Le manga et l'anime deviennent des marques
Une femme dans le monde du baseball : Mizushima Shinji, le mangaka qui a défié la barrière du genre
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« Sur le terrain, je serai traitée comme n’importe quel joueur masculin »
Aujourd’hui en 2022, il n’y a toujours pas de joueuse dans aucune des deux ligues professionnelles de baseball au Japon.
Mais dans le monde de la fiction, la première joueuse émargeait déjà sur la feuille de match dans les années 1970. Il s’agit de Mizuhara Yûki, l’un des personnages centraux du manga de Mizushima Shinji, Yakyû-kyô no Uta (« Le poème des fous de baseball »). D’abord membre de l’équipe de baseball du lycée Musashino, elle rêve surtout d’aller en Afrique pour devenir zoologiste et n’a aucune intention de devenir joueuse de baseball professionnelle.
Ce qui à vrai dire n’a rien de surprenant. Car l’article 83 de la Convention du baseball japonais professionnel interdit à tout joueur non médicalement considéré comme de sexe masculin de devenir affilié. De toute façon, à l’époque, personne n’y songeait, tellement il passait comme allant de soi qu’une femme ne pouvait pas être capable de devenir joueuse professionnelle avec l’ambition de servir efficacement une équipe. Bref, l’héroïne de Mizushima se heurte à deux obstacles majeurs : le système de discrimination par le genre, et les préjugés de genre.
Or, les Mets la sélectionnent en premier choix, provoquant bien évidemment un séisme dans le monde du baseball aussi bien que dans la société japonaise. Au début très réticente, Yûki finit par décider de rejoindre l’équipe professionnelle, mais à une condition. Elle exige de faire figurer dans son contrat : « Sur le terrain, je serai traitée comme n’importe quel joueur masculin. »
Yûki est promue en équipe première dès sa première année. Ses atouts sont une intelligence supérieure du jeu, son audace au monticule, et son lancer unique, la « dream ball », une méthode qu’elle a développée après une longue recherche. Dans le manga, ses adversaires sont de vrais joueurs de l’époque. Et rien ne pouvait faire plus sensation auprès des lecteurs et lectrices de tous âges que de voir une jolie fille se mesurant aux meilleurs joueurs du pays.
D’entrée de jeu, un graphisme et un scénario de haut niveau
Mizushima Shinji s’est efforcé de ne jamais sortir du strict réalisme et de ce qui est objectivement possible dans les exploits de Mizuhara Yûki, première joueuse professionnelle de baseball.
Le mangaka est né à Niigata en 1939. Dès sa troisième année d’école primaire il avait un petit job, et, au collège, il a commencé à donner un coup de main à la poissonnerie familiale. Après le collège, il se levait à cinq heures du matin pour effectuer un travail particulièrement écrasant : courtier sur le marché à la criée. Dès qu’il avait une minute entre deux commandes, il lisait toutes les bandes dessinées de la librairie de prêt. Mizushima, qui a toujours été doué pour le dessin, postule pour le prix du jeune espoir de l’éditeur Hinomaru Bunko, un éditeur de mangas de location basé à Osaka, et obtient le deuxième prix.
À l’époque, de nombreux postulants mangakas présentaient des projets d’esprit avant-gardiste et intello, qui avaient également l’attention des jurys. Mizushima, lui, avait une conscience innée du divertissement, et, sans aucune formation, ses mangas possédaient déjà un niveau de maturité exceptionnel.
Suite à ce prix, Mizushima déménage à Osaka et devient mangaka. Au début, il touche à tous les genres, même les histoires de samouraïs. Sauf le manga pour filles. Mais son destin se scelle avec Nageru, utsu, mamoru (« Lancer, frapper, défendre »), manga qu’il réalise une fois acquise une technique propre à représenter les scènes de baseball de façon convaincante. De ce jour, il décide de se consacrer exclusivement au manga de baseball, qu’il adore depuis qu’il est tout petit.
Sa première série baseball sérialisée, Otoko Doahô Kôshien est publiée par Shônen Sunday. Le succès est au rendez-vous et Mizushima produit alors ses séries qui deviendront des classiques du manga de baseball : Dokaben et Abu-san.
« Je veux raconter aux enfants tout ce que j’adore dans et autour du baseball », « Je veux parler du baseball sans rien inventer ». Mizushima suivait les équipes et les matches de très près depuis des années. Il était le genre de fan à fréquenter les stades en dehors de matches pour ramasser les balles d’entraînement.
