L’histoire des 47 « rônin », un fait réel et épique qui a traversé le temps

Histoire Culture

Lorsqu’au début du XVIIe siècle au Japon, des guerriers unis se sont donnés pour mission de venger leur seigneur et ont fini par être contraints au suicide, cela donne l’histoire éminemment célèbre des 47 rônin (samouraïs sans chef), connue sous le nom Chûshingura. Ce fait réel et récit épique a été la source d’inspiration de nombreuses pièces de théâtre traditionnelles, comme le kabuki ou le théâtre de marionnettes.

Une épopée guerrière véritablement sensationnelle

Remontons au 30 janvier 1703, lorsqu’un groupe de 47 rônin (samouraïs sans chef) prit d’assaut la résidence de Kira Yoshinaka, dans la capitale Edo (aujourd’hui Tokyo). Kira trouvera la mort, ainsi que 28 de ses serviteurs. Ce tragique épisode fit grand bruit à l’époque. Cela fait près d’un siècle que la ville est en paix, depuis le début de l’époque d’Edo (1603-1868). Transposé à l’époque actuelle, l’attaque de la résidence d’un représentant du gouvernement par un groupe armé serait considéré comme un acte de terrorisme.

C’est un autre incident deux ans auparavant qui fut à l’origine de cet épisode. Kira, qui était chargé de l’enseignement des bonnes mœurs au château d’Edo, causait du tort au seigneur du domaine d’Akô (aujourd’hui préfecture de Hyôgo), Asano Naganori, en le harcelant jusqu’à répandre de fausses rumeurs sur lui. Un jour du printemps 1701, Asano sortit de ses gonds, dégaina son épée et blessa Kira. Son acte sera puni et Asano devra se donner la mort par seppuku (ou hara-kiri).

Toutefois, la raison cette visite d’Asano au château demeure peu claire. Et les théories ne manquent pas. Certains citent des frustrations en raison d’une rémunération trop peu élevée pour ses enseignements, le refus d’Asano de divulguer sa recette de fabrication du sel (qui rapportait beaucoup d’argent à l’époque) ou de montrer à Kira un parchemin secret, ou encore un différend amoureux avec des femmes ou des hommes. En tout cas, une chose est sûre, suite au suicide forcé d’Asano, le domaine d’Akô est confisqué par le shogunat. Cependant, 47 de ses anciens serviteurs, avec à leur tête Ôishi Kuranosuke, entendent bien venger leur chef et prennent d’assaut la résidence de Kira Yoshinaka, un acte qui suscita l’admiration de beaucoup, nombre d’entre eux y voyant une application des préceptes de l’esprit du bushidô (la voie du guerrier) à la vie quotidienne.

La reconstitution de cet épisode ne se fit pas attendre ; 12 jours plus tard, une version kabuki voyait le jour. À une époque sans Internet ni médias de masse, celles et ceux qui souhaitaient s’informer le faisaient souvent à travers une reconstitution. Cependant, l’épisode en lui-même comprenant toujours un certain nombre de zones d’ombre, l’auteur pouvait laisser libre cours à son imagination et rendre l’intrigue plus intéressante encore. Mais l’histoire fut victime de son succès. Trois jours plus tard, la production fut arrêtée. Désireux de savoir le fin mot de l’histoire, le public fit preuve d’un intérêt tel que le shogunat prit peur, et interdit la pièce, redoutant un chaos généralisé. Au fil du temps, nombreux sont les médias qui ont été muselés par les puissants, cherchant à étouffer scandales et autres événements embarrassants.

Plus tard, d’autres reconstitutions virent le jour. Plus libres, elles situèrent l’histoire dans des époques historiques antérieures. Par exemple, en 1748, elle fut adaptée pour le théâtre de marionnettes (ningyô jôruri ou bunraku) avec l’œuvre intitulée « Chûshingura : le Trésor des loyaux serviteurs » (Kanadehon Chûshingura). Joué pour la première fois la même année, ce chef-d'œuvre en 11 actes et d’une durée de plus de 10 heures, deviendra une véritable référence pour le théâtre de marionnettes japonais et les adaptations au kabuki qui suivront, à tel point que le titre même Chûshingura finira par désigner tout récit fictif de cet épisode de l’histoire.

Près d’un demi-siècle plus tard, le régime shogunal ne souhaitait plus vraiment imposer une censure des représentations des événements. Mais une version en particulier transporta l’histoire au XIVe siècle, époque de la naissance du Taiheki, cet ensemble de récits classiques de guerre racontés sur rouleaux. Ainsi Kira Yoshinaka fut rebaptisé « Kô no Moronao » et Asano Naganori en « En’ya Hangan ». Mais personne n’était dupe ; tout le monde savait qu’il s’agissait de Kira et d’Asano. Le personnage principal lui aussi portait un nom différent. Ôishi Kuranosuke était devenu « Ôboshi Yuranosuke », mais le simple fait d’utiliser un caractère de son vrai nom (kura, 蔵) dans le nom Chûshingura (忠臣蔵), que l’on pourrait traduire par « fidèle serviteur Kura », était un indice suffisant pour renseigner sur sa véritable identité.

