Quand gourmandise rime avec plaisir
« Yôshoku », une cuisine occidentale... typiquement japonaise !
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Une différence entre yôshoku et cuisine occidentale ?
En premier lieu, ne faisons pas l’erreur de confondre yôshoku et « cuisine occidentale », celle qui vient des pays occidentaux. Les deux présentent des nuances nettement caractérisées. Alors que la cuisine occidentale proprement dite s’élabore au Japon en respectant scrupuleusement sa forme originale, le terme yôshoku est en réalité surtout employé pour désigner un corpus de recettes familiales et populaires reconnues et consacrées comme telles, et les distinguer de la cuisine typiquement japonaise. Certes, la cuisine yôshoku tire son origine de préparations « à l’occidentale », mais elles sont adaptées aux goûts et aux arts de la table japonaise, jusqu’à devenir des créations typiquement nippones.
Si à l’origine au Japon, la cuisine occidentale est considérée comme une cuisine de luxe, qui se mange avec du pain, à la fourchette et au couteau ; le yôshoku, lui, est une cuisine familiale et populaire, qui se mange essentiellement aux baguettes, avec du riz blanc étuvé.
Les débuts de la cuisine occidentale au Japon
L’histoire de la cuisine occidentale au Japon commence avec l’ère Meiji, en 1868. Pour bien comprendre la situation, un petit point de vocabulaire s’impose. Les préfixes wa et yô sont des mots très courants en japonais pour désigner si quelque chose est « japonais » (wa) ou « occidental » (yô). Par exemple wafuku désigne les vêtements japonais, par exemple les kimonos, alors que yôfuku désigne les vêtements occidentaux. De même, dans une maison, washitsu désignera une pièce japonaise, c’est-à-dire à sol de tatami, alors que yôshitsu désignera une pièce occidentale, à sol de parquet ou d’un autre revêtement. Leur usage s’est répandu avec l’injonction du nouveau gouvernement de Meiji d’ouvrir le Japon à la « civilisation ».
Avant la Restauration de Meiji de 1868, la viande était frappée d’un tabou alimentaire, sous l’influence du bouddhisme qui interdit de tuer les animaux, et parce que les bovins et les chevaux étaient élevés pour leur force de travail. À l’époque du shôgunat d’Edo, il s’agissait surtout d’éloigner le peuple des goûts de luxe. Après la Restauration, manger de la viande, en particulier de la viande bovine, symbolisa cette ouverture à la civilisation, et fut donc encouragée en tant que telle.
La raison qui en fut donnée était la nécessité d’augmenter la puissance nationale, de façon à traiter sur un pied d’égalité avec les puissances européennes et américaines, qui avaient imposé au Japon la signature de traités commerciaux inégaux. L’objectif était de faire des Japonais physiquement aussi grands et forts que les Occidentaux, mangeurs de viande.
C’est ainsi que sont nées ce qui, plus tard, sont devenues les exceptionnelles marques de viande de bœuf japonais, le wagyû, représentée entre autres par le bœuf de Kôbe et le bœuf de Yonezawa : des bœufs japonais originellement élevés pour l’agriculture et qui sont devenus des races à viande. La qualité gastronomique de cette viande japonaise a été reconnue en premier lieu, dit-on, par des Anglais, amateurs de viande s’il en est.
Mais revenons au yôshoku. À l’époque, l’entrée aux restaurants de cuisine occidentale tel que l’Ueno Seiyôken était réservée aux classes sociales supérieures. Les habitués du quartier d’Asakusa, qui était à l’époque le quartier populaire à la mode, attirés par les rumeurs qui circulaient sur les restaurants chics, ont alors commencé à réclamer de la nouveauté. Leur vœu fut exaucé quand des restaurants se mirent à ouvrir les uns après les autres, proposant une cuisine occidentale bon marché, à déguster avec du saké, du riz et une soupe miso.
