De la tradition de la consommation estivale d’anguilles au Japon
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Les anguilles, un mets plutôt haut de gamme et revigorant
À l’époque d’Edo (1603-1868), les quatre mets principaux auraient été les nouilles soba, les sushis, les tempura et l’anguille d’eau douce (en japonais unagi). Mais l’anguille était cuisinée différemment d’aujourd’hui.
Kitagawa Morisada, un écrivain du XIXe siècle, s’est intéressé en son temps aux différences entre l’est et l’ouest de l’Archipel, qu’il a détaillé dans un précieux ouvrage, le « Manuscrit Morisada » (Morisada Mankô). Et il se trouve justement que la façon de cuisiner l’anguille variait entre ces deux régions (à l’instar de la différence entre les nouilles soba et les udon, qui est racontée dans cet article).
L’une des illustrations figurant dans le « Manuscrit Morisada » représente un plat d’anguille sur un lit de riz (voir photo de titre), tel qu’il était servi dans la capitale Edo, l’ancienne Tokyo, entre les années 1830 et 1860. Un plat d’anguille coûtait 200 mon soit 2 400 yens (1 mon équivalait à 12 yens). Les prix pratiqués étaient donc très proches de ceux aujourd’hui : l’anguille a toujours été un plat relativement onéreux.
Comme détaillé dans son ouvrage, Kitagawa Morisada explique que chaque plat était composé de cinq ou six morceaux d’anguille d’environ 9 centimètres de long chacun, le tout recouvert par d’une généreuse couche de riz sur laquelle étaient disposées de nouveau six ou sept petits morceaux d’anguille. Au total, une douzaine de morceaux d’anguille unagi composaient un plat ; en somme un repas plutôt roboratif.
Les anguilles kabayaki étaient la spécialité des botefuri, les vendeurs de rue de l’époque. Celles-ci étaient grillées sur place puis trempées dans une sauce. Pour le transport, les botefuri étaient équipés d’un joug qu’ils disposaient sur leurs épaules. Les poissons, ainsi que tous les ingrédients nécessaires à leur préparation, étaient rangés dans des boîtes attachées à l’aide d’un système de cordes des deux côtés. Lorsqu’un client souhaitait déguster une anguille, le botefuri, qui ne vendait que des anguilles kabayaki, en sortait une de la boîte, la piquait sur une brochette et la grillait sur place.
Les prix variaient d’une ville à une autre. Si à Kyoto et à Osaka, une brochette d’anguille coûtait 6 mon (soit 72 yens environ), dans la capitale Edo, elles étaient plus de 2,5 fois plus chères ; 16 mon (soit 192 yens). Les tarifs des vendeurs de rue restaient toutefois beaucoup plus abordables que les prix pratiqués dans les restaurants.
Cette différence de prix d’une ville à une autre s’explique notamment par le fait qu’à Edo, le botefuri prenait la peine de retirer les arêtes principales du poisson, tandis qu’il n’en était rien dans l’ouest du Japon.
La gravure sur bois intitulée « Les affaires prospèrent à Jôruri-machi » (Jôrurimachi hanka no zu) d’Utagawa Hiroshige représente un étalage d’anguilles en plein air. Un homme les fait griller tandis qu’une femme a côté le regarde, un plateau à la main. Aucun prix n’est affiché, mais s’agissant d’un produit destiné à des habitants ordinaires de la ville, ils étaient sans doute sensiblement les mêmes que ceux des botefuri.
Des différences entre Edo et Kyoto ?
À l’époque d’Edo, les anguilles étaient grosso-modo classées en deux catégories : les anguilles de style Edo-mae, puis celles qui venaient d’ailleurs, surnommées tabi-unagi, ou « anguilles de voyage », considérées de facto comme de qualité inférieure. La consommation d’anguilles s’est fortement répandue à l’époque d’Edo, à partir du milieu du XVIIIe siècle. L’espèce locale s’est naturellement imposée comme un gage de confiance auprès de la clientèle.
S’il n’y a pas de définition précise du terme « Edo-mae », de manière générale, tous les poissons et fruits de mer pêchés dans la baie de Tokyo appartiennent à cette catégorie. À l’origine, ce terme était plus restrictif puisqu’il désignait, seulement et uniquement, la mer située devant le château d’Edo (aujourd’hui le palais impérial de Tokyo), le long d’une bande de terre reliant Haneda à l’embouchure du fleuve Edogawa (aujourd’hui à l’est de Disneyland Tokyo). À l’époque, un bras de mer débouchait dans les environs du château, donnant à la famille du shogun et aux samouraïs la garantie de déguster du poisson fraîchement pêché, et la ville tout entière pouvait également consommer régulièrement des produits de la mer. Aujourd’hui menacée d’extinction, l’anguille japonaise était autrefois ramenée dans cette zone, où se sont peu à peu multipliées les tours résidentielles.
