L’aura de Mishima Yukio dans le monde

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Mishima Yukio s’est donné la mort le 25 novembre 1970, et c’est l’écrivain de l’Archipel le plus connu dans le monde depuis des décennies, grâce aussi à l’aura unique du personnage. En termes de nombre d’ouvrages traduits, il dépasse de loin Kawabata Yasunar et Ôe Kenzaburô, les deux lauréats du prix Nobel de littérature de nationalité japonaise. Une telle notoriété avec autant de lecteurs constitue un véritable exploit dans l’univers ultra trépidant du XXIe siècle, où d’énormes changements sont à l’œuvre dans les médias, et où la littérature de haute volée n’a plus la portée qui était la sienne jadis. Mais que reste-t-il de l’héritage de Mishima Yukio en tant qu’écrivain ? C’est la question que l’on est en droit de se poser.

Plus de 20 000 précieuses pages

Entre 2000 et 2006, l’éditeur Shinchôsha a publié les œuvres complètes de Mishima Yukio en japonais. Cette édition qui fait à présent autorité se compose de 42 tomes et 2 volumes annexes. Elle contient les romans, les nouvelles, les pièces de théâtre, les poèmes, les essais, le film et les interviews de l’auteur ainsi que d’autres documents relevant de différents médias. Au total plus de 20 000 pages remarquables non seulement par leur nombre extraordinaire mais aussi par leur diversité en termes de style, de genre, de thématique et de public concerné.

Mishima Yukio a donné la pleine mesure de son talent dans toutes sortes de domaines. Il s’est illustré aussi bien dans le roman que dans la science-fiction. Il est passé allègrement du registre de la réflexion philosophique à celui du scandale et de la satire à la tragédie. Et il a exploré un grand nombre de thèmes et de traditions littéraires. Il s’est par ailleurs affirmé comme un critique et un théoricien de la littérature prolifique. Ce faisant, il a réussi à surprendre ses contemporains en les entrainant à sa suite tout autant dans ses incursions dans le monde de la culture populaire et de ses points de vue provocateurs, que dans ses essais et ses romans ultra raffinés de haute volée. Les lecteurs de son temps, c’est-à-dire de l’après-guerre, et ceux qui l’ont découvert plus tard après sa mort, en 1970, n’ont probablement eu accès qu’à une petite partie de son œuvre. Mishima Yukio est un auteur polémique aux multiples visages qui, à la manière d’un caméléon, a incarné beaucoup de choses pour quantité de gens mais sans jamais se départir pour autant de sa marque distinctive.

Un homme à l’avant-garde de son temps

Mishima Yukio a fait preuve par ailleurs d’un esprit d’avant-garde en ayant recours à tous les médias de son temps, y compris la publicité. Et il est passé maître dans la manipulation médiatique de son vivant. Il a écrit des textes pour des revues non seulement prestigieuses mais aussi grand public et il s’est entouré d’un très vaste réseau de relations composé notamment de personnalités prestigieuses et hautes en couleur. Il s’est en outre fait photographier dans des poses suggestives par d’éminents photographes dont les clichés ont été publiés sous la forme de livres et dans des revues érotiques (voir notre article : « Le Supplice des roses », Mishima immortalisé par le photographe Hosoe Eikoh). Mishima Yukio s’est même illustré en tant que chanteur et acteur de cinéma. Sa renommée outre-mer a fini par devenir si grande qu’il a été pressenti à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature et même classé parmi les cent personnes les plus connues du monde par un magazine américain.

L’image de Mishima a été toutefois ternie par son spectaculaire suicide rituel par éventration (seppuku) qui l’a rendu célèbre dans toute la planète. Cet acte provocateur et dont les raisons sont encore floues – même si des théories plausibles ont été établies (voir notre article lié : Le suicide de Mishima, ou l’achèvement de son œuvre) – a détourné de lui pour un temps l’attention du public au Japon et dans le reste du monde. Pendant une dizaine d’années, il a été en grande partie traité comme un scandale politique et rejeté en tant que tel. Le travail de l’écrivain a néanmoins fini par être apprécié par une nouvelle génération de lecteurs, dans son propre pays et à l’extérieur. Et il semble que l’on puisse parler d’une redécouverte récente de Mishima qui a pris la forme d’au moins deux vagues successives, la première en 2010, à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort et la seconde, dix ans plus tard, en 2020, cinquante ans après sa disparition.

