L’aura de Mishima Yukio dans le monde

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Irmela Hijiya-Kirschnereit [Profil]

Mishima Yukio s’est donné la mort le 25 novembre 1970, et c’est l’écrivain de l’Archipel le plus connu dans le monde depuis des décennies, grâce aussi à l’aura unique du personnage. En termes de nombre d’ouvrages traduits, il dépasse de loin Kawabata Yasunar et Ôe Kenzaburô, les deux lauréats du prix Nobel de littérature de nationalité japonaise. Une telle notoriété avec autant de lecteurs constitue un véritable exploit dans l’univers ultra trépidant du XXIe siècle, où d’énormes changements sont à l’œuvre dans les médias, et où la littérature de haute volée n’a plus la portée qui était la sienne jadis. Mais que reste-t-il de l’héritage de Mishima Yukio en tant qu’écrivain ? C’est la question que l’on est en droit de se poser.

Une icône utilisée dans tous les domaines

Mishima Yukio est devenu une icône d’envergure mondiale revendiquée en tant que figure de proue et que héros par quantité de groupes différents relevant aussi bien du néo-conservatisme que du nationalisme, de la musique néofolk, du culturisme ou des LGBT. Il n’en reste pas moins avant tout une source d’inspiration constante, bien que controversée, dans le domaine de la littérature, comme le prouvent les deux exemples suivants.

Le premier est celui de Christian Kracht (né en 1966), un écrivain suisse de langue allemande dont toutes les œuvres ont un léger parfum de scandale. Considéré comme un représentant de sa génération, ce romancier et journaliste mondialement reconnu s’inscrit dans le cadre de la littérature pop mais il s’attaque aussi à des problématiques historiques, entre autres le post-colonialisme. Le tout dans un style à la fois poétique et mordant souvent proche du pastiche où fiction et réalité se mêlent d’une façon hautement improbable. Christian Kracht se signale aussi par un goût immodéré pour les idées morbides et l’autodestruction.

Son roman Les Morts (Die Toten, 2016, publié en français en 2018 par les éditions Phébus), se déroule au début des années 1930 au Japon, principalement à Tokyo, et à Berlin, à l’exception du dernier chapitre qui a lieu à Hollywood. Il relate l’histoire d’un officier japonais de haut rang chargé d’une délicate mission diplomatique consistant à construire “un axe celluloïdique Tokyo-Berlin” pour contrer l’hégémonie grandissante du cinéma américain. Tout au long de son livre, l’auteur fait savamment allusion à des passages de romans de Mishima et il les intègre si habilement dans la trame de son récit qu’ils risquent fort d’échapper aux lecteurs occidentaux.

En particulier si ceux-ci n’ont pas une connaissance approfondie d’œuvres comme Confession d’un masque, Le Pavillon d’or ou Le Marin rejeté par la mer (Gogo no eikô, 1963, Gallimard 1968. Les Morts commence par une scène épique rappelant étrangement la nouvelle Patriotisme et le suicide rituel par éventration de son auteur. Un peu plus tard, le héros rencontre d’ailleurs dans des circonstances rocambolesques un écrivain ressemblant à s’y méprendre à Mishima Yukio. En fait même s’il n’est jamais nommé, le sulfureux romancier ultranationaliste japonais est toujours présent en filigrane dans Les Morts, un roman où le réalisme, l’artifice, le surréalisme, et les documents d’archives passés au peigne fin se mêlent avec humour dans un style à la fois recherché, éloquent et quelque peu désuet.

Un autre exemple convaincant est celui de l’écrivain canadien-haïtien Dany Laferrière. Né en 1953 à Port-au-Prince, cet auteur de renommée mondiale fait partie des très rares membres non-français de l’Académie française où il est entré en 2015. En 2008, il a écrit Je suis un écrivain japonais, un roman au titre pour le moins surprenant émaillé, comme Les Morts de Christian Kracht, d’allusions à la littérature classique et contemporaine de l’Archipel. À commencer par un haiku de Bashô (1644-1694) que l’on retrouve dans pratiquement chaque chapitre. Le narrateur évoque ensuite un grand nombre d’écrivains japonais dont les incontournables Mishima Yukio, Tanizaki Junichirô (1886-1965) et Murakami Haruki (né en 1949). Dans Je suis un écrivain japonais, le livre Le Pavillon d’or  apparaît dans le récit comme une source d’imbroglios à de multiples niveaux. Et Le Marin rejeté par la mer y fait aussi son apparition tout comme Mishima Yukio en personne, dans le chapitre intitulé « La mort du manga ».