Cette pièce a été de nombreuses fois adaptée et à divers genres, tels que le théâtre de marionnettes ou encore de kabuki, où son succès est tel que la pièce était souvent utilisée comme valeur sûre pour attirer des spectateurs en cas de problème de trésorerie par exemple. Au fil des époques, au théâtre de marionnettes et au kabuki vinrent s’ajouter les fictions, les contes kôdan, les films, les feuilletons télévisés et les chansons traditionnelles populaires. Éclectiques et très différents les uns des autres, ils ont au moins un point commun : ils attirent toujours de nombreux fans de l’histoire des 47 rônin.

Cinq éléments clés qui expliquent le succès des 47 rônin

Mais alors pourquoi les 47 rônin ont-ils toujours autant de succès ? Peut-être est-ce parce qu’ils véhiculent certaines valeurs du bushidô, mais pas que. Cela ne suffit pas pour que la recette marche ; d’autres thèmes, particulièrement chers au cœur des Japonais, sont également représentés. J’en ai compté cinq principaux.

Le premier d’entre eux est le hôgan biiki, ou la sympathie pour un héros qui connaîtra une fin tragique. Dans cette expression, hôgan fait référence à Minamoto no Yoshitsune, le plus distingué des commandants militaires pendant la guerre de Genpei (1180-1185) contre le clan des Taira. Après sa victoire, Yoshitsune se brouille avec son frère Minamoto no Yoritomo, et sera contraint à l’exil et finalement à la mort. Les Japonais ont tendance à développer des sentiments de sympathie, voire d’empathie, pour ce type de héros voués à un destin tragique. Les brimades essuyées par Asano et les difficultés des rônin sont tout autant d’éléments qui viennent ajouter à une situation qui suscite déjà beaucoup d’émotion. Nombreux sont celles et ceux qui prennent parti pour le groupe de samouraïs qui doit faire face à de nombreuses épreuves.

Les 47 rônin suscitent naturellement ces sentiments chez le spectateur ou l’auditeur. Ils parviennent à leurs fins et tuent Kira Yoshinaka au terme de longs mois de préparation, dont les séparations avec leurs familles. Le jour venu, ils prétendent être ivres et agités pour que ce dernier baisse sa garde. Spectateurs et auditeurs s’identifient aux héros, se réjouissant d’une juste récompense après toutes les épreuves qu’ils ont endurées. Cette tendance à prendre parti pour un personnage au destin tragique est toujours bien présente.

Le deuxième thème important est le travail d’équipe. Car oui, il ne s’agit pas ici de l’histoire d’un héros tout-puissant, au contraire, les protagonistes sont plutôt faibles. Mais ils gagnent en puissance en s’alliant à d’autres pour former des groupes. Cet esprit d’entraide s’observe également dans le sport, comme le rugby et le baseball, mais également dans les animes et mangas, avec des personnages secondaires prêtant eux aussi main forte au héros. Et les 47 rônin n’échappent pas à la règle ; s’il y a un chef, Ôishi Kuranosuke, il est toujours aidé de ses 46 autres fidèles compagnons samouraïs.

Troisièmement, la nature éphémère des choses, un thème cher au cœur de nombreux Japonais. La réjouissance des 47 rônin qui parviennent à vaincre Kira et à laver l’honneur de leur chef ne sera que de courte durée puisque suite à leur acte criminel, ils sont condamnés par le shogunat à se faire seppuku. Pourtant, ils accéderont à l’honneur des guerriers, considéré comme une mort noble.

Quatrièmement, le dévouement. On la retrouve bien sûr chez les guerriers mais également chez toutes les femmes et tous les personnages de rang inférieur qui apportent leur aide aux 47 rônin.

Cinquième et dernier élément clé, la justice poétique qui consiste à récompenser la vertu et à punir le mal (le concept du kanzen chôaku). Dans l’histoire des 47 rônin, Kira est présenté comme un vil personnage. Mais en réalité, il aurait été particulièrement apprécié sur son territoire de la province de Mikawa (aujourd’hui préfecture d’Aichi), en tant que seigneur qui se promenait sur un cheval à la robe brune-rouge et échangeait volontiers quelques mots avec les agriculteurs locaux. Kira Yoshinaka était également un homme de culture, qui avait une bonne connaissance de l’art et de la cérémonie du thé. Cependant, toute cette partie du personnage a été omise. Il est au contraire dépeint comme un personnage corrompu par l’avarice et la luxure. Le trait est donc volontairement foncé afin de capturer l’intérêt des spectateurs et des auditeurs, offrant plutôt une vision manichéenne des différents personnages.

