Le corbeau au Japon, si proche de l’homme... pour le meilleur et pour le pire
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Le « corbeau » n’existe pas
Tout d’abord, soyons clairs : le corbeau n’existe pas. Plus précisément, le mot corbeau est un terme vernaculaire qui désigne les oiseaux du genre corvus, soit 47 espèces dans le monde, parmi lesquelles les corbeaux, les corneilles et les choucas.
Au Japon, on trouve cinq espèces : la corneille noire, le corbeau à gros bec, le corbeau freux, le choucas de Daourie et le grand corbeau. Parmi elles, la corneille noire et le corbeau à gros bec, présents toute l’année, sont communément désignés sous le nom de « corbeau » (karasu en japonais).
Le corbeau freux, le choucas de Daourie et le grand corbeau, eux, arrivent l’hiver, en provenance du continent. Le grand corbeau ne s’aventure qu’à Hokkaidô; le corbeau freux, qu’on voyait seulement à Kyûshû, jusque dans les années 1970, est présent dans la région du Chûgoku depuis les années 80 et sur les côtes de la mer du Japon, y compris à Niigata et Akita, depuis les années 90 – on le trouve maintenant partout dans l’Archipel.
Le corbeau dans la culture japonaise
Le corbeau a toujours été considéré, à travers le monde, comme un messager divin ou un porteur de connaissances. Dans la mythologie nord-européenne, les messagers du dieu Odin, Hugin et Munin, sont deux grands corbeaux, symboles de la pensée et la mémoire.
Au Japon, on connaît Yatagarasu, le corbeau vénéré dans les trois sanctuaires de Kumano réputés pour leurs chemins de pèlerinage. C’est lui qui a guidé l’empereur Jinmu dans sa migration vers l’Est entre Kumano et Yamato, comme le relatent les Chroniques du Japon (Nihon shoki), le plus ancien recueil historique de l’Archipel. Dans la mythologie chinoise, Yatagarasu le corbeau à trois pattes vit dans le soleil et c’est un oiseau de bon augure. C’est par ailleurs l’emblème de la Fédération japonaise de football.
De nombreux sanctuaires du pays célèbrent le festival obisha-matsuri à la mi-janvier, où l’on tire sur une cible ornée d’un corbeau pour s’assurer une année en bonne santé et protéger sa famille. Le corbeau est très présent dans la culture japonaise.
Une vie à proximité des humains
Les corbeaux ont toujours vécu près des hommes, davantage que dans les forêts. Preuve en est : que ce soit sur l’arche de Noé ou dans les textes fondateurs de l’humanité comme l’Ancien Testament ou le Coran, les corbeaux sont toujours présents. De même, ils ont leur place au Japon dans divers rituels. Quoi qu’il en soit, pour ces oiseaux, la vie à proximité des humains présente certains avantages.
Aujourd’hui, les sangliers et les ours se rapprochent des humains pour profiter des cultures, mais les corbeaux, eux, ont compris depuis longtemps le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer. Les raisons biologiques de leur proximité avec l’homme tiennent à leur régime alimentaire omnivore et au développement de leur cerveau. En d’autres termes, ils sont capables, pour se nourrir, de tirer profit des cultures ainsi que des restes et déchets générés par les humains. Et ils savent aussi qu’après des funérailles, les offrandes déposées sur la tombe sont bonnes à manger : ils parviennent à établir des liens entre une activité humaine et son résultat en termes de nourriture.
Ainsi, humains et corbeaux coexistent depuis fort longtemps ; mais un jour, ces oiseaux ont fini par être considérés comme des voisins encombrants.
L’oiseau tombé plus bas que terre, de méfait en méfait
Lorsque les médias parlent des corbeaux, leur traitement est très différent de celui réservé à des espèces en danger comme l’ibis nippon ou la cigogne : ils sont considérés comme des nuisibles, sources de dommages. Par exemple, ils sont accusés de répandre des ordures partout, de croasser trop bruyamment, de souiller les murs de leurs fientes…
Recensons leurs principaux méfaits :
Dans les élevages : le corbeau à gros bec apprécie les étables. Il est friand des grains de maïs et de blé mêlés à la nourriture des vaches. Le tas de fumier qu’on trouve près d’une étable recèle quant à lui un trésor d’insectes et autres vers de terre. Cela irait encore s’il se limitait à manger tout cela, mais il arrive qu’il s’attaque au pis des vaches, précisément à hauteur de bec. Les lésions provoquées par les coups de bec entraînent des inflammations du pis qui, dans les cas les plus graves, débouchent sur l’abattage de la bête. Parfois, les coups de bec répétés touchent une artère et l’animal meurt en se vidant de son sang. Les corbeaux peuvent aussi être vecteurs de maladies. Bref, ils ne sont guère aimés des éleveurs.
Dans les zoos : le corbeau à gros bec aime aussi les zoos, où il trouve une nourriture extrêmement variée dans les écuelles de ses congénères herbivores et carnivores. Un véritable rêve pour l’omnivore qu’il est ! Ce pique-assiette ne se prive pas d’aller donner des coups de bec aux plus petits animaux, qu’il lui arrive de blesser. Bref, il n’est pas le bienvenu dans les zoos.
