La station de recherche du mont Fuji : une mine d’or pour la science
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Cartographes célèbres et alpinistes étrangers
Le mont Fuji, admiré depuis la nuit des temps pour sa belle forme symétrique, occupe une place toute particulière dans le cœur et dans l’esprit des Japonais. Icone du Japon aux yeux du monde entier, il est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, mais le rôle clef qu’il joue depuis longtemps dans le domaine de la recherche scientifique reste largement ignoré.
C’est au cours de l’époque d’Edo (1603-1868) que la montagne a fait son entrée dans le monde de la science, dans les années où le cartographe Inô Tadataka avait entrepris de dresser la carte de l’archipel japonais. Inô, qui s’était lancé dans ce projet en 1800, a passé les 17 années suivantes à arpenter le territoire national. Les relevés de l’Archipel qui sont le fruit de ce travail sont connus aujourd’hui sous le nom de « cartes d’Inô ». (Voir notre article : Cartographier le Japon du début du XIXe siècle, le projet fou d’Inô Tadataka)
Pour produire une carte précise, il est important de mesurer non seulement les distances horizontales mais aussi les azimuts, mot qui désigne l’angle formé par une direction de référence et la ligne qui va de l’observateur à un point d’un intérêt particulier projeté sur le même plan. Dans sa majesté solitaire, le mont Fuji constituait aux yeux d’Inô un parfait « point d’un intérêt particulier », comme en témoigne sa carte où figurent des lignes rayonnant dans toutes les directions à partir du mont Fuji. Inô, qui a également mesuré la hauteur de la montagne, est arrivé au chiffre de 3 927,7 mètres, soit une erreur de seulement 4 % par rapport à l’altitude exacte.
C’est en outre le mont Fuji qui a attiré une grande partie des étrangers venus au Japon juste avant et juste après le début de l’ère Meiji (1868-1912). En 1860, John Rutherford Alcock, premier consul général britannique au Japon, entré en fonction vers la fin de l’époque d’Edo, a été le premier étranger à gravir le mont Fuji. Les relevés de température qu’il a effectués pendant l’ascension constituent les plus anciennes données météorologiques collectées au sommet du célèbre volcan. Après la Restauration de Meiji (1868), le nouveau gouvernement japonais, résolu à moderniser le pays, a fait appel à de nombreux experts étrangers en vue d’accélérer le processus.
Au nombre de ces experts figurait le physicien américain Thomas Corwin Mendenhall, qui escalada le mont Fuji pendant l’été 1880 accompagné par cinq de ses étudiants japonais. Arrivé au sommet, Mendenhall se servit d’un pendule de Kater pour mesurer la constante de gravitation et le champ géomagnétique. Ces expériences marquent l’avènement de la prédiction scientifique de l’activité volcanique au Japon, étant donné que la situation et l’état du magma à l’intérieur d’un volcan peuvent avoir un impact sur les mesures de gravité et de champ magnétique qu’on y effectue.
Le technicien allemand Erwin Knipping fait lui aussi partie des étrangers qui ont contribué à l’essor de la météorologie au Japon, à travers les cartes quotidiennes du temps qu’il a créées, imprimées et distribuées. Knipping a escaladé le mont Fuji en 1887 et effectué des mesures météorologiques au sommet. Guidés par ces experts étrangers, les Japonais ont commencé à affecter du personnel à demeure sur le mont Fuji pendant l’été pour effectuer les observations météorologiques et la collecte des données.
La première station météorologique mondiale de haute montagne
La précision de prévisions météorologiques requiert toutefois des observations à long terme. C’est exactement la tâche à laquelle Nonaka Itaru (1867-1955) souhaitait s’atteler. Après avoir quitté l’école préparatoire d’une université (aujourd’hui Collège des arts et des sciences de l’Université de Tokyo), il trouva un mentor en la personne de Wada Yûji, de l’Observatoire central météorologique (aujourd’hui Agence météorologique du Japon) et, au cours de l’été 1895, eut recours au matériel et aux conseils techniques de Wada pour se frayer un chemin jusqu’à l’arête du Kengamine, point culminant de la caldeira du mont Fuji. Arrivé là, il construisit, avec son argent personnel, une petite hutte de quelque 20 mètres carrés de surface. Au début du mois d’octobre, il y établit ses quartiers et commença à effectuer des mesures météorologiques.
Itaru faisait ses relevés toutes les deux heures, de jour comme de nuit. Son épouse, Chiyoko, craignait que l’hiver dans un tel endroit lui soit fatal. Sans qu’il le sache, elle entreprit de s’entraîner en vue d’aller le retrouver au sommet du mont Fuji. Deux mois plus tard, Chiyoko confia leur fille de deux ans à ses parents, entreprit la difficile ascension sur les traces de son mari et arriva à la hutte à l’improviste. Balayant les protestations d’Itaru et ses suggestions l’incitant à redescendre en bas de la montagne, elle resta pour l’assister dans son travail. À l’époque, le Japon avait encore beaucoup de chemin à parcourir pour rattraper l’Occident en termes de sophistication de l’observation météorologique. La petite hutte des Nonaka au sommet du mont Fuji n’en devint pas moins la première station météorologique mondiale de haute montagne.
