Des logements bon marché au passé macabre, le mystère des « jiko bukken »

Société

Les « jiko bukken » sont des logements où il y a eu un décès par le passé, souvent dans des circonstances macabres ou suspectes. Ces propriétés ont tendance à être évitées et les agents immobiliers désespèrent d’arriver à les vendre ou les louer à nouveau. Alors que ce recoin sinistre du marché immobilier japonais attire depuis quelque temps l’attention des médias, certains espèrent que les pratiques sociales sur ce sujet commencent à changer.

Hanahara Kôji HANAHARA Kōji

Président directeur-général de l’agence immobilière Nikkei Marks. Né en 1977 dans la préfecture de Hyôgo. Il travaille à Daiwa House entre 1999 et 2016, et crée sa propre société par la suite.

Matsubara Tanishi MATSUBARA Tanishi

Comédien et humoriste. Né en 1982 à Kobe. En 2012, à l’occasion d’un tournage pour une série télé à Osaka, il déménage pour la première fois dans une « propriété stigmatisée », puis en habite dans douze autres à Tokyo, Chiba et Okinawa entre autres. Il raconte ses expériences dans un ouvrage en 2018 qui devient un best-seller, avec plus de 100 000 exemplaires vendus. Son livre est adapté en film en août 2020, et engrange plus de 2,3 millions de yens de recettes. Il écrit actuellement plusieurs autres livres traitant de sujets similaires.

Les propriétés au passé macabre au Japon

« Informations devant être transmises à tout client potentiel » : voici une formule utilisée sur les annonces de location immobilières signifiant que le bien en question est ce que l’on appelle un jiko bukken, soit littéralement une « propriété accident », un logement où un ancien résident s’est suicidé, a été impliqué dans un meurtre ou est mort seul (surtout si le corps n’a pas été découvert depuis longtemps). Ces propriétés sont fortement stigmatisées : les éventuels acheteurs ou locataires considèrent ce sombre passé comme un signe de mauvaise augure, pensant que les lieux sont probablement hantés. La plupart d’entre eux s’en détournent dès qu’ils découvrent la vérité et les agents immobiliers ont du mal à trouver quelqu’un qui soit prêt à y emménager. Pour le secteur de l’immobilier, ces jiko bukken sont une mauvaise nouvelle.

Ces dernières années néanmoins, certaines personnes ont commencé à s’intéresser aux avantages de ces logements problématiques, en particulier le fait qu’ils peuvent généralement être loués à des prix beaucoup plus bas que d’autres propriétés de taille et d’emplacement similaires. Jamais les jiko bukken n’ont autant attiré l’attention des médias qu’aujourd’hui.

Pour cet article, j’ai parlé à deux spécialistes de ce domaine peu connu mais tant redouté du secteur immobilier. Hanahara Kôji est le patron de Nikkei Marks, une agence immobilière spécialisée dans les jiko bukken. Matsubara Tanishi est quant à lui un comédien et une personnalité médiatique connue pour habiter de tels logements et qui a beaucoup écrit sur ce phénomène.

Résoudre le problème des maisons vides

Né dans la préfecture de Hyôgo, Hanahara étudiait à l’université de Kobe lorsque le Grand tremblement de terre de Hanshin-Awaji (le séisme de Kobe) a dévasté de grosses parties de la ville en 1995. Après avoir vu de ses propres yeux l’importance vitale de bâtir des habitations solides et résistant aux catastrophes naturelles, il intègre Daiwa House Industry, l’une des plus grandes sociétés de logement du Japon, devenant rapidement l’un des meilleurs représentants commerciaux.

« La société japonaise vieillit et l’un des problèmes qui en résulte est la question des logements inoccupés, explique-t-il. Et la tendance s’est aggravée au cours de ces dix à vingt dernières années. J’ai commencé à ressentir qu’en nous concentrant sur la vente de biens neufs au détriment de propriétés d’occasion qui pourraient être occupées à nouveau, nous faisions partie du problème. »

En 2016, Hanahara crée Nikkei Marks, une société de courtage immobilier. Trois ans plus tard, il lance sa marque Jôbutsu, un terme signifiant « devenir Bouddha » et qui représente la libération de l’esprit après la mort, symbolisant le concept de réhabiliter des jiko bukken pour les remettre en circulation sur le marché immobilier.

« Je voulais attirer l’attention des personnes qui ne se soucient pas des particularités négatives de ces biens immobiliers, poursuit Hanahara en se remémorant comme lui était venue l’idée pour son site internet. Je me suis dit qu’en réintroduisant ces propriétés sur le marché, cela pourrait en aider certains. Mais vraiment, je ne m’attendais à rien de plus. » Cette nouvelle initiative a néanmoins été très favorablement accueillie par d’autres professionnels du secteur qui se débattent depuis des années avec ces logements et le site a suscité une attention beaucoup plus importante que prévue. Depuis, il répond régulièrement aux questions des médias.

La mort est un tabou au Japon

Le plus grand avantage des jikko bukken est que leur loyer ou prix de vente est beaucoup plus bas que la normale. Dans le cas d’une copropriété, le prix est généralement si bas qu’il y a peu de risques que le bien perde encore plus en valeur. Malgré cela, un an et demi après le lancement du site, Hanahara affirme qu’une foule de complications associées à ces biens rendent les affaires ardues.

