Exploration de l’histoire japonaise
L’abolition des domaines féodaux et la naissance des préfectures japonaises
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Des réformes militaires indépendantes
La guerre civile de Boshin s’acheva en juin 1869, et avec elle le régime du shogunat. Bien vite, le dernier shogun définitivement renversé, le nouveau gouvernement de Meiji, grand vainqueur du conflit, franchit le premier pas symbolique vers l’abolition plus tard définitive des domaines féodaux (han) , en leur ordonnant, dans un premier temps, d’abandonner leurs registres pour rendre territoires et citoyens à l’État. Toutefois, les seigneurs de domaine (daimyô), eux, restèrent sous contrôle en obtenant un nouveau titre, celui de gouverneur. À cette époque-là, le gouvernement national n’avait pas de pouvoir réel, et encore moins celui d’éliminer les domaines de manière coercitive. Les soldats qui avaient combattu au sein de son armée contre le shogunat regagnèrent leurs domaines une fois la guerre de Boshin terminée.
Seulement, cette réforme n’était pas du goût de tout le monde et pour certains, elle passait mal. Les soulèvements dans les campagnes et les mouvements anti-gouvernementaux attisant de plus belle la crainte d’une autre révolution, qui à son tour provoquerait une nouvelle guerre civile, les dirigeants des domaines décidèrent d’entreprendre des réformes militaires de grande envergure.
Citons l’exemple de Kishû (aujourd’hui préfecture de Wakayama), où Tokugawa Mochitsugu engagea Tsuda Izuru, lequel se mit en tête de transformer les forces militaires du domaine en une armée de style prussien. Il prit alors au poste de conseiller Carl Cöppen un officier prussien. Par conséquent, début 1870, Kishû finit par dissoudre son armée régulière et introduire un système de conscription, soit trois ans plus tôt que le gouvernement Meiji. L’armée permanente du domaine était composée de 7 000 hommes, avec environ autant de réservistes, armés des derniers fusils Dreyse.
Mais ce n’est pas tout. Le nouveau gouvernement s’inquiétait également de la situation à Satsuma (aujourd’hui préfecture de Kagoshima). Shimazu Hisamitsu, le père du gouverneur du domaine Tadayoshi, et le pouvoir qui se cachait derrière le trône, n’appréciaient guère ces réformes du gouvernement central. D’autre part, Saigô Takamori, qui avait combattu aux côtés des forces du gouvernement Meiji pendant la guerre civile de Boshin, œuvrait de plus belle pour le renforcement de l’armée de Satsuma.
La formation d’une armée nationale permanente
Au printemps 1870, Ôkubo Toshimichi, membre du gouvernement Meiji, se rendit à Satsuma avec la ferme intention de convoquer Shimazu Hisamitsu et Saigô Takamori à Tokyo. Le premier se querella avec Ôkubo Toshimichi et critiqua le gouvernement. Le deuxième refusa également de monter jusqu’à la capitale. Pour les convaincre, il fallut que Ôkubo Toshimichi et Kido Takayoshi sollicitent l’empereur Meiji pour qu’il les convoque officiellement. Finalement, Shimazu Hisamitsu, refusant toujours de répondre à la convocation de l’empereur Meiji, évoqua des raisons de santé pour ne pas se rendre à Tokyo. Saigô Takamori, lui, accepta, à condition que lui soient confiées des réformes.
Saigô Takamori souhaitait que les architectes de la Restauration de Meiji, à savoir Satsuma, Chôshû (actuelle préfecture de Yamaguchi) et Tosa (actuelle préfecture de Kôchi), fournissent des soldats qui formeraient une armée nationale permanente. Pour l’historien Katsuta Masaharu, cette proposition de Saigô Takamori tenait au fait que l’armée de Satsuma était trop importante, au point de devenir un fardeau pour les finances du domaine. Il voulait donc que le gouvernement national prenne en charge une partie des coûts. Au printemps 1871, le plan de Saigô Takamori fut accepté et 8 000 soldats issus des trois domaines se réunissent à Tokyo avant l’été. Après la mise en place de ces forces, tout était prêt pour l’annonce du remplacement des domaines par des préfectures (ken) le 29 août 1871.
En fait, à dire vrai, ce mouvement avait commencé deux ans plus tôt, de petits domaines qui n’avaient pas les ressources nécessaires pour rétribuer leurs serviteurs appelant d’elles-mêmes à un tel changement. Certains grands domaines comme Tottori, Owari (aujourd’hui préfecture d’Aichi), Kumamoto et Tokushima avaient également plébiscité l’abolition du système de domaines, dans l’espoir de créer un État unifié. Au sein du gouvernement, Ôkuma Shigenobu recommande au gouvernement central de dépêcher des fonctionnaires dans chaque domaine pour assurer l’unité politique. Quatre mois avant l’abolition officielle des domaines, Etô Shinpei fait une proposition quasiment identique au plan qui sera finalement adopté.