Passer un hiver au sommet du mont Fuji est une rude épreuve. Quand des soutiens rendirent visite au couple au début du mois de décembre, la température restait en dessous de -20° C. Ils trouvèrent Itaru et Chiyoko en état de malnutrition et souffrant du mal des montagnes. Choqués par la volonté du couple de rester sur place et de poursuivre son travail, les soutiens le forcèrent à redescendre le 22 décembre. Au bout d’un peu moins de trois mois d’efforts, les deux époux étaient profondément déçus de renoncer à leur rêve d’observation météorologique tout au long de l’hiver. Et pourtant, leur tentative en vue d’effectuer une tâche que personne au monde n’avait jusque-là entreprise suffit à faire sensation dans le pays tout entier.
Un nouvel observatoire au sommet du Fuji
Le prince Yamashina Kikumaro, qui appartenait à une ligne collatérale de la famille impériale japonaise et s’intéressait de près à la météorologie, puisa dans ses fonds personnels en 1902 pour construire un laboratoire météorologique sur le mont Tsukuba (préfecture d’Ibaraki). Le site abrite aujourd’hui la Station météorologique du Sanctuaire de Tsukuba et le Centre pour les sciences numériques de l’Université de Tsukuba.
En 1927, Satô Jun’ichi, qui dirigea pendant 20 ans la station météorologique du prince Kikumaro sur le mont Tsukuba, construisit un petit laboratoire dans une hutte sur le mont Fuji avec des fonds fournis par Suzuki Yasuji, patron d’une école de conduite à Tokyo et ancien chauffeur personnel du prince. Satô fit l’ascension du mont Fuji avec l’aide d’un gôriki (porteur en montagne) local et séjourna dans ce qu’on appelait alors la « hutte Satô » pendant près d’un mois, en janvier et février 1930, pour y effecteur des mesures météorologiques quotidiennes. Cette seconde tentative d’observation du climat du milieu de l’hiver au sommet du mont Fuji a eu lieu 35 ans après les exploits aussi intempestifs qu’héroïques des époux Nonaka.
Comme ses prédécesseurs, Satô a subi de cruelles épreuves dans le paysage hivernal du sommet du mont Fuji : chute sur une pente abrupte, accès de béribéri, sévères gelures. Mais sa passion et son dévouement lui ont valu le profond respect du public. En 1932, la hutte Satô, élevée au rang d’Observatoire provisoire du mont Fuji par l’Office central de la météorologie, a été chargée d’effectuer des mesures météorologiques tout au long de l’année. Le budget attribué à cette nouvelle mission était limité à un an, correspondant à la célébration de la seconde année polaire internationale (1932-1933), rebaptisée ensuite année géophysique internationale, mais grâce aux requêtes pressantes de jeunes météorologues ayant accepté de travailler sans rémunération et au financement généreux accordé par la Mitsui Hôonkai, une fondation philanthropique du groupe Mitsui, l’observatoire a pu continuer de fonctionner.
Après ces efforts individuels, le gouvernement japonais est intervenu à son tour en 1935, en affectant au budget ordinaire du ministère de l’Éducation des fonds destinés à l’observation météorologique. En 1936, le mot « provisoire » a été retiré du nom de l’établissement afin de l’officialiser pour de bon. Dans les années qui ont suivi, et malgré les raids aériens et les pertes en personnel subis pendant la guerre, l’observatoire a réussi à se maintenir ; en 1950, il était célèbre auprès du grand public sous le simple nom de station météorologique du mont Fuji.
Détecter les typhons et réduire le nombre victimes
Le plus haut sommet du Japon est aussi connu pour le rôle qu’il a joué en tant que mirador pour l’observation des typhons. Après le typhon Isewan (typhon Vera) de 1959, qui a fait plus de 5 000 victimes, le gouvernement a décidé d’installer au sommet du mont Fuji un système de surveillance radar pour la détection précoce des cyclones.
Les travaux ont débuté en juin 1963 et la construction a été achevée en octobre 1964. Pendant toute la durée du chantier, les ouvriers ont été en butte au mal des montagnes et à de fréquents coups de foudre. Pendant longtemps, le système de surveillance radar du mont Fuji a été la station radar météorologique la plus élevée du monde, dotée de la plus vaste portée, avec une capacité de détection des typhons allant jusqu’à 800 kilomètres de distance. La précision du système, alliée à la mise à jour continue de la technologie de prédiction, des mesures de prévention des catastrophes et de la transmission de l’information, ont contribué à produire de grandes avancées et entraîné une réduction spectaculaire du nombre des victimes des typhons.
Sauvé de la démolition
Après le lancement du premier satellite météorologique géostationnaire Himawari en 1977, les observatoires en orbite ont remplacé les radars au sol pour la surveillance des typhons. Le système de surveillance radar du mont Fuji a été fermé en 1999, et son dôme blanc si caractéristique a été démonté et enlevé en 2001.
