Les grandes figures historiques du Japon
Edogawa Ranpo, le maître du roman policier japonais
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Un écrivain qui n’est pas fait pour les polars classiques
Ces dernières années, l’intérêt pour les romans policiers classiques japonais, un genre appelé honkaku, (« authentique ») ont largement dépassé les frontières de l’Archipel, notamment des œuvres comme Le Village aux huit tombes de Yokomizo Seishi (paru en japonais en 1949).
Dans le genre honkaku, la révélation des informations au lecteur se fait méticuleusement et progressivement, menant peu à peu vers une explication logique du mobile et de l’identité du coupable. « Les romans policiers sont structurés pour conserver un équilibre dans la relation entre le lecteur et l’écrivain », explique Ishikawa Takumi, professeur de littérature à l’université Rikkyô. « Edogawa Ranpo pensait qu’il voulait écrire des mystères de type honkaku, mais en fait, seules ses premières histoires telles que La pièce de deux sen et Le test psychologique peuvent être considérées comme telles. Les autres histoires du même genre ne lui ont apporté que peu de succès. »
En tant qu’éditeur, Yokomizo Seishi, qui avait huit ans de moins qu’Edogawa Ranpo, soutenait son travail déjà avant la Seconde Guerre mondiale. Peu après la fin du conflit, il publie « Le meurtre du Honjin » (Honjin satsujin jiken, 1946, non paru en français), un mystère à huis clos mettant en scène le grand détective Kindaichi Kôsuke. S’ensuivront de nombreux romans portant sur les meurtres en série, qui mêlent souvent légendes et coutumes traditionnelles comme La Ritournelle du démon (1957).
Edogawa Ranpo n’était pas très à l’aise avec la forme longue. « Ranpo se heurtait souvent à une impasse lorsqu’il écrivait ses romans, si bien qu’il se lassait et abandonnait », dit Ishikawa Takumi. Quel était donc le domaine de prédilection d’Edogawa Ranpo ?
Le macabre, l’érotisme et le grotesque pour sonder le cœur humain
Edogawa Ranpo, de son vrai nom Hirai Tarô, est né en octobre 1894 dans la préfecture de Mie, mais il a grandi à Nagoya. Très tôt, il s’intéresse aux adaptations et aux traductions abrégées de romans policiers en langue anglaise grâce à l’écrivain et traducteur Kuroiwa Ruikô notamment. En 1912, il quitte Nagoya pour la capitale et s’inscrit à l’école de sciences politiques et d’économie de l’université Waseda. C’est là qu’il se découvre une véritable passion pour les mystères d’Edgar Allan Poe, lequel lui inspirera même son nom de plume (prononcé à la japonaise : Edoga-ran-po), ou encore d’Arthur Conan Doyle. Il va même jusqu’à lire leurs œuvres dans la langue d’origine, en anglais.
« L’histoire de la littérature japonaise moderne commence avec la traduction d'œuvres de l’anglais vers le japonais, et le genre du polar n’y fait pas exception » explique le professeur Ishikawa. « En plus d’adaptations et de traductions abrégées, des écrivains comme Okamoto Kidô et Nomura Kodô ont écrit des recueils d’histoires à suspense qui se déroulent à l’époque d’Edo (1603-1868). D’autres auteurs comme Izumi Kyôka, Ozaki Kôyô, Akutagawa Ryûnosuke et Tanizaki Jun’ichirô ont eux aussi écrit des œuvres influencées par le genre du policier, des livres qui inspireront à coup sûr plus tard Edogawa Ranpo, avant de devenir l’un des maîtres du roman noir. Ce genre a d’abord été dénigré, relayé au rang de littérature saisonnière. Je pense qu’Edogawa Ranpo était animé de sentiments ambivalents : d’un côté il considérait ses romans comme réservés au peuple, à des personnes ayant un niveau d’éducation peu élevé, tout en ayant la ferme conviction qu’ils étaient capables de rivaliser avec d’autres fictions dans le monde littéraire. »
Parmi les premières œuvres les plus célèbres d’Edogawa Ranpo, citons La chaise humaine, Le Promeneur sous les toits ou encore La Proie et l’Ombre. Qu’elles aient été qualifiées d’étranges, perverses ou rangées dans la catégories ero-guro (qui mêle l’érotique et le macabre grotesque), ces œuvres sont le fruit de la perspective unique adoptée par son auteur et de son talent pour révéler les profondeurs abyssales du cœur humain.
