Les grandes figures historiques du Japon

Edogawa Ranpo, le maître du roman policier japonais

Livre

Qui pourrait évoquer le roman policier japonais sans citer le célébrissime Edogawa Ranpo ? Nombre de ses histoires ont influencé la littérature, et les adaptations ne manquent pas que ce soit au cinéma, à la télévision, en manga et même en anime. Un spécialiste en littérature revient sur les œuvres d’un écrivain unique en son genre.

Ishikawa Takumi ISHIKAWA Takumi

Né en 1963. Professeur à l’université Rikkyô. Spécialisé dans la littérature et la culture modernes, il a notamment publié « Littérature de guerre inconnue » (Maboroshi no senjika bungaku) Il est également le coauteur de « Le nouveau siècle d’Edogawa Ranpo : des romans policiers transgressifs » (Edogawa Ranpo shinseiki : ekkyô suru tantei shôsetsu).

Un écrivain qui n’est pas fait pour les polars classiques

Ces dernières années, l’intérêt pour les romans policiers classiques japonais, un genre appelé honkaku, (« authentique ») ont largement dépassé les frontières de l’Archipel, notamment des œuvres comme Le Village aux huit tombes de Yokomizo Seishi (paru en japonais en 1949).

Dans le genre honkaku, la révélation des informations au lecteur se fait méticuleusement et progressivement, menant peu à peu vers une explication logique du mobile et de l’identité du coupable. « Les romans policiers sont structurés pour conserver un équilibre dans la relation entre le lecteur et l’écrivain », explique Ishikawa Takumi, professeur de littérature à l’université Rikkyô. « Edogawa Ranpo pensait qu’il voulait écrire des mystères de type honkaku, mais en fait, seules ses premières histoires telles que La pièce de deux sen et Le test psychologique peuvent être considérées comme telles. Les autres histoires du même genre ne lui ont apporté que peu de succès. »

En tant qu’éditeur, Yokomizo Seishi, qui avait huit ans de moins qu’Edogawa Ranpo, soutenait son travail déjà avant la Seconde Guerre mondiale. Peu après la fin du conflit, il publie « Le meurtre du Honjin » (Honjin satsujin jiken, 1946, non paru en français), un mystère à huis clos mettant en scène le grand détective Kindaichi Kôsuke. S’ensuivront de nombreux romans portant sur les meurtres en série, qui mêlent souvent légendes et coutumes traditionnelles comme La Ritournelle du démon (1957).

Edogawa Ranpo n’était pas très à l’aise avec la forme longue. « Ranpo se heurtait souvent à une impasse lorsqu’il écrivait ses romans, si bien qu’il se lassait et abandonnait », dit Ishikawa Takumi. Quel était donc le domaine de prédilection d’Edogawa Ranpo ?

Le macabre, l’érotisme et le grotesque pour sonder le cœur humain

Edogawa Ranpo, de son vrai nom Hirai Tarô, est né en octobre 1894 dans la préfecture de Mie, mais il a grandi à Nagoya. Très tôt, il s’intéresse aux adaptations et aux traductions abrégées de romans policiers en langue anglaise grâce à l’écrivain et traducteur Kuroiwa Ruikô notamment. En 1912, il quitte Nagoya pour la capitale et s’inscrit à l’école de sciences politiques et d’économie de l’université Waseda. C’est là qu’il se découvre une véritable passion pour les mystères d’Edgar Allan Poe, lequel lui inspirera même son nom de plume (prononcé à la japonaise : Edoga-ran-po), ou encore d’Arthur Conan Doyle. Il va même jusqu’à lire leurs œuvres dans la langue d’origine, en anglais.

« L’histoire de la littérature japonaise moderne commence avec la traduction d'œuvres de l’anglais vers le japonais, et le genre du polar n’y fait pas exception » explique le professeur Ishikawa. « En plus d’adaptations et de traductions abrégées, des écrivains comme Okamoto Kidô et Nomura Kodô ont écrit des recueils d’histoires à suspense qui se déroulent à l’époque d’Edo (1603-1868). D’autres auteurs comme Izumi Kyôka, Ozaki Kôyô, Akutagawa Ryûnosuke et Tanizaki Jun’ichirô ont eux aussi écrit des œuvres influencées par le genre du policier, des livres qui inspireront à coup sûr plus tard Edogawa Ranpo, avant de devenir l’un des maîtres du roman noir. Ce genre a d’abord été dénigré, relayé au rang de littérature saisonnière. Je pense qu’Edogawa Ranpo était animé de sentiments ambivalents : d’un côté il considérait ses romans comme réservés au peuple, à des personnes ayant un niveau d’éducation peu élevé, tout en ayant la ferme conviction qu’ils étaient capables de rivaliser avec d’autres fictions dans le monde littéraire. »

Des écrits d'Edogawa Ranpo, dont le manuscrit de La pièce de deux sen, à l'université Rikkyô de Tokyo (© Jiji)
Des écrits d’Edogawa Ranpo, dont le manuscrit de La pièce de deux sen, à l’Université Rikkyô de Tokyo (Jiji)

Parmi les premières œuvres les plus célèbres d’Edogawa Ranpo, citons La chaise humaine, Le Promeneur sous les toits ou encore La Proie et l’Ombre. Qu’elles aient été qualifiées d’étranges, perverses ou rangées dans la catégories ero-guro (qui mêle l’érotique et le macabre grotesque), ces œuvres sont le fruit de la perspective unique adoptée par son auteur et de son talent pour révéler les profondeurs abyssales du cœur humain.

« Toutes les œuvres dynamiques qui ont été écrites dans la décennie qui a précédé la guerre ont révélé chez Ranpo tout son génie littéraire » analyse Ishikawa Takumi. « Il est devenu un auteur à part entière à l’époque où le Japon se familiarisait avec le freudisme entre autres formes de psychanalyse. Influencé par une science qui cherchait à explorer les pensées de l’homme, Ranpo a utilisé le côté sombre des gens, leurs désirs et leurs peurs et les a mis en scène dans ses œuvres. »

« Il dépeint avec précision le moment où les gens ressentent le malaise ou encore la peur. Les sentiments d’effroi qu’il fait naître tout au long de ses histoires sont toujours d’origine humaine. Pas de monstres comme dans Frankenstein ou de phénomènes surnaturels comme les fantômes. Non, dans le monde qu’il décrit ce sont les êtres humains qui sont les créatures les plus terrifiantes. »

En 1930, il publie le roman Le Démon de l’île solitaire, qui évoque la relation homosexuelle d’un homme. En 1934 paraît Le Lézard noir, une histoire de trésor, qui met en scène le détective Akechi Kogorô face à une voleuse professionnelle surnommée « le lézard noir ». Adaptée au théâtre par Mishima Yukio, cette œuvre est jouée même encore aujourd’hui.

« Dans le texte original toutefois , Le Lézard noir est décrit de telle façon qu’il est difficile de savoir avec certitude s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Transposé à notre époque, ce personnage pourrait être qualifié de transgenre. Les œuvres de Ranpo comptent un certain nombre de personnages au physique atypique mais je pense que cela tient plus au fait que l’auteur aimait décrire des individus dont la personnalité diffère de leur apparence physique, plutôt que de préjugés ou de discrimination. »

Suite > Une sorte de fascination pour les amourettes homosexuelles

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