Paru en 1805, l’ouvrage « Inventaire illustré et commenté des artisans » (Shokunin-zukushi ekotoba) montre une illustration représentant un restaurant servant des anguilles. Une employée dit clairement en souriant : « Nous ne servons pas de tabi-unagi. Seulement des anguilles Edo-mae. »
Toutefois, on ne sait pas vraiment quelle était la différence de qualité entre les tabi-unagi et les Edo-mae.
Une thèse plausible explique qu’à l’époque, pour ouvrir les anguilles, on effectuait une incision le long du ventre de ce poisson. Connu sous le nom de hara-biraki à Kyoto et à Osaka, ce geste, semblable au seppuku, la méthode rituelle de suicide utilisée à Edo, fut abandonné au profit du style se-biraki, qui consiste à ouvrir l’anguille par la partie dorsale. Cependant, d’autres théories affirment que le style se-biraki était répandu à l’est comme à l’ouest, bien avant le style hara-biraki. Ce dernier aurait été introduit plus tard car il se prêtait mieux à la préparation d’anguilles grillées, un mode de consommation qui a vu le jour à Kyoto. Il faudra attendre l’ère Meiji (1868-1912) pour que les anguilles soient cuites à la vapeur avant d’être grillées, une différence notoire entre la préparation de l’anguille à l’époque d’Edo et aujourd’hui.
Mais comme l’explique l’auteur du « Manuscrit Morisada », la distinction principale se trouvait dans l’assaisonnement : sauce soja et mirin (saké doux) dans la capitale Edo, alors qu’à Kyoto et Osaka, c’était plutôt sauce soja et shiro-zake (mélange obtenu grâce à la fermentation de liqueur shôchû ou de mirin ajouté à du kôji, du ferment de riz). Si l’assaisonnement obtenu avait une saveur plutôt prononcée dans la capitale, à l’ouest du pays, associé à une sauce soja plus légère, sa saveur était plus subtile.
La tradition des anguilles à consommer en été
Les restaurants qui vendaient de l’anguille haut de gamme avaient leurs habitués. L’argent ne suffisait pas ; il fallait montrer patte blanche. Le « Manuscrit Morisada » explique comment des enseignes renommées telles que Fukagawaya à Edo et Torihisa à Osaka sélectionnaient leurs clients avec soin.
Le soin apporté ne s’arrêtait bien sûr pas à la clientèle. À l’instar des personnes privilégiées qui avaient la chance d’avoir une place dans ces établissements, les anguilles, elles aussi, répondaient à un cahier de charge précis. Et ils ne servaient que des poissons remplissant les critères nécessaires, quitte à baisser le noren (petit rideau) de leur restaurant pendant quelques jours s’ils ne pouvaient s’approvisionner, une recherche de la qualité poussée à son paroxysme depuis des temps immémoriaux.
Harukiya Zenbei, un autre restaurant célèbre, serait à l’origine de la tradition de la consommation d’anguilles un jour particulier, le jour du bœuf (en japonais, doyô no ushi no hi). Selon le calendrier traditionnel, le jour du bœuf tombe pendant les 18 jours précédant le début de l’automne. Il a lieu une ou deux fois fin juillet ou début août. (En 2021, il tombe le 28 juillet). La tradition veut qu’à cette date en plein cœur de l’été, manger de l’anguille permet de résister aux coups de chaleur.
Dans un guide intitulé « Guide personnel du shopping à Edo » (Edo kaimono hitori annai), publié en 1824, il est écrit que le restaurant Harukiya Zenbei aurait lancé cette tradition. Par ailleurs, selon le recueil d’essais Meiwashi, cette tradition aurait vu le jour vers les années 1770 ou 1780, ce qui corrobore la thèse du guide de l’époque d’Edo.
Quid de la date en elle-même ? Là aussi, il existe plusieurs théories. Selon une tradition folklorique, consommer des aliments commençant par la lettre « u » le jour du bœuf, « ushi no hi » aiderait à surmonter la chaleur de l’été. Par ailleurs, le génie universel Hiraga Gennai (1729-1780), lui, aurait vu une aubaine lucrative dans cette pratique ; il aurait suggéré cette idée à un restaurateur pour augmenter ses ventes.
Cependant, toutes ses théories sont à prendre avec des pincettes. Il n’existe aucune preuve formelle attestant de l’identité de celui ou celle qui a eu cette idée. Le « Manuscrit Morisada » ne mentionne pas une seule fois cette tradition.
(Photo de titre : des morceaux d’anguilles servis sur du riz. Extrait du « Manuscrit Morisada ». Photo avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)