« Toutes les œuvres dynamiques qui ont été écrites dans la décennie qui a précédé la guerre ont révélé chez Ranpo tout son génie littéraire » analyse Ishikawa Takumi. « Il est devenu un auteur à part entière à l’époque où le Japon se familiarisait avec le freudisme entre autres formes de psychanalyse. Influencé par une science qui cherchait à explorer les pensées de l’homme, Ranpo a utilisé le côté sombre des gens, leurs désirs et leurs peurs et les a mis en scène dans ses œuvres. »
« Il dépeint avec précision le moment où les gens ressentent le malaise ou encore la peur. Les sentiments d’effroi qu’il fait naître tout au long de ses histoires sont toujours d’origine humaine. Pas de monstres comme dans Frankenstein ou de phénomènes surnaturels comme les fantômes. Non, dans le monde qu’il décrit ce sont les êtres humains qui sont les créatures les plus terrifiantes. »
En 1930, il publie le roman Le Démon de l’île solitaire, qui évoque la relation homosexuelle d’un homme. En 1934 paraît Le Lézard noir, une histoire de trésor, qui met en scène le détective Akechi Kogorô face à une voleuse professionnelle surnommée « le lézard noir ». Adaptée au théâtre par Mishima Yukio, cette œuvre est jouée même encore aujourd’hui.
« Dans le texte original toutefois , Le Lézard noir est décrit de telle façon qu’il est difficile de savoir avec certitude s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Transposé à notre époque, ce personnage pourrait être qualifié de transgenre. Les œuvres de Ranpo comptent un certain nombre de personnages au physique atypique mais je pense que cela tient plus au fait que l’auteur aimait décrire des individus dont la personnalité diffère de leur apparence physique, plutôt que de préjugés ou de discrimination. »
Une sorte de fascination pour les amourettes homosexuelles
Vers 1935, Edogawa Ranpo devient à court d’idée et écrit de moins en moins de fictions. En 1929, il publie le livre La Chenille, où il est question d’un homme qui perd ses quatre membres au front, censuré en 1939, durant la Seconde Guerre mondiale pour son contenu jugé antimilitariste. Cette censure l’empêchera de publier un grand nombre de ses œuvres. Par ailleurs, il écrit des essais pour un magazine affilié à la marine, qui lui n’avait pas de censure avant publication. Un article datant de 1942 intitulé « Un récit d’Etajima » (Etajima ki )évoque une visite dans une académie navale. Dans une scène émouvante, des jeunes aux « joues roses » et « adorables » prennent leurs pairs diplômés dans leurs bras, les larmes aux yeux.
« Ranpo avait une sorte de fascination pour les amourettes homosexuelles entre hommes, » explique le professeur Ishikawa. « Il était particulièrement ému de voir des personnages, exprimer librement leurs sentiments alors même qu’ils se trouvent dans des situations difficiles et peuvent mourir du jour au lendemain. »
Le Club des jeunes détectives
Après avoir été censuré car considéré comme corrompant les mœurs, le roman policier connaît une seconde vie. C’est 1936 qu’Edogawa Ranpo rencontre un succès national avec Le monstre aux vingt visages, qui met en scène le détective Akechi Kogorô avec son protégé, le jeune Kobayashi Yoshio. Cette histoire sera suivie de nombreuses autres aventures avec Kobayashi Yoshio et son Club des jeunes détectives. Dans l’après-guerre, Edogawa Ranpo revient à cette série avec « Le Diable de bronze » (Seidô no majin, non traduit en français), qui deviendra une série à partir de 1949, série qui continuera jusqu’en 1962. Radio, télévision, cinéma, les adaptations ne manquent pas.
La série Club des jeunes détectives voit Akechi Kogorô évoluer. Par exemple, dans L’Assassinat de la rue D et Le Test psychologique, premier et deuxième opus où apparaît le fin limier, Akechi n’a pas encore la maturité qu’il acquerra tout au long de ses aventures. À l’époque du Club des jeunes détectives, il a ce je-ne-sais-quoi de raffinement propre aux hommes de la ville, il se retrouve souvent malgré lui emporté dans une course poursuite en voiture à couper le souffle et dans mille et une autres aventures, mais c’est dans Le monstre aux vingt visages qu’il est le plus attachant.
