Les Cent Contes : les histoires japonaises des terrifiantes créatures « yôkai »
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Selon Yumoto Kôichi, spécialiste des yôkai (esprits et monstres surnaturels issus du folklore nippon), la tradition culturelle japonaise ininterrompue qui puise son inspiration dans les frissons de terreur remonte à l’époque d’Edo (1603-1868). En ce temps-là, les recueils de hyaku monogatari (« Cent Contes ») jouissaient d’une immense popularité à tous les échelons de la société, que ce soit sous forme de livres ou à l’occasion de rassemblements où l’on échangeait des histoires fantastiques. Ils prennent leur source dans une pratique légendaire, consistant à allumer des bougies et à les éteindre une à une à l’issue de chacun des récits d’une longue suite d’histoires effrayantes. Une fois la dernière chandelle éteinte et les auditeurs plongés dans l’obscurité, quelque chose d’étrange et d’horrible est censé se produire.
Il n’existe aucune certitude quant aux origines de cette coutume, mais on pense qu’elle prend sa source dans les épreuves destinées à tester le courage des samouraïs à l’époque de Muromachi (1333-1568), reprises ensuite à titre de simples passe-temps par les gens ordinaires de l’époque d’Edo.
Des contes perçus comme des histoires vraies
« On donnait à ces recueils le nom de “Cent Contes”, mais cela ne veut pas nécessairement dire qu’ils en contenaient exactement cent », dit Yumoto. De même, explique-t-il, qu’une expression comme yaoyorozu (écrit avec les caractères 八百万) signifie littéralement 8 millions mais évoque simplement une énorme quantité, « cent contes » doit être compris comme « un grand nombre de contes ». Parmi les recueils qui, comme le Shokoku hyaku monogatari (« Cent Contes Provenant de Nombreuses Terres », 1677) et le Otogi hyaku monogatari (« Cent Contes Fantastiques », 1706) incluent le chiffre 100 dans leur titre, seul le premier contenait véritablement ce nombre de contes.
« La mise en circulation de grandes quantités de livres écrits à la main étant impossible, l’essor de l’impression par gravure sur bois a contribué à la popularité des recueils de “cent contes”. Les images spectrales ornant les rouleaux suspendus attiraient les gens vers les rassemblements, et des artistes comme Katsushika Hokusai ont repris ce thème dans leurs œuvres imprimées à la planche. » Mais quel genre d’histoires contenaient les recueils ?
« Plutôt que de proposer des récits solidement construits », explique Yumoto Kôichi, « ils mettaient en scène des rassemblements où circulaient des histoires émaillées de phrases comme “ce conte a été transmis à tel ou tel endroit” et “j’ai entendu cela de la bouche d’Untel ou Untel”, qui accordaient une place prépondérante aux liens personnels avec les récitants. Ce faisant, ils construisaient des histoires basées sur ce que les participants disaient avoir vu ou entendu. Pour attirer les lecteurs, la préface de “Cent Contes Provenant de Nombreuses Terres” revendiquait une authenticité fondée sur une accumulation de détails concernant les protagonistes et la localisation des faits rapportés. »
Présenté comme la version originelle des recueils de hyaku monogatari, « Cent Contes Provenant de Nombreuses Terres » est un ouvrage en cinq volumes regroupant des histoires provenant d’un vaste territoire allant du Tôhoku au nord-est à Kyûshû au sud-ouest. Un tiers environ de ces histoires concernent des fantômes, dont beaucoup sont d’un naturel jaloux et revanchard. C’est ainsi, par exemple, que le fantôme d’une première épouse morte en couches revient pour affronter sa remplaçante qui lui a jeté un sort et lui arrache la tête. D’autres histoires mettent en scène des monstres bizarres ou des animaux auréolés de mystère tels que serpents, renards, tanuki (chiens viverrins) et chats.
« Les légendes urbaines d’aujourd’hui sont racontées comme si elles s’étaient vraiment passées, mais à l’ère de l’information, si on nous dit que quelque chose est arrivé à tel ou tel endroit, nous pouvons vérifier en ligne ou nous rendre sur place. À l’époque d’Edo, en revanche, la majorité des gens ne quittaient jamais leur lieu de naissance. Si des personnes se rassemblaient et que quelqu’un disait “ceci s’est produit au Tôhoku...”, il n’existait aucun moyen de vérifier, l’impression de réalité s’en trouvait renforcée et les auditeurs prenaient plaisir à faire fonctionner leur imagination. »
L’envoûtement de Heitarô
La tradition du hyaku monogatari a inspiré des auteurs modernes et contemporains comme Lafcadio Hearn, Mori Ôgai et Kyôgoku Natsuhiko. Elle occupe aussi une place importante dans le « Recueil de l’Esprit d’Inô » (Inô mononoke-roku), récit d’un envoûtement légendaire, survenu dans la ville de Miyoshi, préfecture de Hiroshima, au cours duquel un jeune samouraï reçoit la visite d’une kyrielle de yôkai.
