Derrière le mystère des momies « ningyo », les sirènes japonaises
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Des apparitions dans les archives historiques japonaises
Depuis les temps anciens jusqu’au milieu de l’époque d’Edo (1603-1868), ont été recensés tout autour du Japon des enregistrements d’observations de ningyo (« sirène »). Ces ningyo seraient principalement apparus le long de la côte de la mer du Japon, dans la région qui comprend aujourd’hui la préfecture d’Aomori et la préfecture d’Ôita. La plus ancienne observation peut être trouvée dans le Nihon shoki (« Chroniques du Japon »), un écrit du VIIIe siècle décrivant des événements qui se seraient tenus durant la 27e année de règne de l’impératrice Suiko (en l’an 619 environ). Un animal marin « semblable à un humain » aurait été aperçue dans la rivière de la province d’Ômi (aujourd’hui préfecture de Shiga) et un pêcheur aurait attrapé une créature « ni homme, ni poisson » dans la province de Settsu (faisant aujourd’hui partie des préfectures de Hyôgo et d’Osaka). Nulle mention n’est cependant encore faite du mot ningyo. Durant l’ère Meiji (1868-1912), le savant multidisciplinaire Minakata Kumagusu avait suggéré qu’il s’agissait plutôt d’observations de salamandres.
Le mot ningyo (人魚, nin « humain », gyo « poisson ») est apparu pour la première fois dans le plus vieux dictionnaire Japonais-Chinois, le Wamyô ruijushô, en 937. D’après les informations du texte de géographie chinoise Shanhaijing (« Classique des montagnes et des mers ») et d’autres sources, ces créatures ont à la fois un corps de poisson et un visage humain, avec une voix d’enfant.
Le recueil d’histoires Kokon chomon jû (« Recueil des traditions de jadis et de maintenant »), datant de 1254, décrit l’apparence de ces créatures marines avec précision. Un des récits, prenant place dans la province d’Ise (aujourd’hui préfecture de Mie) au siècle précédent, raconte comment des pêcheurs locaux étaient parvenus à attraper trois grands poissons à l’apparence fort étrange. Ils étaient dotés de visages humains, mais avec des bouches protubérantes dotées de petites dents, et des traits proches de ceux des singes. Et lorsqu’on s’approchait de ces mystérieuses créatures, elles se mettaient soudain à crier et à pleurer. Les villageois avaient alors décidé de manger l’une d’entre elles, qui était apparemment « délicieuse ». L’auteur commente l’histoire en ces termes : « peut-être était-ce là des ningyo »...
L’Azuma kagami (« Miroir de l’Est »), une chronique historique compilée par le shogunat de Kamakura, note l’apparition en 1247 d’ « un large poisson semblable à un corps humain » dans la mer au large de Tsugaru (aujourd’hui préfecture d’Aomori). C’était l’année du conflit Hôji, durant laquelle le clan Hôjô, qui a tenu les rênes du pouvoir de facto durant le shogunat, a décimé ses rivaux du clan Miura. L’ouvrage plus ancien intitulé Hôjô godai ki (« Chroniques de la famille Hôjô sur cinq générations ») considère ce poisson comme un ningyo, et rapporte une dizaine d’autres observations de ces étranges créatures, liant leurs apparitions aux tumultes de l’époque.
En 1999, une tablette en bois illustrant un prêtre avec ce qui semble être un ningyo a été déterrée dans le site archéologique de Suzaki (préfecture d’Akita). Cet ouvrage, qui semble dater de la seconde moitié du XIIIème siècle, comporte des écrits qui peuvent être interprétés ainsi : « C’est une pauvre bête, mais tu dois la tuer. » Durant la période médiévale, où les conflits étaient particulièrement fréquents, l’apparition d’un ningyo constituait un mauvais présage. On pense donc que le prêtre est illustré en train de faire une offrande, dans le but d’éviter un désastre à venir.
Les « sirènes japonaises » vues par les historiens naturalistes, les écrivains et les artistes
À partir de l’époque d’Edo, des recherches sur les ningyo sont effectuées sous l’angle de l’histoire naturelle, qui s’est développée à travers une fusion entre le honzôgaku (la recherche sur les herbes médicinales chinoises) et le rangaku (les études scientifiques occidentales, qui ont fait leur entrée au Japon à l’aide des documents en hollandais).
