Tawada Yôko : écrire en deux langues pour la promotion d’une littérature mondiale
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Créer dans un mouvement perpétuel
Tawada Yôko, établie à Berlin, écrit en deux langues, japonais et allemand. Ses textes sont traduits dans une trentaine de langues. Lorsque le prix Nobel de littérature a été annoncé en octobre 2019, elle se trouvait au Brésil pour la parution en portugais de Yuki no renshûsei. Couronné au Japon par le prix littéraire Noma en 2011, ce roman raconte la vie de trois générations d’ours polaires [il est paru en français en 2016 sous le titre Histoire de Knut, dans une traduction de Bernard Banoun à partir de la traduction allemande réalisée par l’auteure elle-même].
Tawada Yôko, dont le nom figurait parmi ceux sélectionnés par les bookmakers européens comme possibles récipiendaires du prix Nobel de littérature cette année-là, participait au Brésil à divers événements à l’écart de cette agitation. Juste avant d’y venir, elle avait donné une conférence aux Pays-Bas sur le fait d’avoir deux langues d’écriture, puis elle était brièvement retournée en Allemagne pour participer à un dialogue sur l’art avec l’artiste Henrike Naumann et la réalisatrice et photographe Ulrike Ottinger. Après le Brésil, elle était attendue au Japon pour une performance avec la pianiste de jazz Takase Aki. malgré un programme ébouriffant, Tawada Yôko a crée son œuvre dans un mouvement incessant, qui la voit parcourir le monde en réponse aux invitations pour toutes sortes d’événements, notamment des lectures et des conférences.
Que le nom de cette autrice, qui a reçu en 2016 le prix Kleist en Allemagne et le prix américain National Book Award en 2018, soit mentionné comme possible récipiendaire du plus mondiaux des prix littéraires reflète la présence internationale de Tawada Yôko. Et il a de nouveau été évoqué pour le prix Nobel 2020. Cette écrivaine attire littéralement l’intention du monde entier. Le prix Kleist, l’un des plus prestigieux prix littéraires allemands, dont le dramaturge Heiner Müller a notamment été le récipiendaire en 1990, lui a été attribué pour son œuvre écrite en allemand, qui explore de nouvelles formes d’expression de la langue de Goethe. Elle a été la première Japonaise à le recevoir.
Le National Book Award, dans la catégorie littérature traduite, récompensait la traduction en anglais par Margaret Mitsutani de son roman Kentôshi (2014), sous le titre The Emissary, qui dépeint le monde après un désastre. C’était la première œuvre couronnée par ce prix depuis le ré-établissement de cette catégorie, et la première traduction du japonais depuis 1982, c’est-à-dire 36 ans plus tôt, quand Ian Hideo Levy l’avait reçu pour The Ten Thousand Leaves: A Translation of the Man’Yoshu, Japan’s Premier Anthology of Classical Poetry, conjointement avec R. Lyons Danly pour la traduction d’un recueil de Higuchi Ichiyô.
Une activité créatrice variée en japonais et en allemand
Née à Tokyo en 1960, Tawada Yôko s’est installée en Allemagne à la fin de ses études, en 1982, sept ans avant la réunification du pays. Elle a travaillé dans une société d’export-import littéraire, avant d’y publier en 1987 son premier titre, un recueil de poèmes et de prose, Nur da wo du bist da ist nichts (« Il n’y a rien là où tu es, seulement là, rien ») chez un éditeur de Tübingen.
Ce premier titre avait une forme unique : il était bilingue, une page en allemand, l’autre en japonais, et se lisait en allemand depuis le début, et en japonais depuis la fin. Les poèmes et les textes en japonais avaient été traduits par Peter Pörtner. Dans ce recueil, les mots sont vivants, libérés des expressions habituelles et archaïques ainsi que des règles grammaticales rigides, un mode d’expression obtenu à partir d’une position d’où l’auteur reconsidère sa langue maternelle, ou plutôt les relations entre celle-ci et elle-même, en vivant au quotidien dans une autre langue.
En 1990, le recueil Wo Europa anfängt écrit en allemand [traduit en français sous le titre Où commence l’Europe ?], qui dépeint le voyage de Tawada Yôko en Transsibérien, reçoit le prix littéraire de la ville de Hamburg (Förderpreis für Literatur der Stadt Hamburg). En 1991, elle fait un début remarqué sur la scène littéraire japonaise en obtenant le prix Gunzô pour son roman « Perdre son talon » (Kakato o ushinakushite), dans lequel elle décrit la découverte d’une culture étrangère par une femme qui s’est installée pour son mariage dans un pays inconnu. Depuis, Tawada Yôko mène en japonais et en allemand une activité créatrice qui traverse les genres et inclut des romans, de la poésie, du théâtre, des pièces radiophoniques et des essais, avec aujourd’hui plus de vingt textes publiés au Japon et en Allemagne.
