Sorita Kyôhei, le pianiste star à la 2ème place du prestigieux Concours international Frédéric-Chopin
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Un rêve d’enfance devenu réalité
— Quand avez-vous commencé à songer à participer au Concours Frédéric-Chopin ?
SORITA KYÔHEI J’ai découvert ce concours à l’âge de 12 ans en regardant un documentaire à la télévision. C’était la première fois que je découvrais l’existence d’un tel monde de la musique. Mon rêve de l’époque était de devenir footballeur. J’étais fasciné par le glamour de joueurs célèbres comme Ronaldinho ou David Beckham et par l’idée que lors d’évènements tels que la Coupe du monde, le moindre de leurs gestes était visionné par des dizaines de millions de personnes. Quand ces sportifs frappent le ballon, des vagues d’excitation se font ressentir par les spectateurs du monde entier. Et ce documentaire m’a montré qu’un engouement pareil existe également pour la musique. Les dernières notes de la performance s’évanouissent à peine que la foule se lève à l’unisson pour applaudir à tout rompre. J’étais très impressionné par la passion dégagée par ce concours. Et après quelques temps, j’ai commencé à penser que j’aimerais bien moi aussi me produire sur cette scène un jour.
— Quel était votre état d’esprit lorsque vous avez postulé au concours ? Vous aviez alors commencé à bâtir une très belle carrière en tant que musicien professionnel, et il était déjà bien difficile de mettre la main sur l’une de vos places de concert.
S.K. J’étais bien sûr tout à fait ravi du succès que j’avais au Japon. Il est très agréable pour un musicien de jouer à guichet fermé. Mais au fond de moi, je savais que je n’étais encore bien connu que dans mon pays. Et bien que la musique classique y soit bien établie de nos jours, il est clair que cette forme d’art est principalement populaire en Europe, qui comprend aujourd’hui encore les plus grandes célébrités et les plus prestigieux orchestres de ce genre. Je voulais moi aussi obtenir la reconnaissance du vieux continent.
J’ai commencé à penser au meilleur moyen d’atteindre mes ambitions. Bien sûr, j’aurais pu jouer en tant que doublure pour d’autres musiciens, et me façonner une réputation petit à petit, mais j’ai senti que le moyen le plus rapide de me faire un nom serait de faire un coup d’éclat lors d’une compétition prestigieuse. C’est en 2017 environ que j’ai commencé à y réfléchir sérieusement. J’ai réalisé que je devrai me préparer bien à l’avance pour un évènement comme le Concours Frédéric-Chopin, et j’ai donc décidé d’étudier en Pologne. Mais en vérité, je n’ai pris ma décision finale qu’au tout dernier moment, alors que la date limite pour les applications se rapprochait à grands pas.
Une préparation minutieuse
— Dans le cadre de la candidature préliminaire, il faut soumettre une application écrite ainsi que l’enregistrement du répertoire que le candidat à l’intention de jouer au premier tour. Dans votre cas, de nombreuses personnes n’ont apparemment appris votre participation qu’après la publication des résultats de votre candidature.
S.K. Je pense que les gens ont été très surpris en voyant ces résultats. Pas mal de gens m’ont même demandé pourquoi je souhaitais donc participer. On m’a dit que je n’avais pas besoin de ça à ce stade de ma carrière, alors que j’étais déjà bien établi. Et bien évidemment, ce genre de commentaire créé une certaine forme de pression... Je sentais que je ne pouvais pas faire tout ce chemin et retourner au Japon les mains vides. J’étais bien déterminé à remporter un prix.
C’est vraiment le désir de mettre mon habileté à l’épreuve qui a renforcé ma volonté d’entrer dans la compétition. J’avais également envie de jouer l’un des deux concertos de piano de Chopin assignés aux participants sur cette scène qui m’avait tant impressionné et inspiré quand j’étais plus jeune.
Les musiciens à mes côtés m’ont également motivé. En 2018, j’avais fondé un petit ensemble avec d’autres jeunes musiciens appelé le MLM double concerto. Il s’est étendu pour devenir le MLM National Orchestra en 2019 et a changé de nom en 2021 : c’est désormais le Japan National Orchestra. Les musiciens partaient pour prendre part à des compétitions internationales, ou obtenir des emplois au sein d’orchestres professionnels. J’ai commencé à sentir que je ne pourrais pas échapper aux compétitions, en partie pour moi-même, en partie pour le JNO. La meilleure façon de s’assurer de la popularité de l’orchestre était de me faire connaître en tant que membre fondateur, ce qui nous donnerait un coup de projecteur afin d’être invités pour jouer tout autour du monde. C’était là aussi un autre élément de motivation.