À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio, l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW) avait organisé un colloque en collaboration avec l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB). Cette manifestation qui s’est déroulée du 18 au 20 mars 2010 avait pour thème «  Mishima ! Influence au niveau du monde et racines multiculturelles » (Mishima ! Worldwide Impact and Multicultural Roots). (© Hijiya Shûji) Humanities, in cooperation with Freie Universität Berlin and the Japanese-German Center Berlin. . (© Hijiya Shūji)
À l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio, l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW) avait organisé un colloque en collaboration avec l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB). Cette manifestation qui s’est déroulée du 18 au 20 mars 2010 avait pour thème «  Mishima ! Influence au niveau du monde et racines multiculturelles ». (© Hijiya Shūji)

Du 21 au 23 novembre 2019, l’Université Paris-Diderot (Paris VII) a abrité un colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? » qui a réuni des spécialistes du monde entier, dont Irmela Hijiya-Kirschnereit, l’auteur du présent article. (© Jérémy Marcellin)
Du 21 au 23 novembre 2019, l’Université Paris-Diderot (Paris VII) a abrité un colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? » qui a réuni des spécialistes du monde entier, dont Irmela Hijiya-Kirschnereit, l’auteur du présent article. (© Jérémy Marcellin)

Des traductions dans de multiples langues...

On peut dire que c’est une partie relativement peu importante de l’œuvre littéraire de Mishima Yukio qui a été traduite, compte tenu de la quantité énorme d’ouvrages dont elle se compose. Mais les plus grands chefs-d’œuvre sont d’ores et déjà disponibles dans de multiples langues et ils ont même fait souvent l’objet de plusieurs éditions.

Ces traductions couvrent l’ensemble du travail de l’écrivain à commencer par ses premiers romans. En voici quelques exemples en ce qui concerne le français. Confession d’un masque (Kamen no kokuhaku, 1949, paru chez Gallimard en 1971 et 2019) ; Le Tumulte des flots (Shiosai, 1954, Gallimard 1969); Le Pavillon d’or (Kinkakuji, 1956, Gallimard 1961). À cela il faut ajouter les Cinq Nô modernes (Kindai nôgakushû, 1951-1960, qui ont fait l’objet de deux traductions chez Gallimard, en 1970 et 1984). Sans oublier la pièce de théâtre Madame de Sade (Sado kôshaku fujin, 1965, Gallimard 1976), et la tétralogie romanesque La Mer de la fertilité (Hôjô no umi, 1965-1970, Gallimard 1989). Une grande partie de ces publications ont été rééditées, y compris dans le format du livre de poche, et parfois même refaites sous une forme plus adaptée aux lecteurs du XXIe siècle.

Ce faisant, l’image de Mishima Yukio en tant qu’écrivain s’est peu à peu enrichie. Elle inclut à présent des œuvres moins littéraires et plus expérimentales comme La Belle étoile (Utsukushii hoshi, 1962), un roman de science-fiction porté à l’écran en 2017 par le réalisateur Daihachi Yoshida (né en 1963), et Vie à vendre (Inochi urimasu, 1968, Gallimard 2020), ainsi qu’en anglais, en allemand et en italien. Le nombre d’ouvrages traduits varie grandement avec la langue d’arrivée et il serait d’ailleurs intéressant de savoir pourquoi et comment Mishima Yukio a reçu un accueil à ce point différent en fonction des pays, y compris quand ils sont aussi proches que l’Allemagne et la France.