Une lutte pour le pouvoir
Le pays en lui-même était prêt pour le changement, ce qui arriva par l’entremise de la faction Satsuma-Chôshû. Un petit nombre de hauts fonctionnaires s’étaient réunis et avaient procédé à ce qui peut dans les faits être considéré comme un coup d’État. C’est à la mi-août 1871 que les choses sérieuses commencèrent ; Nomura Yasushi et Torio Koyata, deux fonctionnaires de niveau intermédiaire de Chôshû, étaient parvenus à convaincre Yamagata Aritomo d’adhérer à leur plan. Puis, le 20 août, c’est au tour de Inoue Kaoru de soutenir ce plan. En charge des affaires financières du gouvernement, il comprenait la nécessité économique d’abolir le système de domaines et accepta dans la foulée de convaincre le chef du Chôshû, Kido Takayoshi, initiative couronnée de succès puisque le lendemain, celui-ci donna son approbation. Trois ans auparavant, dans son propre journal, il se prononçait déjà en faveur de ce plan, y voyant un moyen d’unifier la nation.
Restait à gagner la faveur de Saigô Takamori, qui contrôlait les samouraïs de Satsuma. La tâche incomba à Yamagata Aritomo. Il aborda le sujet avec lui. Saigô Takamori lui répondit : « C’est acceptable, je pense » avant de demander : « Qu’en pense Kido ? » Le consentement fut obtenu si rapidement que Yamagata dit : « Je veux d’abord connaître votre opinion. » Derechef Saigô Takamori répondit : « C’est acceptable. » Ne s’attendant pas à une telle réaction Yamagata Aritomo rétorqua : « Vous comprenez que la suppression des domaines entraînera probablement un bain de sang. » Et Saigô Takamori de répondre à nouveau : « Je l’accepte. » À cet instant, Yamagata Aritomo comprit que le pays était prêt pour le changement.
Pourquoi Saigô Takamori a-t-il accepté, alors que ce changement majeur sonnait le glas du domaine Satsuma ? S’intéressant à cette question, le chercheur Matsuo Masahito écrira que Saigô Takamori lui-même savait probablement que le système féodal de l’époque avait atteint ses limites. Les réformes menées par le domaine de Satsuma ne pouvaient rien y changer ; les effectifs de soldats qu’il pouvait compter était limité. Fournir des soldats au gouvernement signifiait que ce fardeau ne leur incombait plus, et menait naturellement à une transformation déjà inéluctable du système territorial en lui-même.
Un rescrit émanant de l’empereur lui-même
Quel ne fut pas le sentiment de réjouissance de Kido Takayoshi lorsqu’il apprit que Saigô Takamori avait lui aussi donné son accord. Et ils ne perdirent pas de temps, puisque le 23 août, les deux hommes se rencontrèrent en tête-à-tête, avec pour ferme objectif de mettre la dernière main aux préparatifs. Saigô Takamori ayant préalablement obtenu l’aval d’Ôkubo Toshimichi, le lendemain même, le 24 août, Kido, Saigô et Ôkubo (tous trois considérés comme les artisans de la Restauration de Meiji), des personnalités de Satsuma telles qu’Ôyama Iwao et Saigô Tsugumichi, et des représentants de Chôshû tles qu’Inoue Kaoru et Yamagata Aritomo se réunissent pour approfondir ensemble le sujet. Cependant, comme l’écrit Kido dans son journal à la date du 25 août, toute la planification se déroulait dans le plus grand secret.
Sanjô Sanetomi et Iwakura Tomomi, pourtant membres proéminents du gouvernement, n’eurent connaissance du plan que le 27 août, soit deux jours avant sa mise en œuvre. Bien que quelque peu décontenancés par un projet d’une telle envergure, mis devant le fait accompli, ils n’eurent d’autre choix que de donner leur aval. Et ainsi, le matin du 29 août, les gouverneurs de Satsuma, Chôshû, Tosa et Hizen (aujourd’hui préfecture de Saga) et d’autres représentants furent convoqués à la cour impériale. C’est là qu’ils apprirent par un rescrit impérial de l’empereur Meiji l’abolition de leurs domaines. Ce même message sera transmis aux gouverneurs de Tottori, Owari, Kumamoto et Tokushima, qui avaient déjà appelé à l’abolition des domaines. Dans la foulée, cet après-midi-là, 56 autres gouverneurs, qui se trouvaient alors à Tokyo, sont également convoqués et informés de ce changement, marquant définitivement la fin du système féodal des domaines, qui avait perduré pendant environ 700 ans.
Les gouverneurs des différents domaines furent démis de leurs fonctions et reçurent l’ordre de résider à Tokyo, tandis que le gouvernement central envoya ses propres fonctionnaires pour assurer la surveillance des préfectures nouvellement créées. Si l’atmosphère générale laissait supposer une approbation générale pour le système préfectoral, les instigateurs du coup d’État n’en envisageaient pas moins la possibilité que des samouraïs s’insurgent et prennent les armes suite à la perte de leurs traditionnels maîtres. En prévision de quoi Saigô Takamori avertit les autres hauts responsables du gouvernement : « Si des domaines montrent une quelconque opposition, nous serons sans pitié et nous les écraserons par la force militaire. »
Toutefois, il n’y eut aucune opposition. En partie en raison du caractère si soudain du passage à l’action, si soudain qu’il a de façon naturelle étouffé tout sentiment d’insurrection, combiné à celui que le temps n’était plus à la rébellion ; c’était tout simplement trop tard. Mais probablement aussi et surtout, parce que le gouvernement Meiji accepta de prendre en charge les dettes des domaines et s’engagea à allouer des sommes d’argent aux samouraïs soudainement dépourvus de maître.