« Dans le fait qu’il ne tue pas et ne verse pas de sang réside une sorte de philosophie du mal », explique le professeur Ishikawa. « L’auteur était aussi visiblement plus intéressé par la description du personnage principal du Lézard noir. Plutôt que de jouer le rôle de protagoniste, on pourrait dire qu’Akechi est là pour faire ressortir avec d’autant plus de splendeur toute la méchanceté des personnages et de ce monde en général. »
Un autre grand maître du roman noir au côté de Ranpo
Le professeur Ishikawa fait remarquer qu’Edogawa Ranpo a beaucoup fait pour le genre du polar dans le Japon d’après-guerre, même après avoir lui-même cessé d’écrire des fictions pour adultes.
« Ce qu’il faut retenir de Ranpo, hormis le fait qu’il était un écrivain de génie, c’est que ses articles dans des magazines de fiction du genre, tels que Hôseki, ont révélé de jeunes talents. Que sa maison du quartier d’Ikebukuro à Tokyo ait été épargnée par les bombardements pendant la guerre est une véritable chance. Les livres de sa collection personnelle sont devenues tout autant de documents précieux pour le roman policier de l’après-guerre. Les auteurs du genre avaient coutume de se réunir chez Ranpo pour emprunter des livres et discuter de telles et telles œuvres. C’est ainsi qu’est né l’association des Detective Fiction Writers, aujourd’hui appelé le Mystery Writers of Japan. »
Dans un essai publié en 1947, Edogawa Ranpo écrit que le roman policier a besoin d’un personnage d’une envergure du poète Bashô pour transformer le genre et en élever le niveau littéraire, tout comme Bashô avait affiné la forme du haiku. Plus tard, il fera l’éloge de Tokyo express de Matsumoto Seichô, œuvre publiée en 1958. Pour Edogawa Ranpo, Matsumoto Seichô était un « Bashô ». Lorsque le magazine où Le Point zéro de Matsumoto Seichô — qui paraissait alors sous forme de feuilleton, a choisi d’arrêter la publication — c’est le magazine Hôseki qui a repris le flambeau. Et Ranpo en était le rédacteur en chef.
Certes Matsumoto Seichô respectait Edogawa Ranpo, explique le professeur Ishikawa, mais pour lui, lorsqu’il écrivait, le mobile du crime était plus important que les stratagèmes employés pour le dissimuler. Il insistait également sur le fait que ses romans n’étaient pas des histoires de détective (tantei), mais des romans faisant appel à la « déduction » (suiri). Néanmoins, fait remarquer le professeur, il est indéniable que l’œuvre d’Edogawa Ranpo lui a permis de mieux se faire connaître en tant qu’écrivain.
Une multitude d’adaptations à travers les époques
Aujourd’hui, c’est l’université Rikkyô qui gère désormais l’ancienne résidence d’Edogawa Ranpo, devenue le Centre Edogawa Ranpo de recherches sur la culture populaire.
« Edogawa Ranpo était très attaché à tous ses livres et documents imprimés. Il conservait toutes sortes de documents papier, des lettres aux factures de livres achetées dans des librairies d’occasion. Il y a environ 40 000 de ces documents, et plus encore si l’on inclut les notes ou pense-bête qu’il a pu écrire à la main. Ces précieux documents n’ont pas encore tous été classés, mais ils promettent à n’en pas douter de magnifiques découvertes. Ils ont même été très utiles à la police lors de l’enquête sur l’incident de Teigin en 1948. Douze employés de banque ont été empoisonnés pendant que le braqueur ramassait son butin. Des documents de l’époque de Ranpo pourraient peut-être apprendre quelque chose de nouveau sur cette affaire qui n’a jamais élucidée. »
Mais cet intérêt pour les œuvres d’Edogawa Ranpo s’étend maintenant au-delà des frontières de l’Archipel.
« Au départ, Edogawa Ranpo était vu comme un imitateur d’auteurs de romans policiers de langue anglaise comme Arthur Conan Doyle. Aujourd’hui, de jeunes chercheurs voient son travail d’un œil différent. Beaucoup d’entre eux sont fascinés par la pop-culture, voyant dans les jeux vidéo, les anime et les mangas des formes de culture originale. Edogawa Ranpo semble être considéré comme un auteur qui rassemblait un certain nombre d’éléments de cette pop-culture. Dès l’après-guerre, ses écrits ont régulièrement été adaptés au cinéma ou à la télévision. Mais les époques et les médias ayant évolué, les adaptations sous forme de manga ou encore d’anime se sont multipliées. Le talent d’Edogawa Ranpo continuera à n’en pas douter à traverser les époques et les frontières, quel que soit le support choisi. »
(Texte rédigé par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Edogawa Ranpo chez lui. Toutes les photos sont avec l’aimable autorisation du Centre Edogawa Ranpo de recherches sur la culture populaire, sauf mentions contraires)