
Un globe-trotteur japonais se recueille devant plus de 2 500 tombes de personnages mondialement connus
Culture- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Depuis ses 19 ans et jusqu’à ses 53 ans, son âge actuel, Kajipon a parcouru le Japon et le monde entier, du pôle Nord à l’Antarctique, sur les traces des plus grands personnages de l’humanité. Depuis deux ans, il ne compte même plus, tellement il y en a. Mais à ce moment-là, il en était à 2 520 tombes de personnages célèbres visitées. D’où vient l’idée de consacrer une vie à une activité si atypique ?
Un pèlerinage qui a commencé par un « Spasiba »
En août 1987, Kajipon se trouvait devant la tombe de Dostoïevski à Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) en ex-Union soviétique.
« J’étais étudiant, et comme une dernière cérémonie avant d’avoir vingt ans, je suis allé dire merci à mon « second père », l’écrivain Dostoïevski. La main posée sur sa pierre tombale, j’ai dit : « Spasiba » (« merci », en russe), et j’ai ressenti en retour un choc qui m’a parcouru par tout le corps, comme si la foudre m’avait frappé. »
Dès sa deuxième année de lycée, le jeune homme vivait seul, ayant quitté la maison.
« Mon père était alcoolique et les bagarres étaient incessantes à la maison. C’est à l’adolescence, luttant lui-même contre des sentiments multiples et complexes, qu’il lit Crime et châtiment de Dostoïevski et y trouve le salut. À sa dernière année de lycée, il se jette à corps perdu dans la littérature, la musique, les beaux-Arts. Chaque fois qu’il tombe amoureux sans retour, d’une lycéenne qui visait une université d’art, d’une étudiante en musique, d’une bibliothécaire, il se replonge dans la lecture, dans l’écoute de la musique, dans la recherche minutieuse sur la vie des grands artistes.
Ça ne lui empêche pas les chagrins d’amour, mais son monde s’est élargi.
« Beethoven est mort à 56 ans, après avoir accumulé déception amoureuse sur déception amoureuse, mais au cœur de sa souffrance d’amoureux déçu, il a laissé des partitions sublimes. Van Gogh aussi est familier du désespoir amoureux, mais il a peint les Tournesols. Se faire refuser par la personne dont on est épris, ce n’est pas la fin du monde. De nombreux artistes ont transcendé leur désespoir sentimental en chef-d’œuvre immortel. »
Il a donc voulu transmettre sa gratitude à ses « bienfaiteurs » pour l’avoir soutenu spirituellement pendant les heures les plus noires de sa vie. Tout en gagnant sa vie comme chauffeur de poids lourd, dès qu’il avait un peu d’argent de côté, il partait au Japon ou à l’étranger, en « pèlerinage ». Son objet s’est rapidement ouvert à tous les grandes figures de l’histoire qui ont contribué à la culture mondiale.
« Grâce à internet, j’ai ouvert un site qui m’a permis de vivre de conférences et d’articles que l’on me demande. Mais s’il le faut, je reprendrai le camion, je suis prêt à tout. »
À gauche : En 1989, âgé de 21 ans, il effectue un premier grand pèlerinage européen (il est sous le choc après s’être fait voler son sac à dos). À droite : Sa première visite sur la tombe de Charles Chaplin (Vevey, Suisse), en 1994. Il l’a revisité régulièrement depuis.
L’islam requiert aux fidèles d’aider les voyageurs
« Je ne vais pas juste “voir” une tombe, je me recueille devant », déclare-t-il. L’important est de transmettre sa gratitude. Si sa maison natale n’est pas loin, j’y vais également. Ce que je veux, c’est refaire le chemin que cette personne a fait durant sa vie. La tombe n’est que le point terminal. Mais mes fonds ne sont pas énormes, alors je suis obligé de faire des choix. Et dans la mesure du possible, j’y reviens deux fois ou plus. Ce n’est qu’à partir de plusieurs fois que vous pouvez dire que vous allez rendre visite à la tombe de quelqu’un.
Le lieu n’est pas toujours un cimetière. Dans l’Antarctique, c’est du pont d’un navire que Kajipon s’est recueilli, tourné vers l’endroit où à fait naufrage Robert Scott. Dans l’océan Arctique, c’est également tourné vers le point d’où a disparu Roald Admunsen qu’il fait une prière.
Dans l’océan Antarctique, il transmet ses remerciements à l’explorateur Scott, qui écrivit dans son journal : « Je suis satisfait ; ma vie fut bien vécue ». (2008)
Certains lieux visités dans le passé sont devenus entre temps inabordables, en raison d’une guerre civile ou d’une détérioration de la sécurité.
