L’équipe japonaise de rugby a conquis les cœurs du monde entier
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Jouer avec le cœur
Si les fans de football aiment appeler ce sport « le beau jeu », le rugby, quant à lui, est vraiment un jeu du cœur. Cela tient tout simplement au courage physique – le cœur au ventre – déployé par les joueurs lorsqu’ils piétinent dans la boue pendant les mêlées, corps contorsionnés empilés les uns sur les autres, et se heurtent de front à leurs adversaires, comme des cerfs géants, pour gagner quelques pouces de terrain. Mais l’expression fait aussi référence aux battements de cœur des fans quand un ailier ou un demi de mêlée effectue une percée à travers les lignes adverses et plonge pour marquer un essai.
Les Japonais ont séduit les fans de sport du monde entier par leur exubérance, la chaleur de leur hospitalité et la spontanéité de leur esprit sportif. Cette sympathie a trouvé de nombreux échos dans les commentaires internationaux de la presse et de la télévision. Et les louanges se sont encore amplifiées le dimanche 13 octobre, quand le succès phénoménal du Japon tout au long des quatre premières semaines du tournoi a finalement été interrompu par la défaite écrasante de son équipe face à la puissance supérieure des Springboks.
La société japonaise a longtemps rechigné à intégrer les personnes ayant d’autres origines ethniques, mais les Brave Blossoms ont émergé comme le symbole d’un Japon différent, qui a fait de chacun des membres de cette équipe multiethnique un héros national. (Voir notre article : Pourquoi tant de nationalités différentes dans l’équipe nationale japonaise de rugby ?)
J’ai été frappé par l’impact de l’irruption de tant de supporters étrangers dans la conscience des Japonais ordinaires – comme en témoignent les propos tenues par une Japonaise interviewée dans la rue par une chaîne de télévision anglaise. « Au Japon, il y a des communautés minoritaires qui ont longtemps souffert de discrimination sans que personne n’en parle », a-t-elle dit. Mais la présence de gens comme Michael Leitch dans l’équipe japonaise de rugby donne à ces gens le courage de s’exprimer ouvertement. »
Il y a eu des moments cet automne où l’on a eu l’impression qu’une histoire d’amour était en train de naître entre le Japon et un monde extérieur que son peuple est souvent enclin à garder à distance. Cinquante millions de Japonais regardant de concert les grands matchs à la télévision, voilà un fait statistique qui parle de lui-même. Et des milliers de visiteurs venus de loin se sont émerveillés de l’absence de détritus dans les rues du Japon, de l’efficacité et de la ponctualité de son réseau de transports et de la courtoisie spontanée dont ses habitants ont fait preuve en tant qu’hôtes d’un grand événement sportif.
Le monde entier a partagé la douleur ressentie par la nation suite aux pertes humaines provoquées par le typhon Hagibis et aux paysages dévastés qu’il a laissés derrière lui. Et les téléspectateurs de toutes nationalités ont été émus à la vision de fans japonais en train de chanter l’hymne national sud-africain avant le match crucial des quarts de finale, puis d’applaudir les vainqueurs tout autour du terrain malgré leur déception, leur peine et les larmes qu’ils versaient face à leur rêve brisé.
Le jeu inspirant des Brave Blossoms
La plus grande surprise a été l’inventivité, la vitalité et l’adresse déployées par l’équipe nationale sur le terrain de rugby – la rapidité de jeu des joueurs, leur réactivité et leur maniement quasiment parfait du ballon –, ainsi que leur force de caractère dans les moments critiques, lors de leurs magnifiques victoires contre l’Irlande et l’Écosse. Leur technique, pour ainsi dire magique, de la passe courte évoquait l’admirable style de jeu de l’équipe de football de Barcelone, l’une des meilleures du monde.
L’excitation s’est emparée des journaux britanniques au point qu’ils publient des manchettes parlant des prouesses « féeriques » du Japon et de son « incroyable périple », en référence à l’enfoncement brillant par les Brave Blossoms de la défense du formidable adversaire que constituait l’Irlande et à la fantastique détermination avec laquelle ils ont fait barrage à l’assaut écossais et maintenu leur avantage jusqu’aux ultimes minutes de ce match palpitant qui leur a donné la victoire dans le poule A.
Le spectacle de cette défense pugnace illustrait magistralement le sens de l’expression japonaise issho kenmei – que je traduirais par « mettre sa vie dans la balance pour un mètre de terrain ».