Le livre de Kaibara Ekken intitulé Yamato honzô (« Les herbes médicinales japonaises », 1709) fait référence à l’ouvrage chinois du XVIe siècle Bencao gangmu (« Classement raisonné de la materia medica ») pour avoir rendu compte des propriétés médicinales des os de ningyo, notamment pour se prémunir de la présence de sang dans les selles. La première encyclopédie illustrée du Japon, Wakan sansai zue (« Encyclopédie illustrée sino-japonaise »), est parue en 1713. Elle liste le ningyo aux côtés des autres types de poisson, et explique que ses os étaient utilisés aux Pays-Bas en tant qu’antidote. Son illustration présente un haut du corps féminin et une queue proche de celle d’un poisson, ce qui est semblable à l’image actuelle d’une sirène classique.
Dans l’ouvrage Rokumotsu shinshi (« Nouveau traité sur six choses », 1786), Ôtsuki Gentaku, citant des sources japonaises et chinoises, ainsi que les travaux du célèbre chirurgien français Ambroise Paré et du naturaliste polonais John Jonston, conclut que ces créatures marines ont bien existé, et décrit leur apparence ainsi que leurs effets médicinaux.
Le savant en kokugaku (études nativistes) Hirata Atsutane semble lui aussi avoir cru que les ningyo avaient non seulement bien existé, mais qu’ils procuraient également toutes sortes de bienfaits sur la santé. Dans une lettre datée de 1842, il discute de la façon dont il était parvenu à obtenir « un os de ningyo », Il avait alors choisi un jour propice avec ses amis pour le moudre, y ajouter de l’eau, et le boire, dans l’espoir de parvenir à augmenter leur espérance de vie.
À la même époque, des écrivains et des artistes ont crée leurs propres sirènes à l’allure séduisante. Dans l’ouvrage Budô denraiki (« Les traditions de la voie du samouraï », 1687), Ihara Saikaku décrit l’apparition d’un ningyo en 1247 dans la mer au large de Tsugaru. À la différence du poisson ressemblant à un corps humain aperçu la même année dans « Miroir de l’Est », le ningyo de Saikaku a le visage d’une belle femme, avec une crête de coq sur la tête. La créature diffuse une odeur douce et crie comme une alouette. À cette époque, peu d’archives décrivent les ningyo en détail. Il est donc probable que Saikaku ait incorporé des éléments issus de sa propre imagination.
Au XIXe siècle, les artistes d’ukiyo-e Utagawa Hiroshige II et Kunisaga ont collaboré sur une série d’estampes intitulée Kannon reigenki (« Les miracles de Kannon »). L’une d’entre elles illustre une femme flottant avec un bas du corps de poisson. Cette scène présente une sirène qui était autrefois humaine. Elle supplie le prince Shôtoku (venu dans la province d’Ômi afin de diffuser le bouddhisme) de lui permettre d’être sauvée et d’atteindre l’illumination. Autour des côtes du lac Biwa, la tradition dit encore qu’un ningyo est apparu dans la province, comme décrit dans « Chroniques du Japon ».
Yao Bikuni et la princesse du sanctuaire
La légende japonaise la plus célèbre concernant les ningyo est l’histoire de Yao Bikuni (« la religieuse de 800 ans »). De nombreuses variations de ce conte existent, centrées sur la province de Wakasa (aujourd’hui préfecture de Fukui). Pour résumer simplement, le père de Bikuni avait acquis de la viande de ningyo, que sa fille s’est empressée de déguster. Grâce aux mérites de cette nourriture, elle est restée jeune pendant 800 ans, et est devenue religieuse bouddhiste. Selon certaines versions, elle aurait même vécu près de 1 000 ans, comme dans la variation donnée par la préfecture d’Okayama.