Dans les compagnies d’électricité : on en parle peu, mais les corbeaux infligent d’importants dommages aux compagnies d’électricité. Ils construisent en effet leurs nids sur les poteaux et pylônes électriques, empêchant souvent l’électricité de passer. Le nid, en entrant en contact avec les lignes électriques, prive parfois de courant des milliers de foyers. La Compagnie d’électricité du Hokuriku organise chaque année des patrouilles de surveillance de ses dizaines de milliers de poteaux électriques pour supprimer les nids susceptibles de provoquer des coupures de courant. En 2018, elle a ainsi retiré 15 880 nids entre février et mai, période de nidification. Le même problème se pose aux compagnies d’électricité du pays entier, à qui les patrouilles et autres équipements anti-nids coûtent plusieurs centaines de milliers de yens chaque année.
Dans les villes : les corbeaux ne se contentent pas de salir les rues en éventrant les poubelles, leurs croassements sont aussi source de tapage diurne et leur agressivité envers les humains durant leur période de reproduction pose problème. En automne et en hiver, ils s’installent en grand nombre sur les fils électriques et dans les arbres le long des rues, où leur tapage et les fientes qu’ils sèment sont une source de désagréments pour les habitants. Il arrive qu’ils soient dix mille installés dans les arbres ; les nombreuses déjections posent alors un problème sanitaire. Depuis quelques années, on constate ce type de problème avec l’arrivée de corbeaux freux, en provenance du continent, dans les villes de l’île de Kyûshû, au sud-ouest du pays.
Les dommages causés par les corbeaux
Lieu | Dommages causés | |
---|---|---|
1 | Étables | Agressions contre le bétail, blessures sur les pis (infection), introduction de maladies |
2 | Chemins de fer | Cailloux sur les voies, nids sur les lignes électriques |
3 | Immeubles | Matériau isolant des unités extérieures d’air conditionné endommagé, végétation sur les toits terrasses saccagée, fientes |
4 | Champs | Cultures endommagées |
5 | Compagnies d’électricité | Pannes dans les transformateurs, nids sur les pylônes, isolants et câbles endommagés, fientes, tapage diurne |
6 | Zones d’habitation | Déchets éparpillés, agressions contre les humains, colonisation des arbres, fientes, tapage diurne |
7 | Entreprises de transport | Cartons endommagés, fientes |
8 | Zoos | Vol de nourriture, agressions contre les petits animaux, construction de nids |
9 | Terrains de golf | Gazon endommagé, vol de balles |
10 | Panneaux solaires | Bris de panneaux par jet de pierres |
11 | Écoles | Agressions contre les élèves (intensification pendant la période de nidification et d’élevage des petits) |
12 | Parkings | Joints, essuie-glace et parties en caoutchouc endommagées, fientes |
Un cerveau bien développé
Le corbeau, source de nombreux désagréments, est néanmoins surnommé le « primate à plumes ». Il est en effet intelligent, bien qu’il adopte des comportements problématiques pour l’humain. Dans la mesure où il est capable de s’adapter aux actes complexes de l’homme, la réponse apportée à un problème sert de base à la prochaine action problématique du corbeau.
Le corbeau possède un cerveau beaucoup plus développé que celui des autres oiseaux. Son cerveau représente 1,4 % de son poids total, soit dix fois plus que celui du poulet (0,12 %). Pour l’humain, c’est 1,8 %, ce qui place le corbeau bien plus près de nous que de ses congénères à plumes. D’ailleurs, les corbeaux sont capables de poser une noix sur la route, à l’endroit où les voitures sont supposées passer, mais aussi de déplacer la noix si leurs calculs pour en briser la coquille ont échoué. C’est sans doute grâce à cette intelligence qu’ils savent depuis longtemps que vivre au contact des hommes leur assure la nourriture et le logis, et qu’ils ont réussi à s’adapter aux changements successifs dans le quotidien des humains. Comme ceux-ci produisent aujourd’hui plus qu’ils ne peuvent consommer, les corbeaux ont encore davantage de nourriture et de matériaux à leur disposition, et leur nombre augmente.
À l’époque de la forte croissance économique, dans les années 1980, on comptait dans la préfecture de Tokyo 37 000 corbeaux, qui venaient en bande se nourrir des restes de nourriture aux abords des quartiers animés. Leur nombre a atteint son apogée entre 1998 et 2001 ; diverses actions sont alors mises en place, comme le ramassage des ordures ménagères la nuit, avant le réveil des corbeaux, ou le ramassage devant chaque domicile pour éviter les empilements de déchets. Des mesures qui ont permis de réduire la population de corbeaux au tiers de ce qu’elle était. Les plaintes ont également fondu, à un dixième de leur niveau passé. Les relations entre humains et corbeaux se sont quelque peu apaisées. Il aura tout de même fallu vingt ans pour en arriver là.
L’équilibre des relations entre humains et animaux, une fois rompu, est délicat à retrouver. Les corbeaux, comme les autres animaux sauvages, recherchent continuellement de la nourriture. Une fois qu’ils ont trouvé de quoi se nourrir, ils lâchent difficilement prise. Comprendre les comportements et les habitudes de l’oiseau intelligent qu’est le corbeau pour mieux coexister est le devoir des hommes, qui bien trop souvent fragilisent les équilibres naturels.
(Toutes les photos sont de l’auteur. Photo de titre : un corbeau à gros bec)