« En 1994, j’ai visité la Syrie. Je voulais voir, ne serait-ce qu’une fois dans ma vie, les vestiges antiques de Palmyre, où se trouve la tombe de Saint Jean-Baptiste. Tous les gens que j’ai rencontré là-bas étaient formidables. L’islam fait de l’aide aux voyageurs un devoir du croyant. Comme je ne parlais absolument pas l’arabe, je ne pouvais même pas vérifier les lignes de bus. Mais j’ai demandé aux gens qui prenaient eux aussi le bus, je suis arrivé sans encombre et en arrivant, les vestiges sont tellement beaux que j’ai éclaté en pleurs. Il fait 40°C en plein jour, et je me suis baigné dans l’Euphrate, c’était très agréable. Tous les gens du quartier étaient réunis devant le poste de télé de l’hôtel et regardaient Captain Tsubasa (Olive et Tom).
À gauche : le papier d’emballage d’un paquet de chewing-gum pour faire des bulles, avec un design du manga Tsuri kichi Sanpei (Paul le pêcheur) ; à droite : Invité chez un villageois de la périphérie de Damas, en Syrie (1994).
Depuis, la Syrie a été ravagée par une longue guerre civile, et les ruines de Palmyre ont été détruites par l’organisation État islamique.
« Pourvu qu’ils puissent revenir vite à la période où les enfants vivaient dans une tranquillité d’esprit totale », dit Kajipon en pensant aux gentils sourires qui l’accompagnaient pendant son voyage.
Devant la tombe de Gauguin : « Are you crazy ? »
Certaines destinations sont plus difficiles à atteindre que d’autres.
« L’aventure ne se trouve pas seulement au pôle Sud, au pôle Nord ou dans la jungle. L’aventure est partout. »
Kajipon est allé à Tahiti pour se recueillir sur la tombe de Paul Gauguin. Non seulement les vols direct du Japon vers Tahiti sont peu nombreux, mais l’île de Hibaoa, où se trouve la tombe de Gauguin, est encore à 6 heures 30 de Papeete en avion à hélice. Avec seulement trois vols par semaine. Mais il en faut plus pour arrêter Kajipon dans son pèlerinage mondial.
Une fois sur place, les gens m’ont accueilli d’un « Are you crazy ? »
Un sentiment de camaraderie se crée spontanément avec des gens que vous voyez pour la première fois. De retour à Papeete, il apprit que le vol de retour pour le Japon était annulé pour cause de grève de la compagnie aérienne tahitienne. Il fut donc obligé de passer par Los Angeles pour rentrer, où il fut pris d’un lumbago qui le laissa au lit quinze jours à peine rentré.
La tombe de Paul Gauguin, qui traversa les océans pour tourner le dos à la civilisation.
Un policier français qui a fait son possible pour l’encourager après le vol de ses affaires en France en 2015, en écrivant « océan Atlantique » en japonais au tableau blanc.
En France, il s’est fait dévaliser alors qu’il était en voiture. De retour de la tombe de Van Gogh à Auvers sur Oise, dans la grande banlieue parisienne, la vitre de sa voiture a été brisée et tous ses bagages emportés. Un habitant l’a aidé à aller trouver la police. Un agent de police a essayé de le réconforter en lui racontant qu’il connaissait certains kanji, par exemple ceux du mot taiseiyô, « océan Atlantique »
« J’avais payé deux mois de location pour ma voiture, mais mon permis de conduire international avait été volé avec le reste de mes affaires. Je n’avais pas d’autre choix que de retourner au Japon pour m’en faire délivrer un autre. J’étais déprimé, mais que faire à part d’en rire ? Au moment de repartir, le monsieur de la police m’a écrit en japonais sur un bout de papier « bon voyage ». Tout d’un coup j’ai senti une vague chaleur dans mes yeux. »
Au cours de son voyage européen, pendant un mois il a voyagé avec un buste de Beethoven qu’il avait acheté dès les tout premiers jours chez un antiquaire belge.
« Finalement, je l’ai fait tomber par terre à l’aéroport de Londres. Ce n’est que de retour au Japon que je l’ai recollé ».
Kajipon prend la pose avec le buste de Beethoven, un « grand bienfaiteur de la vie », chez lui, dans sa pièce de travail (photo de Nippon.com à partir d’un écran Zoom)
Kajipon a un respect particulier pour Beethoven, dont on a fêté le 250e anniversaire en 2020. (Voir notre article lié)
« La liberté était fortement réprimée à Vienne à l’époque de Beethoven, en partie à cause des répercussions de la Révolution française. Et lui, il a laissé la 9e symphonie dans laquelle il dit que tous les hommes sont frères, indépendamment de leur naissance. »
La tombe de Beethoven à Vienne a la forme d’un métronome, instrument qui venait d’être inventé et auquel Beethoven fut l’un des premiers compositeurs à être très attaché.
« Beethoven aimait beaucoup le métronome, qu’il pouvait suivre des yeux malgré son handicap auditif. » La tombe immédiatement à côté est celle de Schubert. « Ah, quel bonheur ce serait de pouvoir dormir entre eux deux », rêve Kajipon.