéré comme relevant de la littérature contemporaine. Setouchi qui le respectait a souvent déclaré que ces deux auteures lui avaient apporté beaucoup d’encouragement.

En 1987, la dernière année de l’ère Shôwa, Ôba Minako et Kôno Taeko ont été les premières femmes à rejoindre le jury du prix Akutagawa, et l’on peut sans doute considérer que ce n’est qu’à partir de ce moment que les écrivaines sont entrées sur un pied d’égalité avec les hommes dans la littérature japonaise. Setouchi elle-même, longtemps qualifiée d’auteure à la mode, et qui avait par ailleurs côtoyé Kôno Taeko dans les revues littéraires amateurs où elles ont toutes les deux fait leurs premières armes, a commencé à être publiée dans les revues littéraires reconnues.

Ôba Minako et elle se sont aussi efforcées dans leur travail de lier les littératures classiques et contemporaines. Née pendant l’ère Taishô (1912-1926), Setouchi n’avait aucun mal à lire la littérature classique, et les recherches qu’elle a entreprises pour écrire des biographies romancées de personnalités comme Higuchi Ichiyô ou Kanno Sugako, lui ont permis de développer plus encore ses capacités dans ce domaine. Dans les années 80, elle a continué dans cette voie, en décrivant avec l’acuité historique et religieuse dont elle était seule capable les vies de grands hommes du passé comme Saigyô, Ryôkan, ou Ippen Shônin, ce qui lui a apporté plus de lecteurs masculins.

Sa traduction en langue moderne du Dit du Genji, un projet auquel elle tenait beaucoup, dix volumes dont le dernier est paru en 1998, a été un énorme succès, avec plus de deux millions d’exemplaires vendus. Fidèle au texte original tout en incluant les résultats des recherches universitaires les plus récentes, écrit dans une langue facile à comprendre, le « Genji de Setouchi » surpasse les traductions de Yosano Akiko ou de Tanizaki Junichirô, et continuera sans doute à être lu comme l’édition définitive moderne.

Suite > Devenue nonne bouddhiste, elle entame des grèves de la faim

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Ozaki MarikoArticles de l'auteur

Professeur à la faculté culture, médias et société de l’Université Waseda, chercheuse invitée à l’Institut de recherche Yomiuri. Entrée en 1982 au quotidien Yomiuri Shimbun, elle est chargée à partir de 1992 de l’édition et des arts dans le service culturel au siège de Tokyo, dont elle prend ensuite la tête. Membre de comité de rédaction du quotidien, elle obtient en 2016 le prix des journalistes du Japon. Elle commence à enseigner à l’Université Waseda en 2020. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur des auteurs comme Setouchi Jakuchô ou Ôe Kenzaburô et également l’essai Écrire au Japon : le roman japonais depuis les années 1980 (Ed. Picquier, 2007).

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