Le tonkatsu : de la viande de porc juteuse et goûteuse
Un menu symbolise à lui seul cette cuisine occidentale associée aux quartiers d’Asakusa et d’Ueno : le tonkatsu, les côtelettes de porc pané (voir la recette). Les restaurants qui ont fait la gloire du tonkatsu à cette époque existent toujours, et ont pour nom : Yutaka ou Isen. Le tonkatsu est généralement servi avec du riz et une soupe miso, et le plat est si intégré à la culture gastronomique nippone que certains Japonais sont même surpris quand ils découvrent que ce plat était originairement classé comme cuisine occidentale.
Comme son nom l’indique, le tonkatsu, de ton, « porc » , et katsu, raccourci japonisé pour « côtelette » est une évolution du schnitzel ou de la côtelette de porc européenne. Mais alors qu’en Europe la côtelette de porc est réalisée à partir d’une tranche fine, panée à la chapelure et grillée à la poêle, les chefs japonais de l’ère Meiji l’ont trouvée meilleure en tranche épaisse, panée à la pâte à tempura et frite à l’huile. Cela rend la viande plus juteuse et plus tendre. Le tonkatsu se mange accompagné de chou blanc cru émincé et d’une sauce élaborée elle aussi au Japon, inspirée de la sauce Worcester britannique, appelée, bien entendu, « sauce tonkatsu ».
Le tonkatsu est particulièrement apprécié dans l’est du Japon. Les goûts et habitudes culturelles ont toujours été distinctes entre l’est et l’ouest du pays. Et à l’ère Meiji, les goût en matière de viande se sont formés de même : à l’est, où l’agriculture était majoritairement basée sur la force du cheval, le porc est devenu la viande de base ; À l’ouest, où les bovins étaient majoritaires dans l’agriculture, c’est le bœuf. Dans la région du Kansai (zone centre-ouest du Japon, comprenant entre autres Osaka, Kyoto, Nara et Kobe), la côtelette panée de bœuf appelée bifkatsu, est plus courante que le tonkatsu.
Vous trouverez également le katsudon (que je considère personnellement comme un chef d’œuvre de cuisine éclectique nippo-occidentale), dont la recette originale a été élaborée par un restaurant de nouilles de sarrasin soba : c’est une côtelette de porc panée posée sur un œuf brouillé au bouillon dashi et oignons, le tout sur un bol de riz.
Le « curry rice » n’est pas un plat indien
Le véritable « curry rice » (riz au curry) trouve son origine dans un plat de l’ordinaire des marins de l’ancienne marine de guerre japonaise. La marine japonaise avait été organisée sur le modèle de la marine anglaise, où les marins mangeaient souvent un ragoût épicé avec du curry provenant d’Inde, à l’époque colonie britannique.
Une chose est sûre. Le curry rice n’est pas un plat indien. Si l’on excepte des villes à forte communauté chrétienne telle Goa, il est hors de question que la majorité hindoue qui vénère la vache comme une divinité ait créé ce plat à base de viande de bœuf (ni même à base de porc, animal considéré comme impur).
Les forces d’autodéfense maritime actuelles ont hérité des traditions de l’ancienne marine de guerre et mangent encore, une fois par semaine, du riz au curry avec une salade et des fukujinzuke (des légumes, radis blancs, aubergines, racine de lotus ou concombres macérés dans une préparation à base de sauce de soja) et un verre de lait. Cette coutume a pour but de ne pas faire perdre le sens du jour de la semaine lors des longs séjours en mer.
Le curry rice est devenu un plat familial durant l’ère Shôwa (1926-1989), quand le roux de curry a commencé à être commercialisé. De nombreuses recettes dérivées ont depuis été créées, comme le curry udon et le curry pilaf. Le curry rice est aujourd’hui commercialisé en Inde… en tant que plat japonais !
