La culture pop nippone se mondialise

Les light novel « isekai » : avoir une vie meilleure dans un univers parallèle

Manga/BD Livre Société

Ogihara Gyorai [Profil]

Le light novel, ce type de roman japonais destiné aux jeunes adultes et diffusé dans d’autres pays comme la France, a toujours le vent en poupe. Cela peut s’expliquer par le succès d’un genre particulier appelé isekai : un univers fantastique où les protagonistes échappent à leur vie ennuyeuse dans la réalité pour être « réincarnés » en personnages beaucoup plus importants dans un autre monde. La popularité de l’isekai reflète-t-il un certain malaise des gens dans la société japonaise ?

Des personnages peu chanceux dans le monde réel

Les light novels sont une forme de divertissement facilement abordable destinée aux jeunes, qui rencontre un grand succès au Japon. De nombreux livres sont adaptés en manga ou en anime. Et c’est depuis les années 2010 qu’un genre spécifique de light novel a vu le jour : isekai tensei (« la réincarnation dans un autre monde »).

Comment définir un roman de type isekai ? Quels sont les éléments qui le caractérisent ? Dans le monde réel, le personnage principal est malheureux et mène une vie peu intéressante. Souvent, il n’a aucune activité professionnelle ou bien un travail qui ne le passionne pas. Et pour clore le tout, il n’a pas d’amis. Après un accident qui lui coûte la vie, un dieu ou (le plus souvent) une déesse venue d’un autre monde convoque (souvent par accident !) l’infortuné personnage dans une autre réalité. La plupart de ces histoires se déroulent dans un univers fantastique fait d’épée et de sorcellerie assez standard qui rappelle un peu le style héroic-fantasy européen.

Typiquement, l’environnement du récit en question rappelle un peu des jeux de rôle (RPG) comme Dragon Quest ou Final Fantasy ou encore des jeux de réseaux sociaux basés sur Internet. Au programme, de la magie, des monstres, des êtres fantastiques comme des elfes et des nains, qui peuvent (cela va de soi) comprendre le langage du héros et faire partie de son groupe. Vaincre des monstres permet au personnage principal de s’élever dans l’histoire, augmentant ses compétences en force, intelligence et chance entre autres. Il acquiert également de nouvelles facultés, lui permettant d’améliorer son charisme auprès de créatures de toutes sortes d’espèces.

C’est pourquoi, de nombreuses histoires isekai dépendent fortement des connaissances préalables du lecteur concernant l’univers des jeux vidéo.

Des facultés uniques pour soi

Dans un grand nombre d’histoires isekai, on retrouve une capacité spéciale, communément appelée cheat (de l’anglais « tricher »). Le personnage réincarné se trouve soudain détenteur d’un pouvoir divin avec une capacité unique qu’aucun individu de l’autre monde (humains, elfes, nains) ne possède. L’un des exemples les plus fréquents est le seichô (croissance) cheat. Un personnage qui possède une telle capacité gagnera 10 ou 100 fois plus de points d’expérience en terrassant un monstre que si c’était un autre personnage, et deviendra incroyablement puissant. La plupart des ennemis n’opposent que peu de résistance et les blessures sont légères.

Un autre scenario fréquent est celui où les personnages principaux possèdent une forte addiction aux jeux vidéo en ligne dans le monde réel. Ils finissent réincarnés au sein même de leur jeu favori et peuvent rapidement devenir invincibles : les donjons cachés et les points faibles des monstres n’ont aucun secret pour eux. Ils peuvent donc évoluer rapidement, gagnant en puissance sans suivre d’entraînement ou même avoir de compétence particulière.

Conséquence : les histoires sont rapidement envoûtantes, sans longueur, satisfaisantes et pleines de rebondissements. Lorsque Seyarogai Ojisan, un Youtubeur japonais à succès, avait parlé à la radio de sa passion pour les isekai, il expliquait leur atout majeur : faire ressentir au lecteur une « catharsis instantanée ». Au niveau des émotions en effet, que demander de plus ?

Tricher face à l’inégalité des chances dans la vraie vie

« Mushoku Tensei : tout donner dans un monde isekai » (Mushoku tensei : isekai ni ittara honki dasu) de Rifujin na Magonote.
« Mushoku Tensei : tout donner dans un monde isekai » (Mushoku tensei : isekai ni ittara honki dasu) de Rifujin na Magonote.

Parmi les principales histoires de ce genre, on peut certainement en citer trois : « Rhapsodie de la marche de la mort vers un monde parallèle » (Death march kara hajimaru isekai kyôsôkyoku) de Ainana Hiro, « Mushoku Tensei : tout donner dans un monde isekai » (Mushoku tensei : isekai ni ittara honki dasu) de Rifujin na Magonote, ou encore « Se former un harem dans le donjon d’un autre monde » (Isekai meikyû de harem wo) de Sogano Shachi.

J’en suis venu à me dire que ce sentiment d’inégalité omniprésent et infaillible dans la société moderne appelle à l’envie de tricher, à utiliser ce fameux cheat et se réincarner sous une forme meilleure, pourquoi pas donc dans l’isekai. Certaines personnes sont nées sous une bonne étoile et ont des précieuses opportunités dès leur plus jeune âge. Elles reçoivent par exemple une éducation de qualité et excellent toute leur vie dans le domaine du sport ou des arts. D’autres individus plus ordinaires, en revanche, ont le sentiment que quels que soient leurs efforts, ils ne parviendront jamais à atteindre « l’élite » des personnes compétentes.

Récemment au Japon, cette notion d’inégalité des chances a pris le nom de « parents gatcha ». Le gatcha est une machine de jeu dans laquelle on met une pièce, on tourne une poignée (gatcha est une onomatopée qui traduit le bruit que fait la poignée) pour libérer une capsule en plastique dans laquelle se trouve un jouet, une peluche, une figurine au hasard dans une catégorie donnée. Les parents gatcha représenteraient donc en quelque sorte une « loterie de naissance », tel un distributeur automatique de gatcha. Beaucoup se reconnaissent certainement dans cette inégalité des chances.

Mais dans les histoires isekai, le personnage commence sa vie dans les meilleures conditions.

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Ogihara GyoraiArticles de l'auteur

Essayiste. Il s’intéresse principalement à la littérature. Né en 1969 à Suzuka, dans la préfecture de Mie. Parmi ces ouvrages, « Vivre de livres d’occasion » (Furuhon kurashi), « Le paisible rat de bibliothèque » (Hima na dokushojin), « Le mot écrit et l’autosuffisance » (Katsuji to jikatsu) et « Les livres et les personnes paresseuses » (Hon to namakemono). Il écrit régulièrement des articles dans Web Hon no zasshi (Web Book Magazine) et l’édition du soir du Mainichi Shimbun.

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