L’histoire raconte que, tout au long du septième mois (selon l’ancien calendrier japonais) de l’année 1749, Inô Heitarô, un jeune homme de 16 ans vivant à Miyoshi, a été harcelé jour et nuit par une pléthore de créatures et de phénomènes étranges, mais qu’il est sorti indemne de cette épreuve. Si l’on en croit le recueil, c’est en éteignant les chandelles l’une après l’autre, conformément au rituel du hyaku monogatari qu’il accomplissait en compagnie d’un ami, que Heitarô a déclenché ce redoutable carnaval d’esprits. On dit qu’il à donné plus tard un récit de ses jeunes années, lorsqu’il s’est rendu à Edo (aujourd’hui Tokyo) pour y travailler dans la résidence qu’y possédait le seigneur de son domaine.
« Cette histoire s’est répandue au delà de son territoire d’origine sous la forme de rouleaux de peintures, d’ouvrages manuscrits et de livres d’images. Comme ils étaient faits à la main, il n’était pas possible de les produire à des centaines d’exemplaires, mais les lecteurs pouvaient les emprunter aux prêteurs de livres, et il est donc probable qu’un grand nombre de gens y ont eu accès. Certains des yôkai représentés sur les rouleaux de peintures étaient très impressionnants tandis que d’autres étaient enfantins ou mignons. »
Dans ce carrousel de yôkai figurait une tête coupée de femme qui marchait à l’envers, utilisant ses cheveux en guise de jambes et riant à gorge déployée, ainsi qu’une tête géante de vieille femme qui pendait du plafond et léchait le visage de Heitarô en train de dormir. Les recherches du spécialiste de l’époque d’Edo Hirata Atsutane témoignent de l’intérêt prodigieux que lui a inspiré cette histoire, qui a également fasciné des écrivains comme Izumi Kyôka au point qu’ils en fassent un motif récurrent de leurs ouvrages.
Effrayants et mignons
Les yôkai sont nés de la peur que la nature et l’obscurité inspiraient aux gens. « Les Japonais de l’époque d’Edo, dit Yumoto Kôichi, avaient des antennes très sensibles à tout ce qui pouvait grouiller dans les ténèbres. Dans les rues de la ville, il n’y avait pratiquement aucune lumière après le crépuscule, si bien que l’obscurité était une présence familière. Des rumeurs qui donnaient le frisson pouvaient surgir dans une communauté ou un quartier, sans nécessairement voyager plus loin. » Il existait des recueils de Nana fushigi, ou « Sept histoires mystérieuses », associés à différents endroits de la ville, tels que Honjo, Kôjimachi et Azabu. À l’époque d’Edo, la peur du surnaturel cohabitait avec une vision des yôkai perçus comme des hôtes mignons et amicaux du voisinage. Le second point de vue se nourrissait des portraits attachants des yôkai que véhiculaient les rouleaux de peintures et les impressions à la planche.
« L’usage très répandu de l’impression à la planche permettant à chacun de les acquérir à bas prix, les images de yôkai sont devenues des objets familiers. À mesure que s’estompait la peur des yôkai, les images avaient de plus en plus tendance à en donner une représentation bon enfant. Suite à la vague de popularité du hyaku monogatari, les yôkai ont fait leur apparition sur les motifs décoratifs des kimonos, les sculptures miniatures netsuke et les cartes et jeux pour enfants.
Traverser les époques en s’adaptant
Yumoto Kôichi dit que la culture des yôkai disposait d’une multitude de sources où puiser son inspiration. « Il y avait des adaptations de contes et d’histoires empruntés à la Chine et au bouddhisme, mais les conteurs ne se limitaient pas à ce bagage ; ils avaient aussi intégré un nombre important d’éléments animistes. En témoigne tout particulièrement l’essor du concept de tsukumogami, désignant des objets qui acquièrent un esprit au bout d’un certain nombre d’années. N’importe quel objet peut se transformer en un yôkai de ce genre, et il en existe toutes sortes d’images. »
À l’ère Meiji (1868-1912), des objets comme les pousse-pousse, les lampes et les parapluies à l’occidentale ont rejoint les rangs des yôkai. À l’arrivée du chemin de fer et des locomotives à vapeur, des histoires de tanuki se transformant en locomotives ont commencé à circuler, tandis que l’avènement des appareils photo a inspiré des histoires d’apparition de fantômes sur des photographies.