Les références à Mishima Yukio qui parsèment Les Morts et Je suis un écrivain japonais ne sont pas forcément positives. Bien au contraire. Le curieux mélange d’exagération et de déconstruction qui en résulte a pour effet de promouvoir les thèmes empruntés à Mishima Yukio tout en les ridiculisant. Et même dans le roman de Dany Laferrière où les allusions à Mishima sont à la fois plus caustiques, plus importantes et moins profondes, l’écrivain japonais ne perd jamais son statut de modèle.

Les deux ouvrages sont des créations brillantes et provocantes typiques de la littérature postmoderne. Mais elles n’en mettent pas moins en évidence un net regain d’intérêt pour l’œuvre littéraire de Mishima Yukio ainsi qu’un attrait et une fascination tout nouveaux pour sa production artistique. Le recours aux écrits de l’écrivain japonais a le mérite de transcender l’image que l’on se faisait généralement de lui jusque-là. Celle-ci incitait certains de ses lecteurs à éplucher ses œuvres à la recherche de preuves de son ultranationalisme et de son militarisme et à les considérer uniquement du point de vue d’une analyse critique idéologique. Et elle en poussait d’autres à en faire une icône de certaines sous-cultures ayant tendance à privilégier tout ce qui est bizarre et à vouer un culte au sang, à la virilité et aux histoires d’amour juvéniles kitsch des mangas et des films d’animation.

Mishima ou l’art total

On peut aussi considérer l’œuvre de Mishima Yukio comme une forme d’art total impliquant non seulement son travail de créateur mais aussi sa façon de vivre. Il est d’ailleurs fort possible que c’est ce qu’il avait l’intention de faire en effaçant les frontières entre sa vie et ses épanchements romanesques. Que Mishima Yukio ait servi de modèle en tant qu’homme à un nombre relativement important d’œuvres d’art contemporaines consitue indéniablement une de ses plus grandes réussites. Et c’est sans nul doute le résultat d’une volonté de sa part de laisser une marque derrière lui, quelle que soit l’ambiguité de ses contours. Il faut aussi admettre qu’en utilisant d’une façon stratégique très personnelle différentes sortes de médias et de supports pour diffuser son image dans le public, il a mis en place les bases du “génie du temps” ou “des grandes lignes de la pensée” (zeitgeist) de notre époque hautement narcissique.

Les affiches que l’on voit ci-dessus sur la place du marché aux gendarmes (Gendarmenmarkt), en plein cœur de Berlin, sont celles du colloque sur le thème de « Mishima ! influence au niveau du monde et racines multiculturelles » (Mishima ! Worldwide Impact and Multicultural Roots) qui s’est déroulé du 18 au 20 mars 2010 dans la capitale allemande. (© Hijiya Shûji)
Les affiches que l’on voit ci-dessus sur la place du marché aux gendarmes (Gendarmenmarkt), en plein cœur de Berlin, sont celles du colloque sur le thème de « Mishima ! influence au niveau du monde et racines multiculturelles » (Mishima ! Worldwide Impact and Multicultural Roots) qui s’est déroulé du 18 au 20 mars 2010 dans la capitale allemande. (© Hijiya Shûji)

Curieusement, ce qui fait le lien entre Les Morts de Christian Kracht, Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière et quantité d’autres œuvres, c’est leur façon « postmoderne » de prendre Mishima Yukio au sérieux par le biais de l’ironie et du ridicule. L’écrivain japonais est devenu une formidable icône dont la signification va bien au-delà d’un simple texte. Qui plus est, en raison de l’abondance de ses œuvres qu’il reste encore à redécouvrir, on peut s’attendre à ce que d’autres traductions et de nouvelles créations littéraires et artistiques voient le jour dans tous les domaines et les médias contemporains. Mishima Yukio n’est donc pas prêt de quitter le devant de la scène. Et au bout du compte, ce qui continuera à assurer son avenir dans le monde, c’est la présence constante de son image controversée.

(Photo de titre : couvertures des traductions en anglais de six œuvres de Mishima Yukio; de gauche à droite dans le sens des aiguilles d’une montre; ces textes ont été traduits en français sous les titres de Les Amours interdites, Cinq Nô modernes, Le Marin rejeté par la mer, Le Soleil et l’Acier, Confession d’un masque et Le Pavillon d’or. Aflo)

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Irmela Hijiya-KirschnereitArticles de l'auteur

Professeure de littérature japonaise et d’histoire culturelle à l’Université libre de Berlin, en Allemagne. Traductrice littéraire et auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et la culture japonaises. Lauréate du Gottfried Wilhelm Leibniz Prize, le prix allemand le plus prestigieux attribué à des chercheurs, pour ses travaux sur le Japon. Elle a été par ailleurs directrice du German Institute for Japanese Studies de Tokyo et présidente de la European Association for Japanese Studies.

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