Une histoire construite sur des légendes : la création de l’État japonais

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Les premières histoires relatant la création de l’État japonais ont été écrites au VIIIe siècle, et comprenaient des éléments légendaires et mythologiques afin de légitimer le pouvoir.

La nécessité d’une histoire pour légitimer l’État japonais

Le Kojiki (Chronique des faits anciens) et le Nihon Shoki (Chronique du Japon) sont des compilations produites respectivement en 712 et 720 par l’État japonais tout juste établi. Quels ont été le contexte et les objectifs de la composition de ces œuvres, dont on se souvient aujourd’hui pour leurs mythes sur la création et leurs autres légendes ? Il est important de comprendre le changement de position du Japon en Asie de l’Est et les bouleversements intérieurs du pays afin de saisir le sens de l’écriture de ces ouvrages.

Une édition de 1644 du Kojiki
Une édition de 1644 du Kojiki

Au Ve siècle, la Chine était considérée comme le grand dirigeant d’un système tributaire, et les autres pays d’Asie de l’Est devaient se soumettre à l’autorité de son souverain. En 478, un document présenté par l’empereur Yûryaku du pays de Wa (comme on appelait alors le Japon) à l’empereur Shun de la dynastie Liu Song attestait du statut de vassal de l’État japonais. Il n’y a ensuite pas de traces de diplomatie entre les deux nations pendant plus d’un siècle. Puis, sous l’impératrice Suiko au début du VIIe siècle, le Japon affirme son égalité avec la dynastie Sui, nouvellement dominante en Chine, en envoyant une missive déclarée comme venant du « souverain du pays où le soleil se lève ». Le célèbre prince régent Shôtoku (574-622) a par ailleurs compilé le Kokki, qui, bien que disparu, aurait été le premier récit de l’histoire de l’État.

Le VIIe siècle a été une période majeure de transformation et de révolution pour le Japon. La réforme Taika de 645 et la guerre de Jinshin de 672 ont été parmi les événements qui ont remodelé l’État. Taika était le premier des noms de l’ère du Japon, entre 645 et 650. Comme les noms de l’ère chinoise étaient destinés jusque-là à démontrer l’autorité des empereurs chinois sur le temps lui-même, l’introduction par le Japon de ses propres noms pourrait être considérée comme une autre expression de son indépendance.

Durant la guerre de Jinshin, la plus grande lutte pour la succession impériale de l’histoire ancienne du Japon, le prince Ôama prend le trône de son frère aîné et continue à régner en tant qu’empereur Tenmu. Il introduit le système ritsuryô (un système politique basée sur la législation et le confucianisme chinois) du gouvernement central, et se met à établir un nouvel État. Sa commande d’une histoire nationale a finalement porté ses fruits avec le Kojiki et le Nihon Shoki. Incidemment, le nom du pays moderne, Nihon, a commencé à être utilisé peu de temps avant leur achèvement, vers l’an 700.

Des histoires nationales sont écrites lorsque les dirigeants veulent consolider un nouvel État. Pour guider le pays vers une nouvelle étape, il fallait d’abord dresser une « histoire vraie » afin de légitimer la position de l’empereur. Naturellement, la « vérité » d’une histoire est basée sur les normes et les directives du dirigeant. C’est pourquoi le prince Shôtoku et l’empereur Tenmu ont compris le besoin d’histoires d’État. Voici pourquoi nous avons maintenant le Kojiki et le Nihon Shoki.

Les pages de l'édition de 1644 du Kojiki
Les pages de l’édition de 1644 du Kojiki

Canaliser les pouvoirs des dieux locaux

Le Kojiki et le Nihon Shoki commencent tous les deux à l’ère des dieux. Au début, les textes parlent de la création du ciel et de la terre, suivie de la formation des îles du Japon par les divinités Izanagi et Izanami. Plus loin dans les récits, les histoires célèbres incluent la discorde entre la déesse du soleil Amaterasu et son jeune frère Susanoo, son combat et sa victoire contre le serpent à huit têtes et à huit queues Yamata no Orochi, la création du pays par Ôkuninushi et sa cession ultérieure au petit-fils d’Amaterasu qui descend du ciel pour régner, la dispute entre les frères Umisachihiko (la générosité de la mer) et Yamasachihiko (la générosité de la terre), pour arriver à la naissance de l’empereur Jinmu, considéré comme le premier empereur du Japon.