« Il n’y a pas d’enregistrements d’observations de ningyo à Okayama, mais il y a de nombreuses traditions concernant Bikuni dans la préfecture », déclare Kinoshita Hiroshi, qui dirige la Société de préservation du folklore d’Okayama. « Par exemple, il y a cette histoire disant que quand elle s’est décidée à voyager de province en province, elle a planté son bâton de marche dans le sol, avant de déclarer : “Quand je reviendrai ici, ma canne sera encore enracinée sur cette terre.” Et le bâton aurait alors pris racine, pour finalement devenir un grand arbre. » Une légende raconte également qu’une jeune personne aurait ensuite voyagé depuis Okayama jusqu’à la province de Wakasa afin de rencontrer Yao Bikuni. La religieuse s’est alors remémorée sa ville natale et s’est sentie nostalgique d’évènements survenus près d’un millénaire auparavant.
« La signification et le rôle assigné aux ningyo a changé à travers les différentes époques et situations », déclare Kinoshita. « Ils étaient souvent considérés comme nuisibles pendant la période médiévale, mais ils pouvaient parfois être de bon augure. Pendant l’époque d’Edo, des maladies telles que la variole et la rougeole étaient très répandues, et la jinja hime (« princesse du sanctuaire ») a pris le rôle prophétique et avertisseur qui serait plus tard associé à Amabiko et Amabie. »
Cette « princesse du sanctuaire » était une servante du Palais du roi-dragon sous-marin, qui serait apparu en 1819 au large de la côte de la Province de Hizen (faisant aujourd’hui partie des préfectures de Saga et de Nagasaki). Elle a prédit sept ans de bonnes récoltes, mais a également prophétisé l’apparition d’une maladie appelée korori (associée au choléra), en conseillant de dessiner ou de regarder son image pour se protéger des infections. La jinja hime était doté du visage d’une femme et du corps d’un dragon, avec deux cornes sur la tête et trois pointes sur la queue. Plus tard, cette figure mythologique a été classifiée en tant que variété de ningyo.
Où trouver les ningyo aujourd’hui ?
Les ningyo momifiées ont été exhibées lors des spectacles de curiosités de l’époque d’Edo. Leur popularité a été alimentée par des rumeurs selon lesquelles le fait de les voir, ou d’observer leurs représentations, protégeait des maladies et assurait une espérance de vie prolongée. Certaines ont été finalement présentées aux sanctuaires et aux temples.
Kinoshita déclare que ces momies ont probablement été fabriquées depuis l’époque d’Edo jusqu’au début de l’ère Meiji. « Ils apparaissaient lors des spectacles, et certains d’entre eux voyageaient même jusqu’en Europe. Il y avait une énorme demande autour de ces créatures. On suppose que plusieurs artisans de très haut niveau fabriquaient alors les momies. »
Un spécimen aujourd’hui présenté au Musée d’ethnologie de Leyde, aux Pays-Bas, avait été transporté par un Hollandais travaillant au comptoir commercial de Dejima, dans la ville de Nagasaki, au début du XIXe siècle. La momie de l’imprésario américain P.T. Barnum, appelée « sirène Fiji », a connu une période de grande popularité en 1842. Elle aurait également été fabriquée au Japon, de la même manière que de nombreuses autres, en assemblant adroitement des moitiés hautes de singes avec des bas du corps de saumons ou d’autres poissons. Dans son « Récit de l’expédition d’un escadron américain aux mers de Chine et au Japon », le commodore américain Matthew Perry mentionne la création d’une sirène par un pêcheur japonais, la citant comme un des exemples caractéristiques du pays sous la rubrique des « connaissances scientifiques et de leurs applications ».
Aujourd’hui, les momies ningyo sont toujours présentes dans les temples et les sanctuaires autour du Japon, et on continue de leur attribuer des pouvoirs variés, tels que d’aider à rallonger l’espérance de vie, à la bonne santé, aux accouchements sans risques, et à éloigner la mauvaise fortune. Souvent, ces dernières ne sont pas dévoilés aux yeux du public. Il est par conséquent assez difficile de savoir leur nombre exact dans le pays.
Un ningyo célèbre peut-être trouvé à Kamuro Karukaya-dô, un temple bouddhique au pied du mont Kôya, dans la ville de Hashimoto. Il est considéré par la préfecture de Wakayama comme un bien important de la culture traditionnelle de la région. Il mesure près de 60 centimètres de long, avec une expression et une pose qui peut rappeler celle du célèbre Cri d’Edvard Munch, et est associé avec la créature mentionnée dans « Chroniques du Japon ». Le temple de Ganjô-ji à Higashi-Ômi, dans la préfecture de Shiga, dispose également d’une momie ningyo de « style Munch », connectée à cette même source historique.