Quand on parle d’écrivains écrivant dans une langue autre que leur langue maternelle, on pense à Vladimir Nabokov (1899-1977), né en Russie qui écrivait en anglais, ou à Milan Kundera (1929〜) , né en Tchéquoslovaquie, qui a choisi le français comme langue d’écriture. Ces écrivains que l’on appelle « écrivains transfrontaliers », ont souvent choisi d’écrire dans la langue du pays dans lequel ils se sont installés après avoir dû quitter leur pays pour des raisons politiques ou économiques. Mais pour Tawada, l’allemand est une langue d’écriture choisie, dans laquelle elle a de surcroît commencé à écrire. Et même après avoir débuté comme écrivain au Japon, elle continue depuis près de trente ans à faire des allers-retours entre les deux langues, et y trouve une stimulation qui nourrit son énergie créatrice. Cette carrière originale est aussi intrinsèquement une critique radicale du concept de littérature nationale.
Un récit grandiose dépassant les êtres humains, les cultures et les frontières
Chaque élément de l'œuvre de Tawada a exploré un nouveau territoire, et elle est aujourd’hui à un nouveau tournant. L’autrice s’est lancée dans ce qu’elle envisage comme une trilogie, dont le premier volume, Chikyû ni chiribamerarete (« Incrusté dans le globe terrestre ») est parue en 2018, et la deuxième, Hoshi ni honomekasarete (« Suggéré par les étoiles »), vient de sortir.
Si le roman Kentōshi se déroulait dans un Japon isolé du monde après un désastre majeur qui faisait penser à l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi, l’archipel qui évoque le Japon dans cette trilogie a apparemment disparu. La raison de cette disparition n’est pas révélée, mais le lecteur est conduit à penser qu’il a subi des dommages irrémédiables entraînés par un désastre causé par l’homme, par des allusions à des mouvements d’opposition à une pollution qui rappelle la maladie de Minamata ou la construction de centrales nucléaires dans cet archipel.
Hiruko, l’héroïne de la trilogie est une émigrante originaire de cet archipel. Dans le texte japonais, son nom apparaît en caractères latins en majuscules, ce qui lui confère une présence particulière. Ce nom renvoie à Hiruko, l’enfant aquatique d’Izanami et Izanagi confié à la mer dans le mythe de la création du Japon. Hiruko a quitté le lieu où elle est née et elle a ensuite séjourné dans les pays scandinaves. Le roman, tout en reflétant la réalité actuelle dans laquelle l’immigration est devenue une question internationale majeure et un sujet de conflit politique, traite d’une multitude de questions, désastres, langues, appartenance ethnique, genre, ou identité. Certains lecteurs se sont probablement superposés au personnage de Hiruko, qui ne peut plus retourner dans son pays natal, en pensant à l’état actuel du monde où les frontières sont fermées à cause de la pandémie et où les mouvements sont contrôlés.
Tous les thèmes abordés sont graves, mais les jeux de mots typiques de Tawada qui font partie du texte défont le cadre d’une pensée rigide. Hiruko s’exprime dans une langue hybride qui lui est propre, un mélange de langues scandinaves, et l’un des plaisirs pour le lecteur est la manière dont Tawada utilise un japonais remarquable qui fait naître beaucoup d’images.
Séparée de la communauté des locuteurs de sa « langue maternelle », Hiruko se lance, en compagnie de camarades issus d’une variété de milieux linguistiques et culturels, dans un voyage à la recherche de locuteurs de sa propre langue maternelle. Dans le premier tome apparaît un Groenlandais chef sushi qui travaille en Allemagne et parle la langue maternelle de Hiruko, un des événements qui ébranlera sa conscience de « locuteur natif », qui était pour elle une évidence au moment de son départ. En tournant les pages de ce roman et en suivant le voyage de Hiruko et de ses compagnons, le lecteur en vient à penser qu’à l’époque de la mondialisation où les êtres humains et leur culture sont incrustés ici et là sur terre, par-delà les frontières, il existe sans doute une autre façon d’aborder les spécificités des cultures linguistique ou culinaire qu’en s’y accrochant. Dans le deuxième tome, le récit se développe d’une manière encore plus vaste, puisque la terre est considérée comme une des planètes dans l’espace.
Où va continuer le voyage de Hiruko ? Dans quel nouvel horizon littéraire Tawada Yôko va-t-elle emmener ses lecteurs ? Elle a toute notre attention.
(Photo de titre : Tawada Yôko lors de son discours après la réception du prix Kleist en novembre 2016 © Ullstein bild/Aflo)