Les mères célibataires japonaises face à la pandémie : pertes d’emplois, baisses de revenus et carences de l’assistance
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Un emploi perdu à la fin de l’année
C’est la veille du Nouvel An 2021 que Maeda Tomomi (un pseudonyme), employée à temps partiel d’un salon de coiffure tokyoïte, a démissionné à l’issue de plusieurs mois de pressions exercées par son employeur. Elle a reçu son dernier salaire à la mi-janvier, sans indemnité de licenciement. Tomomi cherche désespérément un emploi auprès de l’antenne locale de l’agence publique de l’emploi Hello Work. Elle doit en outre veiller au bien-être de ses deux enfants, inscrits dans le premier et le second cycle du secondaire.
Elle fait remonter la cause originelle de sa démission à avril 2020, quand le nombre de clients a enregistré une chute spectaculaire avec la propagation du Covid-19. À l’époque, Tomomi a instamment demandé à son patron d’améliorer la situation sanitaire de son salon, notamment en fournissant des masques et du désinfectant et en installant un purificateur d’air. Mais son employeur s’est moqué d’elle. « Mes idées semblaient raisonnables en termes de protection de la clientèle et du personnel », dit-elle. « Mais on m’a accusée d’être pointilleuse. »
Lorsque Tomomi a exprimé des réticences à propos du système d’enregistrement de la présence des employés, l’irritation de la direction s’est encore accrue. En septembre, elle a été convoquée dans le bureau de son patron, et celui-ci lui a annoncé, de manière contournée, que la dégradation de la conjoncture menaçait son emploi. En quête d’éclaircissements, elle demanda sans ambages si la direction voulait qu’elle démissionne, mais elle ne reçut qu’une réponse évasive.
Cédant à la pression, Tomomi rédigea une lettre de démission, en prenant bien soin de préciser que la décision était à la discrétion de l’entreprise. Mais son employeur refusa d’accepter ce document, et il ne lui resta pas d’autre choix que de dire qu’elle partait de sa propre initiative, avec les conséquences que cela pourrait avoir le moment venu de toucher des allocations de chômage. Elle apprit que des travailleurs occupant des emplois non permanents dans d’autres secteurs avaient reçu des pressions similaires pour les inciter à partir, ce qui montrait bien l’insécurité de ce genre d’emplois.
Tomomi travaillait certes à temps partiel, mais c’est une spécialiste du traitement des cils, riche de nombreuses années d’expérience. Sûre de ses compétences, elle a posé candidature dans une vingtaine de salons, mais n’a obtenu aucune réponse favorable. Son âge – elle a la quarantaine – s’est avéré un obstacle. Sa volonté de travailler à tout prix l’amène à se rendre régulièrement à l’agence Hello Work, dans l’espoir de trouver un emploi dans n’importe quel secteur d’activités.
Du fait qu’elle a démissionné de sa propre initiative, Tomomi doit maintenant attendre plus de trois mois avant d’avoir droit aux allocations de chômage, alors que ce délai aurait été réduit à une semaine pour peu que l’entreprise ait admis avoir été à l’initiative de son départ. Elle gagnait moins de 100 000 yens par mois (770 euros), un revenu qui, même en y ajoutant les 50 000 yens versés au titre de l’allocation publique pour enfant à charge, lui permettait à peine de joindre les deux bouts. Aujourd’hui, à moins de trouver rapidement un emploi, elle n‘aura aucun revenu avant le début du mois d’avril.
Ses parents âgés n’étant pas en mesure de lui fournir un soutien financier, elle n’a personne vers qui se tourner pour demander de l’aide. Jour après jour, elle s’enfonce dans l’anxiété et le désespoir.
Une soupape de contrôle de l’emploi
Selon une enquête du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, au début du mois de janvier plus de 80 000 travailleurs avaient démissionné ou été licenciés à cause de la pandémie.
Moyai, une organisation à but non lucratif (OBNL) qui fournit un soutien aux personnes dans le besoin, rapporte que le nombre de demandes d’assistance qu’elle a reçues a doublé depuis le printemps dernier. Pour le Nouvel An, Moyai a installé un stand à la mairie de Tokyo, à Shinjuku, et distribué des repas à plus de 200 personnes dans le besoin. L’organisation dit qu’elle constate une augmentation des appels à l’aide en provenance de groupes qui n’avaient pas l’habitude de faire appel à ses services, notamment les jeunes et les mères célibataires qui ont brusquement perdu leurs emplois. Une caractéristique commune à beaucoup de ses personnes : ce sont des travailleurs non permanents.
