« Le Voyage de Chihiro » : décryptage d’un chef d'œuvre

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Masaki Akira [Profil]

L’année 2021 a célébré les 20 ans de la sortie du Voyage de Chihiro, de Miyazaki Hayao, et l’attrait de ce film n’a pas faibli depuis. Après avoir régné pendant des années au sommet du box-office japonais, il a suscité un regain d’intérêt quand cette place lui a été ravie par l’anime Demon Slayer : le Train de l’infini, fin 2020. Décryptons la profondeur de ce chef d'œuvre plébiscité dans le monde entier, notamment sous l’angle des croyances spirituelles au Japon.

Pourquoi Chihiro devient-elle « Sen » ?

Le titre original du film est Sen to Chihiro no kamikakushi, c’est-à-dire, littéralement : « Sen et la dissimulation par les dieux de Chihiro ». Pourquoi ce titre ?

Le personnage principal du film est une fillette âgée de 10 ans et prénommée Chihiro. Si l’on en croit Miyazaki Hayao lui-même, il aurait choisi ce nom pour traduire la solidité et la force des filles de 10 ans d’aujourd’hui.

À titre de complément d’explication, nous remarquons très vite que Chihiro est la fille d’un couple de la classe moyenne aisée : ils roulent en Audi, les sacs en papier de leurs courses sont ceux de chaînes de supermarché haut de gamme et nous savons qu’ils viennent d’acheter une maison individuelle en grande banlieue, à un âge relativement jeune. Les parents de Chihiro, et Chihiro elle-même, se montrent individualistes, peu portés sur l’expression traditionnelle du respect, ils suivent leurs désirs sans complexe. Des Japonais typiques de l’époque de la prospérité économique, ignorants de la culture spirituelle traditionnelle.

© 2001 Studio Ghibli • NDDTM
Chihiro © 2001 Studio Ghibli • NDDTM

Au cours de l’histoire, « Chihiro » devient « Sen », à partir du moment où son nom lui est retiré par Yubaba, la patronne de l’auberge Aburaya. « Sen » veut dire « 1 000 », c’est le même caractère que « Chi » dans « Chihiro », simplement prononcé différemment. En lui prenant son nom et en l’amputant de son sens, Yubaba met Chihiro sous sa domination.

© 2001 Studio Ghibli • NDDTM
Yubaba © 2001 Studio Ghibli • NDDTM

Cela n’est pas particulièrement difficile à comprendre, et même dans Harry Potter et la pierre philosophale, on trouve une idée similaire : Quand Harry protège la pierre philosophale des désirs de Lord Voldemort, dont le nom signifie « Celui qui règne par la peur de la mort », il déclare : « C’est Vol… enfin, vous-savez-qui… ». Il est immédiatement repris par le Proviseur Dumbledore : « Harry, appelle-le “Voldemort” ! Appelle les choses par leur nom, Si tu as peur d’un nom, tu auras encore plus peur de la chose elle-même ! »

C’est dire l’importance d’un nom. De tout temps au cours de l’histoire, ceux qui donnent ou reprennent un nom ont toujours un lien avec le pouvoir et la domination.

Dans la pensée traditionnelle japonaise, les mots sont censés posséder un pouvoir spirituel. Ce pouvoir des mots est appelé kodama. L’idée est que certains mots ont un pouvoir spécial et que les prononcer à voix haute influe sur le réel de diverses manières. Dans le Japon d’aujourd’hui également, la popularité de genres poétiques tels le haiku ou le tanka (poème court) s’expliquent entre autres par le fait qu’ils portent en eux cette conception du kodama.

La dissimulation par les dieux et la pérégrination dans l’autre monde

Kamikakushi, la « dissimulation par les dieux », est une appellation courante pour parler d’une disparition inexpliquée. Quand quelqu’un disparaît sans raison apparente, on dit que la personne a été enlevée par les divinités, les kami. Cette façon de rejeter la faute d’un malheur sur les dieux est une façon de se convaincre que l’on ne peut rien faire contre certains événements.

Dans la société traditionnelle, le danger de disparition accidentelle des enfants était réel, et les parents avaient très peur. Les accidents étaient en effet nombreux, mais pas seulement les accidents. Le trafic d’êtres humains fut pratiqué pendant de longues périodes dans le Japon ancien, et les enfants pouvaient en effets être kidnappés. La mémoire des disparitions d’enfants liées à de telles pratiques s’est transmise jusqu’à des époques plus tardives comme un objet de crainte.

Dans le film de Miyazaki, l’expérience de Chihiro appartient plutôt à ce qui, dans les études religieuses, est appelé « pérégrination dans l’autre monde ». Elle regroupe des récits de détachement du monde réel vers un autre monde, assortis d’un parcours de type initiatique, avant retour dans le monde trivial. Les nombreux récits littéraires communs à un grand nombre de civilisations de pérégrination au paradis ou en enfer appartiennent à ce genre.

© 2001 Studio Ghibli • NDDTM
© 2001 Studio Ghibli • NDDTM

Dans ce film d’animation, le prélude au voyage dans l’autre monde se produit lorsque le père de Chihiro, qui conduit la voiture, s’engage par erreur sur une route. La structure est semblable à celle de la Divine Comédie de Dante, par exemple, quand le poète se trompe de chemin et entre dans un autre monde.

Évidemment, là s’arrête la ressemblance entre la pérégrination de Chihiro et celle de Dante. L’autre monde de Chihiro est à l’image du monde spirituel spécifique du Japon.

Un vieil arbre, la foudre…

Au premier virage après s’être trompé de route, la famille de Chihiro découvre un vieux sugi (arbre de la famille du cèdre) qui se détache sur le ciel bleu, un torii (portique en bois à l’entrée des sanctuaires shintô) et plusieurs petits sanctuaires en pierre. Nous reconnaissons au premier coup d’œil les éléments de la religion des kami japonais.

Regardez le vieux sugi sans faîte. Les très vieux conifères étêtés sont un motif courant des sanctuaires shintô dans quasiment toutes les régions. On trouve par exemple un tel arbre dans l’enceinte du sanctuaire Kamigamo à Kyoto, ou au centre du sanctuaire Kasuga Taisha à Nara. Les très vieux arbres ont en effet une signification importante.

La raison en est que ces arbres sont considérés comme le chemin qu’empruntaient les dieux dans le passé pour descendre sur terre. Sous quelle forme ? La foudre, évidemment. C’est la foudre qui étête les arbres de grande taille. Un grand cèdre étêté qui domine un sanctuaire, c’est un sanctuaire que la divinité daigne visiter, l’arbre lui-même est un être sacré, et vénéré comme tel.

Dans l’ancien testament, le tonnerre résonne quand Moïse reçoit les dix commandements sur le mont Sinaï. Dans la mythologie indienne, Indra est réputé avoir été originairement un dieu du tonnerre. Cependant, aussi bien dans les monothéismes sémitiques (judaïsme, christianisme, islam) que dans les religions de l’Inde, le lien de la divinité avec la foudre a été oubliée. La notion de divinité a été séparée des phénomènes naturels pour être élevée à une notion transcendante d’être absolu, hors de portée de l’expérience humaine.

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Masaki AkiraArticles de l'auteur

Écrivain et chercheur en science des religions. Né à Odawara, dans la préfecture de Kanagawa en 1953. Il se spécialise dans les études religieuses dans le cadre d’un cours de doctorat à l’Université de Tsukuba. Auteur de nombreux ouvrages sur le bouddhisme ésotérique et d’autres religions qui visent à résoudre les problèmes auxquels est confrontée la société moderne par une revitalisation des sagesses traditionnelles.

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