La « balle magique » pour battre les hommes sur le terrain
En tant que telle, l’intrigue de Yakyû-kyô no Uta n’est pas une fantaisie sauvage. Mizushima avait demandé à un certain nombre de joueurs professionnels — l’épisode est resté célèbre — « s’il existait une technique avec laquelle une femme pourrait battre les hommes sur le terrain, ce serait laquelle ? »
Tous avaient répondu que cela n’existerait jamais. Tous sauf un, Nomura Katsuya, deuxième meilleur frappeur de balles de circuit de l’histoire du baseball japonais et possédant une longue expérience comme entraîneur, qui a répondu : « Une lanceuse avec une balle papillon, sur une seule manche, ça pourrait bien le faire ». L’idée a fait tilt, et c’est ainsi que Mizushima a créé le personnage de Mizuhara Yûki et sa « dream ball ».
Cette « balle de rêve » non plus n’a rien d’une balle mystique totalement imaginaire. Pour la décomposer techniquement, il a combiné les lancers de deux lanceurs réels, pour donner un lancer « qui tremble et qui tombe ». Pour Nomura Katsuya, cette balle aussi était théoriquement possible.
Mizushima, qui jurait que personne ne lui arrivait à la cheville sur le manga de baseball, a pourtant déclaré que raconter l’histoire d’une femme lanceuse professionnelle et la présenter comme « réellement possible » était extrêmement périlleux à l’époque. Pourquoi prendre un tel risque, alors ?
L’idée est née du fait qu’entre 1971 et 1978, le record du monde féminin du 1 500m nage libre était supérieur au record japonais masculin. Il était donc établi que des femmes pouvaient dépasser les hommes au meilleur niveau. Inspiré par ce record, Mizushima s’est dit qu’il ne restait plus que les barrières institutionnelles à abattre.
Un manga qui a réellement fait bouger la société nippone
À cela s’ajoute une autre règle du marché du divertissement : les personnages féminins attirent davantage l’attention en période de crise. Dans les années 1970, lorsque sort le manga Yakyû-kyô no Uta, la société luttait vent debout contre deux chocs pétroliers au milieu d’une panique d’achats de produits de première nécessité.
De fait, Mizuhara Yûki appartient à la même génération que le personnage de Oka Hiromi de Ace o nerae ! (« Jeu, set et match », manga de tennis de Yamamoto Sumika, 1972), et Oscar, la famesue héroïne travestie en homme de La Rose de Versailles d’Ikeda Riyoko (1972).
Les plus grands créateurs sont toujours en osmose avec leur époque. Mizushima a manifestement senti le vent de son temps pour imaginer une femme défiant le monde du baseball professionnel.
L’auteure de manga pour filles Satonaka Machiko a collaboré à certains épisodes de Yakyû-kyô no Uta. Mizushima avait imaginé cette collaboration parce qu’il voulait que les lectrices aussi lisent sa série. Le nom du personnage principal de Dokaben, Satonaka Satoru, est d’ailleurs une allusion directe à cette mangaka.
Le talent de Mizushima allait bientôt dépasser le simple talent de sentir son époque, pour devenir celui qui fait bouger et crée lui-même son époque. De fait, nombreux sont les lecteurs qui rêveront de devenir professionnels et travailleront leur jeu après avoir lu les mangas de Mizushima.
Un événement emblématique à ce propos est le fait que la dream ball, la technique secrète de l’héroïne Mizuhara Yûki est réellement devenue une technique de lancer, mise au point par des lanceurs qui se sont dit que c’était possible. Et la prouesse a été démontrée ! La preuve était faite que le rêve du manga pouvait se changer en réalité et réaliser le potentiel des lecteurs. Mizushima n’insistait pas seulement sur le réalisme, mais aussi sur l’importance des rêves.
Mizushima a effectibement fait bouger son époque : en 1991, la restriction au sexe des joueurs de l’article 83 de la Convention du baseball japonais professionnel a été abrogée. La Fédération japonaise des joueuses de baseball des lycées a été créée en 1997. En 2008, la première joueuse professionnelle de baseball est apparue, bien que dans une ligue indépendante. Tout au long de sa carrière, elle a été associée dans les médias à sa prédécesseuse fictive Mizuhara Yûki. Quel signe plus concret pouvait montrer que l’imagination d’un mangaka avait cassé les préjugés et influé sur le réel ?
Mizushima Shinji a dit : « En tant qu’auteur, je suis particulièrement fier que, dès qu’on parle de baseball féminin, on évoque toujours le nom de Mizuhara Yûki. L’aventure était risquée, mais elle en valait la chandelle… »
Et l’héritage de Mizushima Shinji est toujours vivant. Aujourd’hui encore, son œuvre fait naître de nouveaux aventuriers.
(Photo de titre de Nippon.com)