Le nanbanzuke : le plus ancien plat occidental au Japon
Nous avons dit que l’histoire du yôshoku, la cuisine occidentale au Japon, avait débuté sous l’ère Meiji. Mais certains plats d’origine européenne étaient arrivés bien avant sur l’Archipel. Les Portugais sont venus sur l’île de Kyûshû, au sud-ouest, dès le XVIe siècle. Ce sont eux qui ont introduits les armes à feu au Japon. Leur objectif officiel était l’évangélisation et la conversion du pays à la foi catholique (et leur objectif à long terme était la colonisation). Si cela ne faisait pas partie de leurs objectifs conscients, ils ont également transmis une partie de leur culture alimentaire.
Le nanbanzuke (littéralement « plat mariné des barbares du sud ») en est un exemple typique. Il s’agit à la base d’une escabèche de poissons à chair blanche frits et marinés dans une sauce. Assaisonnée à la sauce de soja, c’est devenu un plat accordé au goût japonais, mais le reste de la recette est restée quasiment la même.
Le nom tempura, qui passe pourtant pour un plat qui symbolise à lui seul la cuisine japonaise, est en réalité d’origine portugaise, et la recette proviendrait d’une friture portugaise. De fait, alors que la pâte à tempura n’est en principe jamais assaisonnée, on le fait pourtant dans la région de Nagasaki. L’aspect plus moelleux est très proche de la friture occidentale.
Les Américains débarquent
Quelle a été l’évolution du yôshoku depuis l’ère Meiji ? Une influence majeure aura été celle des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, les Américains, bien sûr. En 1946, le Japon était tellement pauvre que la nourriture du lendemain était un véritable problème. C’est alors qu’une aide substantielle est arrivée dans le pays, grâce entre autres à une organisation fondée par un Américain descendant de Japonais.
Ces lots de produits alimentaires contenaient entre autres du lait écrémé en poudre et de la farine de blé. Cette farine a été utilisée pour faire du pain de mie qui a été distribué aux enfants des écoles afin d’améliorer leur alimentation. Le plus connu de ces pains était appelé « Coppe pan » (voir notre article : La culture du pain au Japon).
Par la suite, les États-Unis reprendront l’aide, dans une stratégie d’écoulement en direction du Japon de leurs surplus de blé, ce qui modifiera durablement le régime alimentaire japonais. C’est à partir de là que l’habitude de manger du pain s’est considérablement répandue au Japon, ainsi que d’autres plats à base de farine de blé : spaghettis, pizza et hamburgers, qui ont à leur tour connu des évolutions locales.
C’est le cas par exemple des spaghettis à la napolitaine, les napolitan. Aucune mamma italienne n’a jamais fait cuire ses spaghettis pour les rendre mous (et donc surtout pas al dente) en rajoutant de l’huile, du jambon, des oignons et... du ketchup ! De même, les tarako spaghettis (spaghettis aux œufs de morue), avec œufs de morue, beurre, sel, poivre et algues nori est un plat inventé dans une vieille enseigne de pâtes de Shibuya, le Kabe no ana.
Dans le même ordre d’idée, le teriyaki burger, et le rice burger fabriqué à partir de petites galettes de riz cuit, deux inventions de la chaîne de hamburgers japonaise Mos Burger, sont aussi populaires à l’étranger aujourd’hui.
Les habitudes alimentaires changent, suivant les évolutions des terroirs, des milieux, de l’environnement et des mentalités locales. Les râmen ou la tempura sont venus d’au-delà des mers, mais une longue pratique locale les a établis comme spécialités culinaires japonaises. L’insularité et l’isolement du continent d’un pays comme le Japon a offert des conditions idéales pour ce type d’évolution. En cuisine, comme dans la technologie de l’automobile, les Japonais sont semblent-ils doués pour adapter une réalité originale et mener son évolution vers un horizon nouveau. Depuis la modernisation du pays, il semble en tout cas que dans le domaine culinaire, le yôshoku est sans doute le meilleur exemple de cette tendance forte des compétences à la japonaise.
(Photo de titre : tonkatsu avec chou cru émincé. Le plat qui symbolise la cuisine yôshoku, à déguster avec du riz, une soupe miso et des légumes macérés au sel. Pixta)