La femme à la bouche fendue, ou un demi-siècle de légendes urbaines au Japon

Culture

Iikura Yoshiyuki [Profil]

Autrefois, on appelait cela une « histoire vraie que m’a racontée un ami d’ami ». Aujourd’hui, ce type d’histoires d’horreur ou plus ou moins étranges pullule sur Internet. Un chercheur en études folkloriques analyse les évolutions sociales et les conditions de propagation qui sous-tendent ces légendes urbaines.

Phase 2 : les histoires d’horreur générées par Internet

À l’entrée du XXIe siècle, le boum de légendes urbaines propulsées par Internet reprend du poil de la bête. À partir de 2000, les blogs qui présentaient les légendes urbaines passées se sont mis à attirer du monde, se déclinant en livres. Les recueils de légendes urbaines sont presque devenus un phénomène éditorial. « Pour ceux qui étaient étudiants ou lycéens à l’époque, c’est une source de nostalgie. Quant aux plus jeunes, c’est une source de curiosité et d’amusement. »

À côté de ça, les magazines et les télés trouvent leurs sujets sur les sites de tchat, là où apparaissent de nouvelles légendes urbaines. Quelques exemples : un écolier dans un village de campagne trouve dans un rizière un objet blanc « tordu dans tous les sens » qui porte malheur, une cage à oiseau maudite, une femme de plus de deux mètres appelée Hashaku-sama... « La plupart de ces histoires dépassent le format de ce qui peut se transmettre de bouche à oreille, mais apparaissent à débit continu sur Internet ».

Aux alentours de 2010 commencent à apparaître des histoires participatives sur SMS. Parmi celles-ci, l’histoire de « La gare de Kisaragi » se transmet depuis plus de 10 ans. Elle a commencé sur les sites de tchat et s’est déplacé sur Twitter. Le prétexte remonte à un post publié sur la plateforme de tchat 2-channel en 2004 : « J’ai pris le train à la gare de Shin-Hamamatsuchô, comme tous les jours pour aller au travail. Le train s’est arrêté à une gare déserte dont je n’avais jamais entendu parler. Que dois-je faire ? » Raconter en posant une question est intéressante. Parce que les suggestions viennent, et l’histoire se poursuit.

« Quelqu’un résumera et publiera l’échange, qui sera de nouveau transféré et diffusé par d’autres utilisateurs, en temps réel, ce qui donne l’impression que des conversations ont lieu sur place, en direct. Habilement tressée, la légende urbaine prend forme au fur et à mesure. Les histoires d’horreur sont les plus nombreuses. C’est la caractéristique principale de cette seconde phase, à l’époque du net. Ce qui est intéressant, c’est l’impression de participer à un jeu.

À la différence des types anciens de légendes urbaines qui se diffusaient de bouche-à-oreille, celles qui se transmettent par voie électronique se divisent en deux polarités : soit elles ne se transforment pas du tout, soit elles évoluent du tout au tout. « Dans la transmission par bouche à oreille, chacun raconte l’histoire sur la base de sa propre mémoire, même si elle change, elle ne change pas drastiquement. Sur le net, en revanche, l’histoire peut se transmettre par copié-collé intégral, mais on peut aussi la modifier autant que l’on veut. Et sa diffusion peut être instantanée, et évidemment, sans limite spatiale. La diffusion des histoires originaires de l’étranger aussi s’est accélérée. »

Depuis 2000, l’histoire de la femme à la bouche fendue a connu un regain d’intérêt après sa diffusion à l’étranger par Internet. Par exemple, en Corée, le masque de la femme est devenu rouge, et ses caractéristiques sont différentes du Japon. « À Okinawa, Taiwan, en Corée et en Chine, les spectres ont pour trait distinctif de ne se déplacer qu’en ligne droite. Par conséquent en Corée, la femme à la bouche fendue ne peut pas changer de direction, ni monter un escalier. Dans certaines versions, son amant, un homme à la bouche fendu, est un skinhead avec un masque hygiénique. Lorsqu’une légende urbaine est transférée à un autre pays urbanisé, l’histoire s’adapte progressivement à la culture locale du pays en question. »

Diversification et fake news

Plusieurs fois par an, les programmes des chaines de télévision consacrent des émissions aux légendes urbaines, et chaque fois, ces émissions provoquent de grandes réactions sur le net. Récemment, des youtubers connus créent des chaines destinés à vérifier la réalité des légendes urbaines. « Par exemple, il y a l’histoire de “l’ascenseur vers l’autre monde”. Le principe, c’est que dans tel immeuble de plus de 10 étages, si vous appuyez les boutons de l’ascenseur selon une séquence particulière, l’ascenseur finit par vous déposer dans un univers parallèle. L’idée est de se filmer réellement en train de tester la séquence. »

Alors que les légendes urbaines anciennes étaient censées avoir été réellement vécues par un ami d’ami, à l’ère numérique, celles-ci se diffusent plus vite, plus loin, un peu comme un concours, c’est à celui qui sera le plus populaire. Or, Iikura Yoshiyuki estime que les nouvelles histoires sont de moins en moins partagées.

« La cause essentielle est que les utilisateurs n’utilisent plus qu’un seul site auquel va leur préférence, qu’ils forment un groupe et n’interagissent pas avec d’autres groupes. On ne se regroupe qu’avec d’autres qui partagent les mêmes opinions, les informations qui circulent deviennent de plus en plus réduites, même si elles sont de plus en plus diverses. Un nombre croissant de personnes pensent que la vérité en soi n’est pas importante. Elles préfèrent croire ce qu’elles aiment, et ne pas croire ce qu’elles n’aiment pas. L’ambivalence entre le vrai et le faux ne les intéressent pas. »

Iikura Yoshiyuki souligne que le processus politique qui crée des objets reflets de nos angoisses est une tendance mondiale. « Dans le passé, l’angoisse s’est reflétée dans le personnage de la femme à la bouche fendue ou dans des spectres. La prémisse étant que les humains réels ne font pas des choses pareilles. Mais aujourd’hui, l’angoisse se porte sur les migrants et les pays voisins. J’ai l’impression que dans le monde entier, la place où les légendes urbaines pouvaient trouver leur source est en train de disparaître. Le sentiment général est celui d’une obstruction, l’angoisse est vague et ce que nous cherchons, c’est peut-être plutôt d’avoir une vision claire et distincte de ce qui nous angoisse. L’ironie de l’histoire, c’est que, dans le même temps, les fake news se multiplient… »

(Photo de titre : PIXTA)

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Iikura YoshiyukiArticles de l'auteur

Né dans la préfecture de Chiba en 1975. Professeur associé de la Faculté des Lettres de l’Université du Kokugakuin. Spécialiste en littérature orale et études du folklore moderne. À l’issue de ses études à l’Université du Kokugakuin, il devient membre du Centre international de recherches sur la culture japonaise, avant d’occuper son poste actuel en avril 2015. Ouvrages principaux : « Kumagusu – sur les yôkai » (Kaibutsu Kumagusu, yôkai wo kataru, ouvrage collectif, 2019), « Mystères enchanteurs » (Kaii wo miseru, ouvrage collectif, 2016), « La véritable nature des kappa » (Nippon no kappa no seitai, 2010).

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