« Comme il n’y a pratiquement pas de données de ventes accumulées pour ces propriétés, il est difficile de savoir à quels prix ils ont été échangés par le passé. Cela nous a même compliqué la tâche pour obtenir un financement bancaire pour lancer l’entreprise. »

Hanahara Kôji  (photo de l'auteur)
Hanahara Kôji (photo de l’auteur)

La stigmatisation associée à ces propriétés s’est révélée difficile à changer. Beaucoup de personnes croient que ces habitations peuvent être hantées, et cette touche de paranormal obscurci l’évaluation correcte de leur valeur en tant que bien immobilier.

« Beaucoup de gens se suicident ou meurent dans des accidents de train dans certaines gares, ou encore dans des maisons de retraite, donc en ce sens, ces endroits sont aussi des jiko bukken. Mais pour une raison ou une autre, ces lieux ne perdent pas en valeur suite à ces décès. Les gens continuent d’emprunter la même gare le lendemain d’un incident, et les lieux d’accueil pour personnes âgées continuent d’avoir de longues listes d’attente. Je souhaite que plus de personnes considèrent ces propriétés comme des lieux possédant une valeur réelle et constante en tant que bien immobilier, plutôt que comme des lieux effrayants, sinistres ou potentiellement hantés. »

Une des raisons pour lesquelles ces propriétés où des habitants sont morts soudainement ou dans des circonstances sordides sont tant évitées est en lien avec la vision de la mort profondément enracinée dans la culture japonaise. La mort est quelque chose qui pollue, elle est un tabou. Afin de combattre ces croyances, le comédien Matsubara Tanishi a mis sur pied une équipe spéciale de nettoyage qui se rend dans les jiko bukken pour y effectuer tout un éventail de rites de purification. En plus du nettoyage en profondeur auquel toute propriété est soumise avant d’être mise sur le marché, Matsubara demande à son équipe d’effectuer des rituels de purification shintô et des cérémonies bouddhiques pour prier pour les âmes perdues. La société délivre alors un certificat attestant que le défunt a trouvé la paix et ne peut plus causer de phénomènes paranormaux. En honorant de la meilleure manière l’esprit de la personne décédée dans la propriété, l’entreprise tente de réduire les barrières psychologiques des potentiels nouveaux résidents.

La société met aussi en place des projets pour tirer parti de la faible valeur de ces propriétés en collaborant avec des artistes et des spécialistes de la rénovation immobilière. À terme, Matsubara espère que ces efforts permettront de changer positivement l’opinion publique sur ces biens afin qu’ils soient considérés comme des propriétés élégantes et d’un bon rapport qualité-prix.

L'équipe spéciale de nettoyeurs de Jobutsu Estate s'assure qu'aucune contamination paranormale ne subsiste dans le logement (avec l'aimable autorisation de Jobutsu Estate).
L’équipe spéciale de nettoyeurs de Jôbutsu Estate s’assure qu’aucune contamination paranormale ne subsiste dans le logement (avec l’aimable autorisation de Jôbutsu Estate).

Les difficultés pour changer les perceptions sociales

Je pensais que Matsubara Tanishi avait contribué à accroître la popularité de ces propriétés avec son bestseller « Les étranges histoires des propriétés stigmatisées : des pièces qui donnent le frisson » (Jiko bukken kaidan kowai madori), une sélection d’histoires de maisons hantées illustrées avec le plan des habitations, en particulier après que le livre a été adapté en film.

« Malheureusement, cela n’a pas vraiment été le cas, estime Hanahara. Je suppose que dans une certaine mesure, l’intérêt pour ces biens a vraiment augmenté, grâce à M. Matsubara et quelques autres personnes comme lui. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une augmentation par rapport à un niveau où ces habitations auraient tout aussi bien pu disparaître de la surface de la terre. Cette récente notoriété a clairement montré qu’il existe deux types de personnes dans la société : celles qui ne sont pas dérangées par l’existence des jikko buken, et celles qui ne peuvent absolument pas les supporter. C’est en soi un grand pas en avant, je suppose. »

Hanahara considère qu’il reste encore un long chemin à parcourir avant que la stigmatisation attachée à ces propriétés ne disparaisse :

« Dans l’ensemble, les Japonais croient toujours fermement que les biens immobiliers fraîchement bâtis sont les meilleurs. Mais les jiko bukken ont un certain nombre de facteurs qui les rendent attrayants, non seulement pour les personnes à la recherche d’un logement bon marché, mais aussi pour d’autres comme les étrangers et les personnes âgées qui ont souvent du mal à trouver des locations sur le marché ordinaire. Les barrières sont nombreuses par rapport aux propriétés conventionnelles. Je pense qu’il ne faut pas considérer les jiko bukken comme une catégorie à part qui doit être traitée de manière différente. Idéalement, j’aimerais qu’ils deviennent juste une autre caractéristique de la propriété, tout comme le nombre de toilettes, la distance par rapport aux transports et tout le reste. »

Suite > « Hanté ? J’espère bien que oui ! »

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