Le suicide de Mishima, ou l’achèvement de son œuvre

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Le 25 novembre 2020 a marqué le cinquantième anniversaire de la mort tragique de Mishima Yukio. L’écrivain a mis fin à ses jours en pratiquant le seppuku, le suicide rituel par éventration. Ce décès a créé une onde de choc qui a ébranlé la société japonaise, mais elle a aussi soulevé un questionnement : pourquoi choisir de mourir à seulement 45 ans ? Nous chercherons à comprendre, au fil des indices parsemés dans son œuvre.

Achèvement de l’œuvre et de la vie

D’après les notes de Mishima, on estime qu’il a abandonné ses premiers scénarios pour L’ange en décomposition vers le mois de mars ou avril 1970. Les minutes du jugement de l’affaire Mishima nous apprennent d’ailleurs qu’à la même période, il commence à élaborer son coup de force d’Ichigaya. En un mot, en parallèle de l’évolution de La mer de la fertilité d’une fin heureuse à une fin malheureuse, Mishima décide de mettre fin à ses jours.

Le « testament » adressé par Mishima aux membres de sa milice Tatenokai, avec qui il a investi le 25 novembre 1970 le poste de commandement Est des Forces terrestres d’autodéfense
Le « testament » adressé par Mishima aux membres de sa milice Tatenokai, avec qui il a investi le 25 novembre 1970 le poste de commandement Est des Forces terrestres d’autodéfense

Que cela signifie-t-il ? Dans les années 1960, le Japon connaît une croissance économique rapide dont Mishima, qui joue au cinéma et apparaît en photo dans des magazines, semble partie prenante. Mais ce n’est que superficiel. Au contraire, au fur et à mesure que la société japonaise devient celle d’une vaste classe moyenne, ses valeurs s’uniformisent et ce qui apparaît comme une liberté nouvelle aboutit en fait à une standardisation du quotidien. Mishima étouffe dans cette société homogène. En tant qu’écrivain, les œuvres qu’il publie après Le pavillon d’or (1956) – « La maison de Kyôko » (Kyôko no ie, 1959) et Après le banquet (1960) – ne rencontrent qu’un succès limité. Le temple de l’aube dans lequel un Shigekuni vieillissant ne cesse de se plaindre et le quatrième volet où prolifèrent les fausses réincarnations de Kiyoaki, à la tonalité plutôt sombre, reflètent précisément le vrai visage de l’époque tel que décrypté par Mishima et la difficulté qu’il éprouvait à y vivre.

Malgré tout, une fin heureuse dans laquelle Shigekuni aurait fini par retrouver son ami réincarné montre que Mishima croyait encore à la possibilité de la vie retrouvée. Dans ce cas, la conclusion malheureuse de sa tétralogie signifie sûrement qu’il ne croit plus à cette possibilité. Le quatrième volet de La mer de la fertilité doit non pas montrer la vision d’un sauvetage de toute façon impossible, mais au contraire dépeindre sans crainte la dure réalité. C’est sûrement ce qu’a pensé Mishima. Quel élément l’a poussé dans cette direction ? Cela revient à interroger les raisons de sa mort et il est impossible d’aborder ici tous les points afférents ; nous évoquerons néanmoins une vérité historique souvent oubliée.

Il s’agit de la tenue, à partir du 15 mars 1970, de l’Exposition universelle à Ôsaka. L’Exposition universelle représentait pour le Japon, avec les Jeux olympiques de 1964, un point d’orgue de son redressement économique après la guerre. Mais Mishima, lui, n’y voyait qu’une illusion ostentatoire. Une telle vision faussement optimiste devait être percée à jour. C’est précisément le motif de L’ange en décomposition, dans lequel cette même question trouve sa réponse dans la mort, considérée comme un moyen d’ouvrir les yeux de la société. Pour Mishima, la mort et l’achèvement de l’œuvre ne faisaient qu’un.

Une vision du Japon du XXIe siècle

En 1970, année de la mort de Mishima, le Japon est encore dans une période de forte croissance économique ; pour ses contemporains, cette vision optimiste n’a rien d’illusoire et peu ont tenté de comprendre ce que l’écrivain a tenté de souligner. À leurs yeux, le suicide rituel par seppuku n’était que la manifestation d’une nostalgie déplacée, et L’ange en décomposition rien de plus que la triste expression d’une créativité disparue. Un demi-siècle plus tard, notre environnement a changé du tout au tout et le Japon a traversé diverses épreuves : l’attentat au gaz sarin perpétré par la secte Aum en 1995, le séisme et le tsunami de 2011 dans le nord-est du Japon, l’accident nucléaire qui s’est ensuivi et, aujourd’hui, la pandémie de Covid-19.

À la lumière de ces catastrophes, on est en droit de se demander si non seulement la forte croissance économique du Japon, mais aussi avant cela, la modernisation engagée par l’Archipel, ne sont pas en réalité de simples constructions illusoires ; le doute grandit de jour en jour. Cette réalité du XXIe siècle, n’était-elle pas annoncée dans L’ange en décomposition ?

C’est l’écrivain américain Kurt Vonnegut (1922-2007) qui comparait l’artiste au « canari dans une mine de charbon ». Les mineurs, quand ils descendaient dans la mine, emportaient avec eux un canari en cage qui leur fournissait le tout premier signal que l’air était devenu irrespirable. Les grands écrivains sont les premiers à détecter les changements dans l’air du temps, et leur rôle est d’en alerter la société. Les lecteurs du milieu du XXe siècle n’ont pas prêté l’oreille au message lancé par Mishima au prix de sa propre vie, mais nous, habitants du XXIe siècle aux prises avec un indiscutable manque de sens, ne serions-nous pas en mesure d’accueillir sans détour son message ?

(Photo : l’écrivain Mishima Yukio donne un discours depuis le balcon du poste de commandement Est des Forces terrestres d’autodéfense à Ichigaya (Tokyo), où il a pénétré en force avec quatre membres de sa milice Tatenokai)

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