« Les récits d’événements étranges traversent les époques et les sociétés en s’adaptant constamment aux changements, et ils se perpétuent. Aujourd’hui encore, les sentiments de peur et de familiarité à l’égard des yôkai continuent de cohabiter. Chaque été, quand la télévision diffuse des émissions spéciales d’horreur, il y a probablement des téléspectateurs qui ont peur l’aller seuls aux toilettes, tout en serrant dans leurs mains des téléphones portables d’où pendent des breloques représentant de gentils yôkai. »
Les yôkai doivent certes leur vogue actuelle à la popularité des mangas de Mizuki Shigeru et aux romans d’horreur de Kyôgoku Natsuhiko, mais, comme le remarque Yumoto Kôichi, leurs racines culturelles très anciennes ont joué elles aussi un rôle indispensable.
Selon lui, la majorité des Japonais ont une image mentale de créatures comme kappa, oni, ou tengu. « Ce n’est pas quelque chose qu’ils apprennent de leurs parents ou de leurs professeurs ; cela vient de la culture des yôkai, qui remonte à l’époque d’Edo et dont tout le monde hérite. C’est à cause de cette culture que le Kitarô de Mizuki Shigeru est devenu un personnage si populaire. À mesure que les dessinateurs de mangas de yôkai puisent leur inspiration chez Mizuki et que croît la demande de yôkai, la base s’élargit et la culture se transmet. »
Partager la culture des yôkai avec le reste du monde
En avril 2019, le Miyoshi Mononoke Museum s’est ouvert à Miyoshi, préfecture de Hiroshima, lieu présumé le l’envoûtement du samouraï Heitarô. Le plus beau fleuron de cet établissement, également connu sous le nom de Yumoto Kôichi Memorial Japan Yôkai Museum, est la collection de livres, rouleaux illustrés, jouets et autres objets ayant un lien avec les yôkai accumulés par Yumoto Kôichi pendant plus de 30 ans.
« Diverses initiatives ont été prises en vue de consolider les fondations de la recherche sur les yôkai, telles que la constitution d’une base de données à leur sujet au Centre international de recherches pour les études japonaises, mais je souhaitais de mon côté créer un musée dédié aux yôkai. À l’heure actuelle, le risque existe que les matériaux non utilisés dans la recherche sombrent dans l’oubli. Parallèlement à la recherche, il faut qu’il y ait un musée spécifiquement chargé de préserver les matériaux pour les générations à venir. La vocation de cet établissement ne doit pas se limiter à encourager l’essor du tourisme local. Ce doit être un endroit doté d’une équipe d’experts qui, conscients qu’il est important de prendre soin des matériaux pour les transmettre à la postérité, se préoccupent de problèmes tels que l’humidité et l’éclairage lors de l’exposition ou du stockage des articles, et les réparent quand cela s’avère nécessaire. Ce doit aussi être un endroit où les gens puissent effectuer des recherches. »
Le partage de la culture des yôkai avec le reste du monde est un autre projet qui suscite l’enthousiasme de Yumoto Kôichi. En 2018, lors des événements qui ont accompagné la célébration du 150e anniversaire des relations diplomatiques entre le Japon et l’Espagne, une partie de la collection de Yumoto a fait l’objet d’une exposition à l’Académie royale des beaux-arts de San Fernando à Madrid. Yumoto Kôichi projette de mettre sur pieds une exposition internationale itinérante en 2021.
« Je veux que, dans le monde entier, les gens voient de leurs propres yeux l’unicité de la culture japonaise des yôkai et son pouvoir de fascination. Le mot manga est désormais connu internationalement, et le yôkai suit le même chemin. »
(Texte et interview de Yumoto Kôichi par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : détails du Hyaku monogatari emaki, ou « Rouleau de Peintures des Cents Contes », un ouvrage en deux volumes de Hayashi Kumatarô datant de l’ère Meiji. Avec l’aimable autorisation du Miyoshi Mononoke Museum)