— Vous avez mis au point une stratégie détaillée pour éliminer vos concurrents suite à votre prise de décision. Comment avez-vous approché la compétition ?
S.K. J’ai compilé toutes les données que j’avais pu trouver sur les deux dernières compétitions : quels étaient les morceaux joués par chaque musicien, ainsi que le type d’interprétation qu’ils avaient donné. Je m’étais retrouvé avec des informations issues d’environ 4 000 performances. La compétition étant en trois tours, avec les places gagnantes décidées au dernier, je me suis penché sur le type de morceau qui me permettrait d’avoir le plus de chances de passer le premier tour. Et j’ai également lu tous les commentaires des juges pour les deux dernières compétitions.
Un des commentaires du président du jury lors de la dernière compétition m’avait alors marqué. Tous les candidats avaient joué une valse en tant que morceau assigné, et le juge avait remarqué qu’aucun d’entre eux n’avait joué dans le rythme d’une valse, et qu’il y avait un certain manque d’idées dans plusieurs des performances. En m’appuyant sur ce genre de commentaires, j’ai commencé progressivement à me faire une idée du type d’interprétation que je souhaitais viser. Pour faire simple, je souhaitais présenter une version de Chopin qui pourrait être capable de remporter la compétition.
« Vous n’êtes pas un pianiste. Vous êtes un artiste. »
— À quel point vos interprétations au concours ont-elles reflété ces tendances que vous avez constatées dans les compétitions passées ?
S.K. Pour être honnête, au premier tour, je n’avais aucune idée de ce que cherchait le jury. Il m’était donc difficile d’imaginer les résultats. La seule chose que je pouvais faire, c’était de jouer de manière sûre, sans faire d’erreurs flagrantes. Les résultats du premier tour m’ont donné de nombreuses informations. En effet, les compétiteurs à avoir eu les meilleurs résultats étaient ceux qui avaient su le mieux exprimer leur personnalité. Les musiciens avec de forts styles individuels, ou qui (par contraste) jouaient de manière très orthodoxe, sont ceux qui ont survécu à l’épreuve. Je pouvais simplement jouer de la manière que j’aime, mais j’avais l’impression que ce ne serait pas assez cette fois-ci. Un des éléments qui m’a aidé est mon apprentissage auprès de Piotr Paleczny depuis 2017. Les opinions de mon professeur polonais sont devenues plus importantes que jamais. J’ai tant appris de lui sur la bonne manière de jouer Chopin.
— Il était clair que vous aviez beaucoup réfléchi aux différents morceaux que vous avez interprété à chaque stade de la compétition.
S.K. J’ai commencé à sérieusement réfléchir à ma participation dès 2016, et j’ai joué des morceaux de Chopin en tournée depuis lors. À partir de ce moment, je me suis demandé quelles œuvres pourraient le mieux mettre en valeur mon style. J’ai pensé que l’habileté à compiler et à présenter un programme cohérent serait l’un des éléments que les juges apprécieraient. J’ai donc soigneusement sélectionné les morceaux en réfléchissant au message que je souhaitais faire passer avec chaque interprétation.
À la cérémonie de remise des prix, Kevin Kenner, l’un des jurés, m’a dit : « J’ai pu constater que vous avez soigneusement choisi votre programme. » Il a la réputation d’être quelqu’un d’assez strict et auquel il est difficile de plaire, j’étais donc enchanté de son compliment. Une autre des remarques qui me revient encore à l’esprit est celle du juré brésilien Arthur Moreira Lima, qui m’a dit : « Vous n’êtes pas un pianiste. Vous êtes un artiste. » Au début, ça m’a un peu choqué. Je n’étais pas sûr de la façon dont je devais le prendre. Mais après y avoir bien réfléchi, je pense que c’était là le compliment le plus flatteur que l’on ait pu me faire. Pendant la compétition, j’avais reçu toutes sortes de réactions, notamment des gagnants des précédentes éditions, ce qui était très encourageant pour moi.
