« Le Voyage de Chihiro » : décryptage d’un chef d'œuvre

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Masaki Akira [Profil]

L’année 2021 a célébré les 20 ans de la sortie du Voyage de Chihiro, de Miyazaki Hayao, et l’attrait de ce film n’a pas faibli depuis. Après avoir régné pendant des années au sommet du box-office japonais, il a suscité un regain d’intérêt quand cette place lui a été ravie par l’anime Demon Slayer : le Train de l’infini, fin 2020. Décryptons la profondeur de ce chef d'œuvre plébiscité dans le monde entier, notamment sous l’angle des croyances spirituelles au Japon.

Les myriades de dieux japonais

Dans la religion japonaise, néanmoins, la relation entre les dieux et la foudre ainsi que les autres phénomènes naturels s’est maintenue. L’une des preuves de cette réalité est visible dans le fait que le nombre des divinités honorées dans un sanctuaire est souvent représenté par des « piliers », comme par exemple les « 5 piliers » (Gohashira) du sanctuaire Kasuga Taisha. Les kami sont comme des piliers, qui marquent le lieu où la terre et le ciel sont reliés. La meilleure illustration en est donnée lors de la « fête du pilier » (Onbashira matsuri) du sanctuaire Suwa Taisha à Nagano, qui est considéré comme le plus ancien sanctuaire du Japon.

C’est également le sens de la spiritualité attachée aux arbres, et la base de leur importance au Japon. Quand une nouvelle religion venue du continent, le bouddhisme, fut introduite au Japon au VIe siècle, les premières statues bouddhistes ont été sculptées dans des camphriers. Parce que dans son nom japonais, kusunoki, littéralement « l’arbre divin », le camphrier portait ce rapport particulier au divin. On n’aura pas oublié que dans un autre film de Miyazaki Hayao, Mon voisin Totoro, le personnage de Totoro habite dans un camphrier (n’est-il pas d’ailleurs lui-même l’esprit de l’arbre ?), ce qui est hautement significatif.

L’une des caractéristiques principales des kami japonais est d’être innombrables. L’épithète collective qui leur est traditionnellement attachée est yaoyorozu, c’est-à-dire littéralement « 8 millions », généralement traduit par « des myriades ». Nous sommes évidemment très loin du monothéisme. Dans Le Voyage de Chihiro, tout exprime que les divinités sont partout. La maison Aburaya est littéralement remplie de dieux.

© 2001 Studio Ghibli • NDDTM
© 2001 Studio Ghibli • NDDTM

Un point notable : les dieux japonais n’ont rien de bien impressionnant à première vue. Le dieu de la rivière entre chez Aburaya couvert de boue et en repart après que Chihiro ait réussi avec beaucoup d’à-propos à le nettoyer. Et encore cette divinité-là a la réputation d’être très puissant, mais les autres sont à peine de vieux villageois, sans autre compétence que communautaire.

Cette conception de la divinité est très commune dans la tradition japonaise. Bien sûr, la mythologie japonaise connaît aussi des dieux puissants, comme Amaterasu, la divinité de la dynastie impériale, mais la majorité des Japonais se sentent plus attachés à des divinités plus modestes et familières, tel Totoro, des dieux avec une personnalité sinon agréable, du moins avec qui on peut s’entendre. Pour le dire autrement, la frontière entre les hommes et les dieux a toujours été poreuse au Japon.

Une fusion de l’animisme et de la pensée avancée

En ethnologie religieuse, cette conception est appelée « animisme ». « Anima » signifie « vie » ou « esprit ». C’est également la racine à la base du mot « dessin animé ». Bref, c’est la conception religieuse selon laquelle tous les êtres de l’univers, tout être ou phénomène du monde est vivant et possède un « esprit », y compris les rochers, les montagnes et les rivières.

Or, quand on parle d’animisme, de nombreuses personnes tendent à associer cette pensée religieuse avec une pensée primitive. Ce n’est pas le cas au Japon où l’animisme a depuis longtemps été intégré à la pensée bouddhiste, beaucoup plus élaborée.

Permettez-moi de donner un exemple assez éclairant. Kôbô Daishi, aussi connu sous le nom de Kûkai, l’un des plus grands maître du bouddhisme, a dit : « Tous les êtres de l’univers sont constitués des cinq éléments, la terre, l’eau, le feu, le vent et le ciel, résonnent de la voix de la vérité. Dainichi Nyôrai, « grand Soleil » (« Mahâvairocana » en sanscrit), le bouddha ultime, est le monde lui-même tel qu’il est.

La chanteuse Matsutoya Yumi, auteur-compositrice-interprète active depuis les années 1970 le dit presque aussi bien et avec des mots plus faciles à comprendre pour le public d’aujourd’hui, dans sa chanson Yasashisa ni tsutsumareta nara : « Ouvre le rideau, quand tu te te trouveras enveloppée dans la douce tendresse du soleil entre les feuilles des arbres tu sauras que tout ce qui se trouves devant tes yeux est sûrement un message. »

Le maître zen Dôgen a dit : « Même des gravats peuvent atteindre l’éveil et devenir Bouddha ». Il est clair que toutes les plus grandes figures spirituelles du Japon ont fusionné l’animisme et le bouddhisme pour mener la pensée au plus haut niveau et atteindre une profondeur sans aucun équivalent nulle part dans le monde.

Vous m’excuserez d’avoir conduit cette histoire sur un chemin un peu ardu. Dans le bouddhisme originel, né en Inde, seuls les êtres qui avaient des « émotions », c’est-à-dire un esprit, à savoir les animaux, pouvaient atteindre l’état de Bouddha. Il était admis que la Nature elle-même n’avait pas de cœur et donc ne pouvait pas devenir un Bouddha. C’est le bouddhisme japonais qui a développé la conception d’une « bouddhéité sans volonté ». C’est-à-dire que la Nature, qui n’avait pas de cœur pour les Indiens, en a de fait un, et par conséquent peut atteindre la bouddhéité. Cette conception n’aurait pu être possible sans la vision animiste de la Nature ancrée dans le cœur des Japonais.

Le bouddhisme tibétain, par exemple, héritier du bouddhisme indien, insiste sur le fait que seuls les animaux peuvent atteindre l’état de Bouddha. Or, récemment, le Dalaï Lama, chef suprême du bouddhisme tibétain, a donné une preuve de sa profonde compréhension de la pensée du bouddhisme japonais et s’est orienté vers l’idée que la nature elle-même pouvait atteindre l’état de Bouddha.

Considérer les questions environnementales du XXIe siècle est d’ailleurs assez efficace pour se convaincre de la pertinence de cette idée que la Nature est elle-même un Bouddha, et à cet égard au même niveau que les êtres humains.

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Masaki AkiraArticles de l'auteur

Écrivain et chercheur en science des religions. Né à Odawara, dans la préfecture de Kanagawa en 1953. Il se spécialise dans les études religieuses dans le cadre d’un cours de doctorat à l’Université de Tsukuba. Auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme ésotérique et d’autres religions qui visent à résoudre les problèmes auxquels est confrontée la société moderne par une revitalisation des sagesses traditionnelles.

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