Déguster les nouilles dans le Japon de l’époque d’Edo : « soba » à l’est, « udon » à l’ouest
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Soba à l’est, udon à l’ouest
Kitagawa Morisada, un écrivain du XIXe siècle, s’est intéressé en son temps aux différences entre l’est et l’ouest de l’Archipel, qu’il a détaillé dans un précieux ouvrage, Morisada Mankô, le « Manuscrit Morisada ». Le texte y aborde notamment le thème de l’alimentation, celui des nouilles (men).
Ainsi, selon l’auteur, si les magasins de soba (nouilles fines de sarrasin) étaient présents à Edo (l’ancien nom de Tokyo) dès le milieu du XVIIe siècle, ce sont les udon (nouilles épaisses de froment) qui avaient la cote dans les villes de Kyoto et Osaka. Et cette différence demeure encore aujourd’hui. Les différences de goûts aux quatre coins de l’Archipel ne datent donc pas d’hier.
À Edo, les soba étaient disposées dans un panier à vapeur appelé seiro et servies avec une sauce tsuyu pour y tremper chaque bouchée. Cette façon de consommer le soba portait le nom de mori, un terme qu’on trouve encore aujourd’hui dans « mori soba ». Il était également coutume de servir les soba dans un bol, et d’y verser du bouillon chaud. Cette façon de consommer les soba s’appelait kake, car en japonais le verbe kakeru signifie « verser ».
Jadis, udon à Kyoto et Osaka comme soba à Edo étaient connus sous le nom de nihachi (littéralement « deux-huit »). Aujourd’hui encore, le terme subsiste mais ne qualifie plus que les soba, composées de deux parts de blé pour huit parts de sarrasin. Les udon, eux, qui ne contiennent que du blé, ne portent plus ce nom.
Cependant, selon une autre théorie, la signification du mot nihachi ne concernerait nullement les ingrédients utilisés mais le prix pratiqué : 16 mon (520 yens). Udon comme soba coûtaient le même prix, soit 16 mon ou deux fois huit (en japonais nihachi). Plutôt qu’une explication qui tiendrait aux ingrédients utilisés et surtout à leur quantité, une justification liée au prix pratiqué semble plus probable. C’est celle qui est donnée par l’ouvrage de Morisada.
Par ailleurs, dans le livre d’arithmétique Jinkôki (« Traité des petits et grands nombres »), best-seller à l’époque d’Edo, on trouvait des tables de multiplication, très utiles aux commerçants. Toutefois, on ignore encore maintenant comment les citoyens ordinaires, eux, ont pu les apprendre.
Cependant, le terme nihachi a même résisté à l’inflation. Si au milieu du XIXe siècle, le prix des udon et soba a été multiplié par 1,5 pour atteindre 24 mon, le terme nihachi est tout de même resté, beaucoup plus répandu que sanpachi (trois-huit).
Le bouillon était différent à l’est et à l’ouest du pays. Comme aujourd’hui, celui du Kansai (région d’Osaka et alentours) avait généralement une saveur plus légère, tandis que celui du Kantô (Tokyo et alentours) un goût plus prononcé. Dans son ouvrage, Kitagawa Morisada ne fit aucun jugement de valeur, se gardant bien de dire lequel était supérieur. Il conclut simplement, dans sa présentation détaillée, que le bouillon du Kansai était fait pour être bu, tandis que celui du Kantô servait à tremper les soba avant de les déguster.
On apprend également que soba et udon étaient également connus sous le nom de kendon. Initialement, ce terme bouddhique faisait référence à une nature avare et cupide mais il finit par désigner un repas bon marché. Cependant, au du fil du temps, la signification évolua si bien que dans les dernières années de l’époque d’Edo, le mot ne finit plus que par désigner les kendon-buta, les boîtes utilisées pour la livraison des nouilles. Toutefois, le terme a traversé les âges et se retrouve aujourd’hui dans le mot kendon-bako, les boîtes métalliques stabilisées par des ressorts et fixées à l’arrière des véhicules deux roues utilisées pour les livraisons.
Les échoppes de soba d’hier prisés par les hommes seuls
Les restaurants qui servaient des nouilles étaient trois à quatre fois plus nombreux dans les rues commerçantes à Edo qu’à Kyoto et Osaka. La demande était donc nettement plus importante à l’est de l’Archipel.
Ceci est dû à la population majoritairement masculine de la capitale. Bien que les données soient imprécises, avec un rapport de 1,8 contre 1, les hommes auraient été plus nombreux que les femmes. Parmi ces hommes, de nombreux célibataires venus des provinces pour chercher du travail, et les vassaux de samouraïs contraints de passer une année sur deux dans la ville avec leur seigneur daimyô. Il s’agit du système sankin kôtai, système de la « résidence alternée » institué par Tokugawa Ieyasu. Les épouses, qui étaient généralement responsables de la cuisine, restaient aux domaines.
De nombreux hommes affamés étaient ainsi des clients fidèles des restaurants de soba. Nombre de ces enseignes fonctionnaient comme des stands de nourriture yatai. Elles étaient connues sous le nom de vendeurs de soba yotaka.
Yotaka était un mot désignant une sorte de prostituée. Contrairement aux travailleuses du sexe des quartiers des plaisirs de Yoshiwara, approuvées par le shogunat, les yotaka n’étaient pas autorisées par la loi et devaient donc attirer leurs clients à l’abri des regards, à la sauvette.
Ces vendeurs de soba yotaka tiennent leur nom du fait que ces prostituées faisaient partie de leurs clients. Les yatai furent souvent le théâtre de grands incendies à l’image de celui de Meireki en 1657, si bien que le shogunat y interdit l’utilisation du feu en 1686. Même s’ils n’étaient pas légaux, ces échoppes de soba yotaka faisaient de bonnes affaires.
Au vu de leur succès, vers 1716, un magasin de soba décida de demander une licence officielle pour exploiter un yatai, ce qui entraîna une nette augmentation de l’activité des échoppes de soba « légitimes ».
Tous les yatai n’ont vraisemblablement pas effectué les démarches pour obtenir une licence. Mais cela ne les empêchaient pas d’être nombreux dans la ville. Ouverts jusque tard dans la nuit, ils accueillaient notamment de nombreux hommes vivant seuls, un peu comme le font des supérettes konbini aujourd’hui.
Les échoppes de soba sont devenues un élément familier du paysage d’Edo. Alors que se définissait la cuisine japonaise moderne, les stands de nourriture proposaient également des sushis, des anguilles et des tempura. Kitagawa Morisada note dans son ouvrage la présence à chaque échoppe de carillons à vent fûrin suspendus. Né dans l’ouest du Japon, il a dû trouver ces échoppes de soba et le tintement de leur musique, fascinantes.
(Voir également notre article du même auteur : Quand les sushis étaient des mets de restauration rapide au XIXe siècle à Edo)
(Photo de titre : un restaurant d’udon du Kansai. Toutes les photos ont été fournies avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)