Ônishi Ren, le président de Moyai, affirme que les employeurs utilisent l’emploi occasionnel comme une soupape de contrôle. Il explique : « Certaines entreprises résistent aux pressions, les poussant à laisser partir les employés. Mais à mesure que la conjoncture continue de se détériorer, elles accordent la priorité au maintien des effectifs à plein temps au détriment du personnel non permanent. »
Même lorsqu’ils ne sont pas licenciés, bien des employés voient leurs heures de travail et leurs revenus diminuer. L’OBNL Forum des mères célibataires, qui a mené une étude sur l’impact de la pandémie sur les populations économiquement vulnérables, s’est aperçue que 59 % des mères célibataires ont subi une baisse de revenus. Beaucoup d’entre elles avaient déjà du mal à s’en sortir, et l’impact économique du Covid-19 les a enfoncées encore plus profondément dans la pauvreté.
Comment les mères célibataires luttent pour s’en sortir
Nishida Rin (un pseudonyme), ancienne employée contractuelle d’un importateur d’articles de sport, a vu son salaire diminuer soudainement en février 2020, et n’a perçu aucun revenu en mars et avril. Le plus gros des articles vendus par son entreprise venaient d’Italie et de Chine, mais la pandémie a interrompu les livraisons en provenance des ces deux pays. Les clients ont annulé leurs commandes et l’entreprise s’est trouvée confrontée à un problème de trésorerie de plus en plus grave. Rin, qui s’est rendu compte que ses économies risquaient de fondre si elle restait, a démissionné en mai et entrepris de chercher un autre emploi.
Grâce à sa maîtrise de l’anglais, acquise aux États-Unis lorsqu’elle était étudiante à l’université, elle a trouvé du travail comme traductrice freelance. Mais ce changement de métier a eu des répercussions. Elle ne jouit plus de la sécurité que lui garantissait son statut d’employée d’une entreprise. Alors que son salaire à la société d’importation pouvait aller jusqu’à 170 000 yens par mois (1 320 euros) après impôts, le travail en freelance est instable et ses revenus mensuels oscillent aujourd’hui entre 40 00 et 100 000 yens (310 et 770 euros).
Rin met un peu d’argent de côté les mois fastes pour puiser dans ses économies lorsque les temps sont durs, tout en précisant que cela ne suffirait pas à assurer sa subsistance si la situation économique venait à s’aggraver sérieusement. Elle réduit ses dépenses en acceptant de la nourriture fournie par une OBNL, mais elle dit que les coûts liés à l’éducation des enfants et l’obligation de prendre soin de ses parents ont gonflé son budget jusqu’à la limite.
Solutions adoptées par les mères célibataires pour s’en sortir
- Sauter des repas pour nourrir les enfants ou réduire le nombre des repas quotidiens
- Tirer le maximum des ingrédients, par exemple en préparant de la bouillie de riz pour économiser le riz
- Préparer des soupes peu épaisses et rajouter de l’eau
- Faire appel aux banques alimentaires
- Acheter des articles d’épicerie soldés dans les supermarchés
- Diminuer sa consommation en prenant de l’eau au robinet des jardins et des toilettes publiques
- Consulter des sources en ligne plutôt que d’acheter des matériaux d’étude
- Revendre en ligne les biens superflus
Source : graphique créé par Nippon.com à partir de données en provenance de l’OBNL Forum des mères célibataires
L’impact sur l’école
L’impact de la pandémie se ressent aussi dans l’enseignement. Une école primaire du même quartier que l’école du fils de Rin souffre de problèmes de discipline récurrents qui perturbent les classes. Le quartier était déjà considéré comme difficile, mais depuis peu, les écoles primaires elles-mêmes sont touchées par une flambée de violence. Cela tient au fait que les enfants sont de plus en plus tendus, en raison notamment des difficultés qu’ils rencontrent pour jouer à l’extérieur, du fait de la nécessité de réduire les interactions sociales en vue de prévenir la diffusion du Covid-19. Pour Rin, le comble a été atteint quand son fils a été blessé par un autre enfant, après quoi elle a décidé de ne plus l’envoyer à l’école.
La pandémie a aussi acculé au bord du gouffre un nombre inquiétant de mères célibataires travaillant à la maison. Yahagi Madoka (un pseudonyme), une habitante de Tokyo, travaillait dans le secteur de la logistique et de l’entreposage. Au printemps, elle a été victime d’une maladie, diagnostiquée quelques mois plus tard comme un cancer. Depuis le mois de mars, elle effectuait un nombre considérable d’heures supplémentaires, et elle se demande si cela, ou simplement le poids des années de surcharge de travail, n’a pas contribué à l’apparition de sa maladie.