Trois des traducteurs du roman de Mishima Yukio Inochi urimasu, paru en 1968 au Japon, lors du  colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? », organisé en novembre 2019 par  l’Université Paris-Diderot (Paris VII).  (De gauche à droite) Dominique Palmé, qui a traduit l’ouvrage en français sous le titre de “Vie à vendre” (éditions Gallimard, 2020). Stephen Dodd, traducteur de l’œuvre en anglais (“Life for Sale”, Penguin Classics UK,  2019). Giorgio Amitrano à qui l’on doit la version en italien ,“Vita in vendita”, publiée par les éditions Feltrinelli en 2020. (© Thomas Garcin)
Trois des traducteurs du roman de Mishima Yukio Inochi urimasu, paru en 1968 au Japon, lors du colloque international intitulé « 50 ans après, un autre Mishima ? », organisé en novembre 2019 par l’Université Paris-Diderot (Paris VII). (De gauche à droite) Dominique Palmé, qui a traduit l’ouvrage en français sous le titre de Vie à vendre (éditions Gallimard, 2020). Stephen Dodd, traducteur de l’œuvre en anglais (Life for Sale, Penguin Classics UK, 2019). Giorgio Amitrano à qui l’on doit la version en italien Vita in vendita, publiée par les éditions Feltrinelli en 2020. (© Thomas Garcin)

...Et des adaptations en films, pièces de théâtre et spectacles de danses

À en juger par l’influence qu’il a exercé sur quantité d’artistes et d’intellectuels du monde entier, Mishima Yukio a joué et continue de jouer un rôle considérable. Son œuvre a en particulier inspiré les réalisateurs de cinéma Paul Schrader (né en 1946), Benoît Jacquot (né en 1947) et Lewis John Carlino (1932-2020). Le célèbre danseur et chorégraphe franco-suisse Maurice Béjart (1927-2007) en a quant à lui tiré un ballet intitulé « M » [comme Mishima] et une adaptation des Cinq Nô modernes. Plusieurs compositeurs ont écrit des morceaux de musique et des opéras à partir de ses œuvres, notamment l’Allemand Hans Werner Henze (1926-2012), et les Japonais Mayuzumi Toshirô (1929-1997) et Hosokawa Toshio (né en 1955).

Des danseurs et des artistes d’avant-garde ont eux aussi interprété son travail de façon mémorable. Dans le domaine du théâtre, Mishima Yukio a donné lieu à quantité de spectacles montés par des metteurs en scène aussi prestigieux qu’Ingmar Bergman (1918-2007), Andrzej Wajda (1926-2016) et Ferdinando Bruni (né en 1952). Il est ainsi devenu l’auteur dramatique japonais le plus joué dans le monde. Il a par ailleurs attiré l’attention de grands écrivains – dont Marguerite Yourcenar (1903-1987), José Luis Ontiveros (1954-2015) et Henry Miller (1891-1980) – ainsi que de psychanalystes et critiques littéraires comme Hélène Piralian et Catherine Millot, qui ont tous publié des livres à son sujet.

Et la liste serait incomplète si elle ne mentionnait pas les nombreux auteurs qui ont emprunté directement ou indirectement à Mishima des thèmes, des séquences de récit ou d’autres éléments caractéristiques de ses écrits. A commencer par les écrivains japonais de premier plan Shimada Masahiko (né en 1961), Hirano Keiichirô (né en 1975), Itô Hiromi (née en 1955) et le prix Nobel Ôe Kenzaburô (né en 1935). L’influence du romancier japonais et de ce que certains ont appelé le « mythe de Mishima » est également perceptible dans des œuvres littéraires russes, anglaises, américaines, belges, coréennes, taïwanaises et allemandes.

(De gauche à droite) Donald Keene (1922-2019), Hirano Keiichirô (né en 1975) et l’écrivain russe Boris Akounine (né en 1956) en 2010, lors de la table ronde qui a clôturé la première session du colloque organisé à Berlin par l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW), l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB), à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio. (© Hijiya Shûji)
(De gauche à droite) Donald Keene (1922-2019), Hirano Keiichirô (né en 1975) et l’écrivain russe Boris Akounine (né en 1956) en 2010, lors de la table ronde qui a clôturé la première session du colloque organisé à Berlin par l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg (BBAW), l’Université libre de Berlin (FUB) et le Centre nippo-allemand de Berlin (JDZB), à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Mishima Yukio. (© Hijiya Shûji)

Suite > Du « mythe Mishima » au « problème Mishima »

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