L’hébergement pendant plusieurs semaines des vingt équipes étrangères de rugby dans une douzaine de villes d’accueil dispersées sur le territoire de l’Archipel a été l’occasion d’innombrables rencontres amicales, où se sont noués des liens amicaux, souvent à vie, entre des personnes venues d’horizons différents. Le rugby peut être comparé à une expérience partagée entre gens de même langue, à travers laquelle nombre de liens étroits ont été forgés entre des communautés très éloignées les unes des autres.
Les habitants de Kamaishi, au nord-est du Japon, qui ont rempli les tribunes du Memorial Stadium, partagent la même intense passion pour le rugby que les anciens mineurs de charbon des vallées galloises, dont la force musculaire et l’intrépidité sur le terrain ont fait du Pays de Galles l’un des champions du monde de rugby et de Cardiff l’une des capitales mondiales de ce sport. La tragique dévastation de Kamaishi par le tsunami de 2011 fait pendant à la dureté et aux dangers de la vie endurée dans les puits par des générations de joueurs de rugby originaires des vallées galloises.
Un nouveau chapitre d’une longue histoire
Née en 1987, la Coupe du monde de rugby a déjà enfanté tout un panthéon d’idoles, tel l’Anglais Jonny Wilkinson, entré d’emblée dans la légende pour l’essai, marqué à la dernière minute contre l’Australie, qui a permis à son équipe de remporter la finale en 2003, ou Jonah Lomu, le géant de 119 kilos et 1,96 mètres, ailier de l’équipe néo-zélandaise, qui a marqué un nombre record de 15 essais au cours de deux coupes du monde dans les années 1990. Aujourd’hui, ce sont Michael Leitch, Matsushima Kôtarô, Fukuoka Kenki et leurs coéquipiers qui ont fait leur entrée au tableau d’honneur de ceux qui ont écrit l’histoire mondiale du rugby.
Ce n’est que tout récemment qu’un historien anglais, Mike Galbraith, a découvert des preuves attestant que le rugby se pratiquait à Yokohama dès les années 1860, à l’initiative d’un contingent de soldats britanniques expédié sur place pour protéger le consulat établi dans la ville portuaire après qu’un samurai eut dégainé son sabre et tué un marchand anglais répondant au nom de Charles Richardson.
Richardson, dit-on, avait commis l’erreur de ne pas céder respectueusement le passage à un daimyô (seigneur féodal) en voyage. L’histoire nous apprend que le Foot Ball Club (Club de rugby) de Yokohama a été fondé en 1866, ce qui en fait l’un des plus anciens clubs de rugby du monde.
Il est donc tout naturel que la finale de la Coupe du monde se joue au stade de Yokohama, tout près du lieu où le rugby est né au Japon dans les dernières années du shogunat Tokugawa, juste avant que la Restauration de Meiji donne le coup d’envoi à la modernisation rapide du pays. Et la meilleure suite qui pourrait être donnée à la prouesse que les Brave Blossoms ont accomplie dans ce tournoi, en devenant les premiers nouveaux venus à parvenir en quarts de finale, serait que les nations appartenant au Niveau Un du rugby trouvent une solution pour intégrer le Japon dans le calendrier des compétitions internationales de haut niveau. Cela offrirait aux joueurs talentueux de ce pays la meilleure opportunité d’accomplir des prouesses encore plus spectaculaires dans les futurs championnats du monde.
Le Japon a un joli palmarès en termes d’accueil d’événements sportifs internationaux, depuis les Jeux olympiques de Tokyo en 1964 jusqu’à l’actuelle Coupe du monde de rugby, en passant par la Coupe du monde de football, qu’il a accueillie en collaboration avec la Corée en 2002. La Coupe du monde 2019 de rugby a renforcé la confiance en soi du Japon à un moment où les tensions avec ses voisins sont un sujet de préoccupation. Et le succès fabuleux d’une équipe multiethnique portant des maillots où était écrit « Nippon » représente un pas en avant important – un progrès d’un genre différent.
Mais quel cadeau le Japon a-t-il fait au monde cet automne ? Une expérience joyeuse, tempérée par le regret partagé dû aux pertes humaines provoquées par une catastrophe naturelle, et une coupe du monde de rugby qui restera dans les mémoires non seulement pour ses grands matchs mais aussi pour l’extraordinaire esprit d’équipe dont ont fait preuve tant l’équipe nationale que la population du Japon.
(Photo de titre : des fans venus du monde entier se rassemblent devant la gare de Kamaishi le 24 septembre, la veille du match de la Coupe du monde de rugby 2019 opposant les îles Fidji à l’Uruguay. Jiji Press)