Les Japonais contemporains prennent ce récit de l’âge des dieux comme une collection de légendes, mais pourquoi étaient-elles nécessaires afin d’établir un État ? Pour ceux qui les transmettent, ce sont des vérités sur l’histoire passée qui ont le pouvoir de façonner les règles sociales et la façon dont les gens vivent et meurent. Chaque nation a sa propre mythologie, qui était autrefois un élément central de la vie. Ainsi, les habitants des îles japonaises ont formé leurs propres communautés locales, vivant selon les principes de leurs diverses légendes, puis sont morts et ont été enterrés suivant leurs préceptes. Canaliser le pouvoir de ces histoires était sans aucun doute une des motivations de la construction d’un récit sur les origines nationales.

En bref, le thème principal soutenu à la fois par le Kojiki et le Nihon Shoki est de savoir comment les descendants de la déesse suprême Amaterasu sont venus sur Terre afin de gouverner l’État japonais. Mais ce récit seul n’aurait pas été convaincant pour les gens du pays qui adoraient leurs propres divinités et vivaient déjà selon leurs propres légendes. ll n’aurait pas pu être accepté comme « vrai ». C’est pourquoi les deux histoires ne décrivent pas Amaterasu comme la divinité omnipotente d’un culte monothéiste, mais la placent au contraire au sein d’un panthéon de divinités ancestrales et de dieux locaux célèbres ou peu connus, ainsi que de diverses légendes traditionnelles. Rares sont les dieux aussi actifs dans le récit que Susanoo de la région d’Izumo (qui fait aujourd’hui partie de la préfecture de Shimane), la plupart n’apparaissant que comme des noms, mais leur inclusion a pu rendre les histoires plus convaincantes pour les habitants des îles. L’influence psychologique et culturelle des dieux locaux a permis de diffuser un message central unificateur.

Comment le monde a-t-il été créé ?

Examinons de plus près les mythes de la création au Japon, principalement à travers le Kojiki.

Les noms des divinités Izanagi et Izanami sont liés au verbe izanau, qui signifie « inviter ». Les dieux célestes leur ordonnent de se tenir sur le pont flottant du ciel et d’agiter les eaux de la mer avec la lance céleste ornée de joyaux. Lorsqu’ils soulèvent la lance, le sel dégoulinant de sa pointe devient une île appelée Onogoro. On pense qu’Izanagi était à l’origine un dieu vénéré par les pêcheurs sur l’île d’Awaji et autour de la mer intérieure de Seto, et que l’ancienne pratique de la production de sel serait à l’origine de la légende de la création d’Onogoro.

Les deux divinités descendent alors sur l’île et « s’invitent » l’un l’autre à devenir le premier couple de l’histoire. Mais comme la divinité féminine Izanami fait le premier mouvement, elle donne naissance à l’enfant imparfait et indésirable Hiruko, qu’ils font ensuite flotter au loin dans un bateau fait de roseaux. L’idée que les femmes devraient obéir à leur mari est implicite dans le récit, et est considérée comme influencée par le confucianisme.

Dans le Nihon Shoki, Hiruko est décrit comme étant toujours incapable de se lever à l’âge de trois ans. Le spécialiste des études nativistes (kokugaku) du XVIIIe siècle Motoori Norinaga le décrit comme un enfant désossé comme une sangsue (hiru). Par ailleurs, les dictionnaires du Xe siècle Shinsen jikyô et Wamyôshô incluent le mot hirumu décrivant une condition où quelqu’un a des difficultés à marcher, et certains y voient l’étymologie de Hiruko.

Cette fois-ci, quand c’est la divinité masculine Izanagi qui s’adresse à Izanami, leur nouvelle union produit l’île d’Awaji, puis successivement toutes les îles de la péninsule japonaise. Collectivement, ces dernières sont connues sous le nom de Ôyashimaguni, ou « le grand pays des huit îles » – comme le nombre « huit » était une façon d’exprimer une grande quantité à l’époque, ce terme pourrait aussi être traduit par « le grand pays des nombreuses îles ». Ôyashimaguni est alors devenu un autre nom du Japon sous le système ritsuryô au VIIe siècle.

(Photo de titre : Ama no Hashidate, dans le nord de la préfecture de Kyoto. L’ouvrage intitulé Tango no kuni fudoki (Chronique du pays de Tango) rapporte qu’Izanagi a construit Ama no Hashidate pour voyager au paradis, mais qu’il est retombé sur Terre alors qu’il dormait. Pixta)

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