La prolifération des satellites météorologiques et des radars au sol a rendu caduques les stations météorologiques requérant du personnel. En octobre 2004, la fermeture de la station météorologique du mont Fuji a mis un terme à 72 années d’observation ininterrompue effectuée par des employés. Aujourd’hui, le fonctionnement de l’Agence météorologique du Japon repose principalement sur son système automatisé de collecte de données météorologiques, l’AMeDas (abréviation du sigle anglais Automated Meteorological Data Acquisition System).
Le démantèlement de la station météorologique a été envisagé, mais un groupe de chercheurs soucieux de préserver l’héritage de l’observation scientifique en montagne a fondé en 2007 une ONG en vue de louer l’observatoire et d’y exercer un éventail d’activités de recherche. L’observatoire, désormais connu sous le nom de Station de recherche du mont Fuji (SRMF), est entretenu par l’ONG qui porte le même nom. Ce lieu prend en charge la totalité des coûts de maintenance de l’installation, y compris l’électricité. L’ouverture de la station à des fins d’éducation et de recherche est limitée à deux mois chaque été.
Les chercheurs dont la candidature à l’utilisation de la station a été retenue y mènent tous les étés depuis 2007 des projets requérant de la main-d'œuvre. En 2019, année de la treizième saison de la SMRF depuis sa location, 42 projets de recherche y étaient en cours, et plus de 5 000 personnes y avaient exercé des activités. Au nombre de ces utilisateurs figurent des équipes de recherche appartenant à des universités et à des institutions nationales, ainsi que des scientifiques amateurs ou employés dans le secteur privé.
À l’origine, la station a été créée pour mettre l’infrastructure de l’ancien observatoire à la disposition de chercheurs de divers secteurs. Elle est devenue une organisation, unique en son genre, active non seulement dans la recherche fondamentale et appliquée, mais encore dans l’éducation.
Des données précieuses, mais une lutte acharnée pour le financement
Les données sur les émissions de gaz à effet de serre collectées à la SMRF par l’Institut national du Japon pour les études environnementales figurent parmi les plus précieuses au monde. Le sommet de la montagne s’insère dans la troposphère libre, la couche de l’atmosphère, située au-dessus de 1 500 mètres d’altitude, où le relief n’offre guère de résistance aux courants aériens. Cette situation en fait un endroit idéal pour observer et mesurer la pollution atmosphérique. Outre cela, son exposition soutenue aux vents d’ouest fait du mont Fuji un promontoire propice à la surveillance des conditions atmosphériques jusqu’aux confins de l’Extrême-Orient. C’est ainsi que les données qui y ont été collectées au fil des ans ont permis d’analyser l’impact que les activités industrielles de la Chine et l’agriculture sur brûlis de l’Indonésie ont sur la pollution atmosphérique dans la région. Bien sûr, la collecte des données peut aussi se faire par avion, mais il n’y a rien de mieux qu’un observatoire stationnaire pour effectuer un suivi de données en perpétuel changement. Des batteries et des panneaux solaires entretenus par les chercheurs pendant l’été permettent d’avoir accès aux données tout au long de l’année.
La collecte des données s’avère aussi d’une valeur inestimable pour la recherche sur les pluies acides et les particules fines PM 2,5. Mais la station abrite bien d’autres genres de recherche, notamment des études sur la médecine de haute montagne, l’entraînement physique, la foudre, les rayons cosmiques, l’astronomie et les télécommunications.
Malgré l’inscription du mont Fuji sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, en dépit du fait que nombre des utilisateurs de la station sont des chercheurs appartenant à des institutions nationales, et nonobstant l’importance de la recherche qui y est menée, la SRMF doit se battre pour obtenir le financement dont elle a besoin. Ses quelque 45 millions de yens de coûts de fonctionnement sont couverts par les cotisations des utilisateurs, les dons et les subventions octroyées par concours. Faute de financement public ou de subvention de l’État, la collecte de fonds est un casse-tête permanent, et la SRMF est lourdement tributaire de la bonne volonté d’un grand nombre de personnes. Beaucoup de chercheurs mettent la main à la poche pour leurs propres dépenses. Et pourtant, il semble qu’il n’y ait jamais assez d’argent.
Ceci étant, tous les gens impliqués dans le fonctionnement de la station estiment qu’ils ne peuvent pas se permettre de trahir le dévouement de leurs prédécesseurs, ces individus audacieux qui, animés par une foi indéfectible en la valeur scientifique du mont Fuji, ont travaillé si dur et si longtemps pour faire aboutir leurs objectifs de recherche. La SRMF ne ménage aucun effort pour informer le public et lui faire prendre conscience du trésor que le mont Fuji représente pour la recherche scientifique sur les problèmes environnementaux auxquels le monde se trouve confronté.
(Photo de titre : la Station de recherche du mont Fuji au sommet de ce mont. Toutes les photos sont fournies par l’auteur)