Madoka a commencé à prendre des congés en juillet. Opérée au mois d’août, elle est restée à l’hôpital jusqu’en octobre. Pendant tout ce temps, une amie s’est occupée de sa fille en bas âge, qui ne pouvait pas lui rendre visite en raison des mesures prises par l’hôpital pour faire face au Covid-19. Elle a quitté son appartement à la fin de l’année 2020 et vit désormais dans un lieu d’hébergement gratuit pour femmes avec enfants. Bien qu’elle soit encore trop faible pour reprendre le travail, elle dit qu’elle s’efforce de rester positive. « Je ne peux pas baisser les bras maintenant, pas tant que je dois prendre soin de mon enfant. »
La population japonaise presque au point de rupture
À l’heure où le Japon en est à sa troisième vague de la pandémie, le nombre total de morts dus au Covid-19 s’approche des 9 000 (fin mars 2021). Le 7 janvier, le gouvernement, confronté à une hausse rapide du nombre de cas, a déclaré pour la seconde fois l’état d’urgence.
Kobayashi Keiichirô, directeur de recherche à la Fondation de Tokyo pour la recherche politique et membre de la Sous-commission du gouvernement sur le contrôle sanitaire du coronavirus, juge important de mettre de côté les préoccupations économiques pour se concentrer sur la limitation de la diffusion des infections. Kobayashi reproche au gouvernement d’avoir tardé à agir. À la mi-novembre, la sous-commission a découvert que le Japon avait atteint le stade 3 (augmentation rapide des infections), et cela a suscité un débat sur l’opportunité de mettre un terme à la campagne de voyage « Go To Travel » subventionnée par l’État. Mais il a fallu attendre six semaines avant que les dirigeants se décident à agir.
Kobayashi pense que le retard de la réaction du gouvernement a eu un coût élevé et qu’il est impératif qu’il mette en œuvre des mesures fortes pour infléchir la contamination, qu’il déploie une assistance économique de grande envergure en vue de réduire les effets économiques collatéraux et qu’il envoie un message clair à la population.
La dernière de ces tâches s’est avérée particulièrement problématique pour les autorités. Dans le cadre de l’état d’urgence, le gouvernement a demandé aux bars et aux restaurants de fermer à 20 heures en vue de prévenir la diffusion du virus, mais cette mesure a eu pour conséquence inattendue d’accroître les attroupements à l’heure du déjeuner. Kobayashi a le sentiment que le message du gouvernement est ambigu – en se polarisant sur le dîner, il suggère que les gens peuvent faire ce qu’ils veulent pendant la journée. En dépit des appels à la mise en œuvre du télétravail, les déplacements n’ont pas diminué. Le système médical étant au bord de l’implosion, Kobayashi doute que l’état d’urgence, qui a déjà été prolongé pour un mois, puisse arriver à son terme dans un proche avenir.
Une troisième prolongation générerait de sérieuses préoccupations quant à l’impact qu’elle aurait sur l’économie. Tomomi, qui a quitté le secteur des soins de beauté, pensait qu’elle pourrait toujours trouver du travail comme serveuse, mais elle redoute aujourd’hui que la recherche d’un emploi ne devienne encore plus difficile.
En règle générale, les travailleurs non permanents ne bénéficient pas de la subvention publique à l’ajustement des effectifs, qui complète les allocations d’absence versées par les entreprises. Fin 2020, le gouvernement a entériné une aide supplémentaire de 50 000 yens (390 euros) pour les parents célibataires, mais Kobayashi estime que les autorités devraient attribuer pendant un certain temps des paiements directs en liquide, ciblés sur les foyers à faible revenu. Il pense que, selon l’évolution de la conjoncture, un nouveau budget devra être adopté au cours de l’exercice budgétaire qui commence en avril.
Ônishi, le président de Moyai, a le sentiment que les gens peuvent faire montre de persévérance pour peu qu’ils aient une idée de ce que l’avenir leur réserve. Mais beaucoup se sentent accablés par l’incertitude actuelle, et un nombre croissant d’entreprises ne savent pas trop comment procéder avec leurs employés. Il pense que l’attente de la reprise économique n’est pas une option. La population, qui est d’ores et déjà dans la souffrance, a besoin dès maintenant d’un soutien financier. « Les gens sont quasiment au point de rupture. »
(Reportage et texte de Mochida Jôji, de Nippon.com. Photo de titre : une mère célibataire dans un parc de la ville de Sendai. Kyodo)