Soigner sa coupe de cheveux et se forger du muscle
— Vous avez même réfléchi à votre coupe de cheveux, que certains médias locaux ont appelé « la coupe du samouraï »...
S.K. Bien évidemment, on souhaite être jugé pour les mérites de sa performance, et sur la qualité du son que l’on produit. Mais ces éléments seuls ne sont probablement pas assez pour gagner. Je pense qu’on a besoin de quelque chose qui sorte de l’ordinaire, d’une marque de fabrique. Il faut que les gens se souviennent de vous, de votre visage. Et je ne parle pas que des membres du jury, mais également des spectateurs. À l’ère des réseaux sociaux et de YouTube, on souhaite communiquer avec les gens du monde entier. J’ai donc décidé de me laisser pousser les cheveux et la barbe.
— Et vous avez également commencé à soulever des poids pour vous muscler ?
S.K. Quand j’étudiais au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, je suis allé voir l’interprétation du Concerto numéro 2 de Prokofiev par Denis Matsuev. Il mesure près d’1 m 95 et est doté d’un physique particulièrement impressionnant pour un pianiste. Et quel incroyable son tirait-il de son instrument ! Il noyait pratiquement son orchestre. En l’entendant, je me suis rendu compte à quel point mon propre son pouvait sembler faible et léger en comparaison. Et je me suis dit que même si je ne pouvais rien faire pour augmenter ma taille, je pouvais toujours travailler ma musculature. J’ai donc décidé de faire du sport pour transformer mon apparence physique.
Je n’étais pas sûr de l’acoustique du lieu d’accueil du Concours Frédéric-Chopin, le hall de l’Orchestre philharmonique de Varsovie, et je n’étais donc pas certain d’être capable de produire un son suffisamment puissant pour me tenir aux côtés de l’orchestre. Je me suis simplement décidé à manger des repas très riches et à garder mes doigts en mouvement du mieux que je puisse. Je suis quelqu’un d’un peu musclé naturellement, et j’ai donc rapidement gagné en masse musculaire.
Vers la prochaine étape
— Vous ne semblez jamais vous arrêter de travailler. Vous vous apprêtez à vous rendre à Vienne, où vous allez apprendre la direction d’orchestre auprès de Yuasa Yûji, dont l’un des anciens élèves, Kirill Petrenko, est devenu chef de l’Orchestre philharmonique de Berlin. Est-ce que ce rôle deviendra une partie importante de vos activités musicales à l’avenir ?
S.K. Le son d’un orchestre procure un plaisir comparable à nul autre. Bien évidemment, le piano est un instrument merveilleux. Mais depuis tout petit j’ai toujours eu un fort désir de m’immerger dans la musique avec tout mon corps. Je souhaite vraiment pouvoir me dédier à la direction d’orchestre dans les mois qui viennent. Je pense partager cette activité avec le piano pour un rapport de 40/60, ou de 30/70. J’aimerais dans l’idéal pouvoir diriger 10 pièces par an, à la fois pour me surpasser mais aussi pour étendre mon savoir-faire musical. Je pense que la direction d’orchestre peut également apporter de précieux retours à un pianiste. Dans le cadre de cet apprentissage, j’aimerais de même étudier le ballet et l’opéra. Pour ce dernier genre, nous commencerons avec Mozart. J’adorerais conduire « La Flûte magique » un beau jour.
— Il semble que vous aviez également comme projet d’ouvrir une école...
S.K. Si le JNO se fait bien connaître, la prochaine étape est d’ouvrir un conservatoire de musique. J’aimerais offrir des formations diplômantes, avec des cours magistraux prodigués par des interprètes de renommée mondiale, ainsi que des départements de musique pour les étudiants ordinaires. Alexander Gadjiev, qui représentait l’Italie et a obtenu la seconde place à mes côtés pour le Concours Frédéric-Chopin, et l’Espagnol Martín García García, qui a fini troisième de la compétition, ont des plans similaires pour ouvrir des académies de musique dans leur pays. Nous nous sommes promis de venir un jour visiter les écoles des uns et des autres. Pour le moment, rien n’est décidé. Je jugerai si cela est possible ou non en fonction de l’évolution du JNO et de ma propre carrière au cours des cinq prochaines années.
(Toutes les photos : © Uwadaira Tsunebumi)