Dans la pièce de théâtre de marionnettes « Chûshingura : le Trésor des loyaux serviteurs », le même procédé est utilisé pour décrire certains rônin du domaine d’Akô, qui refusent de prendre part au complot de vengeance et prennent la fuite. Ôno Kurobei, l’un d’entre eux, est présenté comme un homme lâche et rusé, mais également espion de Kira. En réalité, Ôno Kurobei aurait été un fonctionnaire hautement compétent dans son domaine, la finance.

Ces thèmes, pour ne citer que ceux-là, trouvent écho auprès d’un grand nombre de personnes, dans et en dehors de l’Archipel.

D’autres versions à partir d’une seule histoire

Le domaine d’Akô comptait environ 300 samouraïs, mais seulement 47 d’entre eux ont participé au complot. Qu’est-il arrivé aux 250 autres ? Leurs histoires contribuent également à expliquer le succès intemporel des 47 rônin au Japon.

La pièce « Chûshingura : le trésor des loyaux serviteurs » est composé de 11 actes, les 4 premiers étant une sorte de prologue menant au suicide par seppuku d’Asano (sous le nom de En’ya dans l'œuvre).

Dans les actes 5 et 6, le spectateur fait la connaissance de Hayano Kanpei, un samouraï qui ne faisait pas partie du groupe de 47 rônin. Bien qu’au service d’Asano, il n’était pas présent lors de l’incident qui a conduit au suicide de son maître. Il était alors en compagnie d’Okaru, sa maîtresse. Se reprochant de ne pas avoir été loyal envers son maître, il s’enfuit chez les parents de sa bien-aimée. Il devient alors chasseur.

Comprenant que Kanpei veut se joindre aux autres rônin pour laver l’honneur de leur seigneur Asano, Okaru se vend à un bordel pour réunir les fonds pour son bien-aimé. Un soir, alors qu’il rentre chez lui en possession de l’argent, son père se fait attaquer par le bandit Ono Sadakurô. Ce dernier poignarde le pauvre homme et s’empare du butin.

Ensuite, c’est au tour d’Ono Sadakurô. Il meurt d’une balle perdue alors que Kanpei est en train de chasser le sanglier. Dans l’obscurité, il ne voit pas la victime. En fouillant l’individu, Kanpei trouve un sac rempli d’argent. Il décide de donner l’argent au groupe de rônin, et rentre chez lui en courant. Mais n’ayant pas vu le visage de la victime, il se demande si ce n’était pas son beau-père qu’il a abattu par accident. Ne pouvant supporter cette idée, il se donne la mort par seppuku. Voilà qui clôt les actes 5 et 6.

L’acte 7 est consacré à la vie d’Okaru, dans le quartier des divertissements de Gion à Kyoto, et à Ôboshi Yuranosuke.

Kanpei meurt avant de pouvoir venger son maître. Quant à Ôno Sadakurô, le brigand qu’il a tué, lui aussi était l’un des serviteurs d’Asano. Mais il a été déshérité par son père Ono Kudayû (Ôno Kurobei), un conseiller d’Asano, n’ayant d’autre choix que de se tourner vers le banditisme pour survivre. Dans l’acte 7, on découvre qu’Ôno Kudayû était en fait un espion de Kira Yoshinaka (sous le nom de Kô no Moronao dans la pièce). Ôboshi Yuranosuke le tue.

Sur les 11 actes de la pièce, trois, soit environ un quart de l'œuvre, sont centrés sur des personnes comme Kanpei, Sadakurô ou encore Kudayû, des personnages qui ne participent pas directement à l’attaque de la résidence.

Notons également d’autres personnages, notamment ceux qui meurent, tombent malades, trouvent de nouveaux emplois pour soutenir leur famille ou leurs amants, ou ceux qui s’enfuient, tout simplement. Il y a même un serviteur qui ne s’est pas réveillé le jour du meurtre. Dans la vraie vie, Ôboshi Ôishi aurait mis sur pied une force à part, au cas où l’attaque échouerait. Des épisodes aussi variés ont tous les ingrédients pour imaginer de nouvelles œuvres. Les 47 rônin ne sont pas simplement des récits d’un seul et unique héros vertueux, animé par l’esprit du bushidô. Les histoires de ceux qui ne se vengent pas, et qui pourraient communément être considérés comme déloyaux, sont également intéressantes.

C’est ainsi qu’un événement qui a eu lieu il y a trois siècles continue de délier les plumes, en raison des mille et une péripéties qui composent son récit. On le retrouve dans diverses formes d’art du divertissement, sur le grand écran comme le petit. Au temps où le Japon était un pays militariste, il a notamment été utilisé pour louer l’esprit d’altruisme désintéressé qui se sacrifie pour le bien de la justice. Au-delà des frontières du pays, cet épisode de l’histoire a permis de faire connaître le bushidô et l’esthétique japonaise.

L’histoire des 47 rônin n’a pas pris une ride puisqu’elle continue encore de fasciner plus de 300 ans plus tard, au XXIe siècle.

(Photo de titre : estampe intitulée Chûshingura, par Utagawa Kuniyoshi. Aflo)

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