Les autres créatures représentées dans des poses similaires sont conservées au temple Myôchi-ji à Kashiwazaki (préfecture de Niigata), et au Tenshôkyôsha de Fujinomiya (préfecture de Shizuoka). Haut de 170 centimètres, ce dernier spécimen est le plus imposant de tous. Le temple Zuiryû-ji d’Osaka comporte pour sa part un ningyo avec de longs cheveux et des bras tendus, et le Kotohiragû (préfecture de Kagawa) présente une momie étendue sur son ventre avec la tête relevée.
Analyse d’une momie de sirène
L’université des sciences et des arts de Kurashiki (préfecture d’Okayama) est actuellement en train d’analyser la momie ningyo du temple Enjuin d’Asakuchi, situé dans la même région. Kinoshita dit avoir souhaité étudier cette momie après avoir vu un négatif pris par le naturaliste Satô Kiyoaki (1905-1998), lui aussi originaire d’Okayama, parmi ses documents. Satô avait notamment publié le premier dictionnaire des yôkai (créatures folkloriques japonaises) en 1935. L’université a donc mis sur pied une équipe de recherche afin d’aider Kinoshita dans son étude via le Musée d’histoire naturelle de Kurashiki.
« J’ai enfin pu voir la momie après avoir effectué une requête auprès du temple. Elle est dans le “style Munch”, avec une hauteur d’environ 30 centimètres. Ma première impression est qu’elle était bien petite par rapport aux autres momies que j’avais pu observer auparavant », commente Kinoshita.
La boîte contenant la momie comprend une note intitulée : « ningyo séché ». « Cette note explique que cette sirène a été capturée dans la mer au large de Tosa (aujourd’hui préfecture de Kôchi) pendant l’époque Genbun (1736-1741), et, parce que c’était inhabituel, elle a été séchée et amenée à Osaka. La famille Kojima de la ville de Fukuyama (préfecture de Hiroshima), l’avait alors achetée et conservée de génération en génération. Elle est ensuite arrivée à Enjuin, mais on ne sait pas par quel moyen. »
D’après le rapport provisoire publié en avril, les cheveux, les sourcils, les oreilles, les bras et les mains ainsi que les cinq doigts et les ongles plats ressemblent à ceux des primates. Les dents pourraient cependant bien appartenir à un poisson carnivore. Il y a également des écailles de la partie haute qui différeraient de celles de la partie basse. Le rapport final, incluant notamment l’enquête sur le folklore, est prévu pour cet automne.
Kinoshita commente : « L’université utilisera les analyses ADN afin de trouver à quel poisson ressemble le ningyo et la datation au carbone afin de déterminer sa période. En combinant ces nouveaux éléments avec mon approche historique et ethnographique, nous avons hâte de faire de nouvelles découvertes sur ces momies. »
Depuis l’ère Meiji, il y a eu de nombreuses théories sur ce que les observateurs avaient bien pu apercevoir lors des prétendues apparitions de ningyo. Etait-ce des salamandres, des dugongs, des lamantins, des lions de mer, des phoques ou encore des régalecs ? Quelle que soit la vérité, la croyance en l’existence des ningyo en tant que vraies créatures s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’époque d’Edo. Les momies sont alors devenues des objets de foi, considérées comme procurant de nombreux bienfaits. Les nombreux matériaux liés, et les momies diverses et variées qui ont été soigneusement préservées jusqu’à ce jour, montrent aujourd’hui encore à quel point les ningyo étaient dans le cœur des Japonais bien plus que de simples créatures imaginaires.
(Reportage et texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : [gauche] le détail d’un charme d’offrande ningyo trouvé sur le site archéologique Suzaki. Avec l’aimable autorisation du conseil éducatif de la préfecture d’Akita. Jiji ; [droite] la momie ningyo du temple Enjuin. Avec l’aimable autorisation de l’université de la science et des arts de Kurashiki)