Consolider le système préfectoral jusqu’au Japon d’aujourd’hui
Le gouvernement était parvenu à unifier l’État. Mais cette unification s’étant faite en grande partie grâce à la faction Satsuma-Chôshû, cette dernière avait acquis un pouvoir disproportionné au sein du gouvernement. En ce sens, il n’est pas erroné d’affirmer que l’abolition des domaines signifiait la prise de pouvoir par la faction Satsuma-Chôshû.
Cette annonce ne signifie pas que la prise de contrôle de l’administration préfectorale a été immédiat. Après l’abolition des 261 domaines et leur remplacement par des préfectures, il y en avait 305 au total, dont les anciens territoires du shogunat, 3 étant les fu (préfectures urbaines) de Tokyo, Osaka et Kyoto. C’est au ministère des Finances, alors dirigé par Ôkubo, à qui revint la tâche de superviser le travail administratif imposé par cette transformation. Les superficies des préfectures ayant été très hétérogènes à cette époque, le ministère décida de réformes pour harmoniser leurs tailles, sur la base d’une production de riz d’environ 300 000 à 400 000 koku (soit environ 180 litres de riz). Pour le gouvernement, c’était une taille raisonnable pour une administration régionale. Il fut même un temps question de diviser Chôshû en deux préfectures plus petites. En décembre, le plan de formation de 75 préfectures — plus le nouveau territoire de Hokkaidô — avait été en grande partie concrétisé.
Seulement 13 préfectures gardèrent leur nom. Katsuta Masaharu explique que ce changement de nom était loin d’être anodin ; le gouvernement cherchait en fait à couper tout lien avec les anciens domaines. Ce sont donc les noms de villes et de villages ou de rivières et de montagnes qui furent choisis pour les préfectures. C’est également pour cette raison que des personnes nées dans d’autres domaines furent envoyées comme nouveaux gouverneurs. Cependant, dans les préfectures qui avaient joué un rôle important dans la guerre civile, telles que Kagoshima, Kôchi ou encore Saga, ce sont des dirigeants locaux qui furent nommés, probablement en raison de leur influence au sein du gouvernement central.
Plus tard, en 1879, Okinawa devint une préfecture. En 1882, c’est au tour du territoire de Hokkaidô d’être divisé en trois préfectures : Sapporo, Hakodate et Nemuro. Jusqu’en 1888, le système préfectoral connaît une profonde réorganisation. Au terme de maintes suppressions et ajouts, le système devint celui que nous connaissons aujourd’hui, comptant 47 préfectures. (Voir notre article : « To-dô-fu-ken » : pourquoi donc le Japon est-il divisé en préfectures ?)
L’abolition des domaines en 1871 et la création des préfectures furent bénéfiques pour le nouveau gouvernement, qui grâce à son pouvoir unifié, parvint à mener des réformes de grande envergure dans les domaines de la fiscalité, de l’armée et de l’éducation. C’est notamment à ces réformes que le Japon doit son industrialisation et sa forte puissance économique et militaire.
Chronologie des événements liés à l’abolition des domaines
Mars 1869 | Les chefs de Satsuma, Chôshû, Tosa et Hizen rédigent une pétition pour rendre les registres des domaines (territoires et citoyens) à l’État. L’initiative fait des émules, incitant d’autres chefs de domaine à faire de même. |
Juin 1869 | Fin de la guerre civile de Boshin avec la victoire des forces de Meiji et la défaite du shogunat. |
Juillet 1869 | Les domaines rendent leurs registres à l’État et les daimyô sont nommés gouverneurs. |
Août 1869 | Création de la Kaitakushi (Mission au défrichement de Hokkaidô) |
Septembre 1869 | Le territoire d’Ezochi change de nom pour devenir Hokkaidô. |
Début 1870 | Certains chefs de domaines commencent à rédiger des pétitions appelant à l’abolition des domaines. |
Été 1870 | Tenue des premiers débats politiques sur le système des domaines à l’assemblée législative |
Début 1871 | Le groupe d’Iwakura Tomomi se rend à Satsuma. Soumission de propositions de réformes par Saigô Takamori |
Avril 1871 | Formation d’une armée nationale comprenant des soldats de Satsuma, de Chôshû et de Tosa |
Août 1871 | Abolition des domaines féodaux et avènement d’un système préfectoral comprenant 305 préfectures |
Janvier 1872 | Consolidation du nouveau système autour de 75 préfectures |
(Photos de titre : Saigô Takamori, Ôkubo Toshimichi et Kido Takayoshi, considérés comme les trois artisans de la Restauration de Meiji. Avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)