Le maître du sabre Miyamoto Musashi : l’homme qui se cache derrière le « Livre des cinq anneaux »
Histoire Livre Culture- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Le Gorin no sho (traduit sous le titre Livre des cinq anneaux) de Miyamoto Musashi et le roman Miyamoto Musashi (traduit en deux tomes : La Pierre et le sabre et La Parfaite lumière) de Yoshikawa Eiji (1892-1962) ont été traduits en de nombreuses langues et sont célèbres en dehors du Japon. Mais les duels de samouraïs et de maîtres du sabre tels que les racontent les livres, les films et les mangas sont des récits fictifs inspirés d’une biographie de Musashi écrite par Toyoda Kagehide 130 ans après sa mort. Dans le texte ci-dessous, je m’intéresse au vrai Musashi révélé par la recherche universitaire, et je cherche à cerner sa pensée en me fondant sur le contenu de son Gorin no sho.
Le passage de l’ère de la guerre à une paix durable
L’escrimeur légendaire Miyamoto Musashi a écrit un texte sur l’art du sabre dès son plus jeune âge, et l’a réécrit deux fois avant d’aboutir à la version définitive de Gorin no sho dans les dernières années de sa vie. Il a laissé derrière lui deux lettres adressées à des daimyô (seigneurs féodaux), une douzaine de peintures à l’encre et une collection de sabres en bois et de gardes de sabre qu’il avait lui-même confectionnés. De concert avec les écrits de ses fils adoptifs et de ses disciples et les archives de nombreux fiefs, cet héritage constitue la base d’une recherche en profondeur qui a révélé bien des détails sur le plus gros de la vie de Musashi.
Musashi est né en 1582 et mort en 1645. Avant sa naissance, le Japon avait été le théâtre d’une succession de batailles. Cette ère de conflits fut suivie, à l’époque où il vécut, par une période d’unification, puis par la fondation du shogunat d’Edo au début du XVIIe siècle. La vie de Musashi peut être divisée en quatre périodes, liées, comme nous le soulignons ci-dessous, aux changements radicaux traversés par la société japonaise.
- Il se consacra jusqu’à l’âge de 20 ans à sa formation, en un temps où l’unification de la société japonaise annonçait l’apparition d’un système plus moderne et plus ordonné.
- Après une visite à Kyoto à l’âge de 21 ans, il parcourut le pays jusqu’à 29 ans en perfectionnant ses qualités d’escrimeur. Le régime Tokugawa fut fondé à l’issue de la bataille de Sekigahara (1600) ; mais les troubles persistèrent un certain temps avec les forces précédemment au pouvoir.
- Entre 30 et 59 ans, il poursuivit, en tant qu’escrimeur invité, sa quête du véritable art martial sous le patronage de divers daimyô. Au cours de cette période, son fils adoptif, Miyamoto Iori, devint chef vassal de son domaine. Le shogunat féodal fut fondé à l’issue de la bataille d’Osaka (1615).
- Dans ses dernières années, à partir de l’âge de 60 ans, il rédigea la chronique de sa vie dans le Gorin no sho. Une nouvelle ère s’ouvrit alors, sous la domination de shoguns et de daimyô plus jeunes, qui n’avaient pas fait l’expérience de la guerre.
Une vie emblématique dédié au sabre
Dans le Gorin no sho, Musashi se désigne lui-même comme le samouraï de Harima, la province où il est né. À en croire son fils Iori, Musashi est né dans une famille de samouraïs de Harima, non loin du château de Himeji, dans la préfecture de Hyôgo. Après l’unification du Japon, consécutive à la défaite du camp auquel son clan appartenait, il fut adopté à un très jeune âge par Miyamoto Munisai, un samouraï d’Okayama. Musashi se forma à l’art de l’escrime sous la tutelle de Munisai, également connu sous le nom de Tenka Musô (littéralement « sans pair dans le royaume »). À l’âge de 13 ans, il se battit en duel pour la première fois et vainquit un guerrier renommé pour sa maîtrise des arts martiaux.
Après la bataille de Sekigahara (1600), il se rendit à l’âge de 21 ans à Kyoto, où il affronta victorieusement un grand nombre de guerriers. Les recherches ont montré que Musashi a écrit le Heidôkyô (Miroir de la voie de la stratégie), un recueil de 28 articles, quand il avait 24 ans, et qu’il a fondé son école Enmei-ryû d’escrime sous le pseudonyme de Tenkaichi (littéralement « le plus grand du royaume »). Par la suite, il parcourut le Japon en perfectionnant son adresse au maniement du sabre, et avant d’atteindre 29 ans, triompha, dit-on, de ses adversaires dans plus de 60 combats à mort.
Son dernier duel l’opposa au célèbre Sasaki Kojirô, fondateur de l’école de sabre Ganryû. Le récit selon lequel Musashi serait arrivé sur le lieu du combat après l’heure convenue, provoquant la fureur de son adversaire, est une invention. Il semble véridique, en revanche, qu’il ait triomphé de Kojirô, connu pour combattre avec une épée longue de près d’un mètre, avec un bokken, ou sabre en bois, encore plus long.
Arrivé à l’âge de 30 ans, Musashi se mit en quête d’une vérité plus profonde, qu’il trouva vers la cinquantaine et qui lui permit de coucher enfin par écrit son Gorin no sho. Les recherches effectuées sur cette période fournissent des éléments attestant qu’il participa, sous les ordres d’un daimyô allié aux Tokugawa, à la campagne d’été du siège d’Osaka. Deux années plus tard, il entra au service du clan Himeji, basé au château du même nom, en tant qu’escrimeur invité. Grâce à cette position, qui lui offrait davantage de liberté que le rang de vassal, il se trouva en mesure de se charger de la formation du fils aîné du seigneur du domaine. Pendant toute cette époque, il poursuivit sa quête d’une théorie de l’escrime et commença à produire des peintures à l’encre.
Neuf ans plus tard, la mort soudaine du fils du seigneur fit perdre à Musashi la position qu’il occupait au domaine de ce dernier. Suite à cela, son fils Iori entra au service du domaine voisin d’Akashi (aujourd’hui Hyôgo), dont Musashi avait participé à la construction du château. Au bout de 8 ans, Iori, âgé de 20 ans, accéda au rang de karô (vassal principal) d’Akashi. On pense que cette promotion visait aussi à récompenser les services rendus par Musashi, son père adoptif. L’année suivante, le shogunat expédia le clan Akashi à Kokura, dans le Kyûshû, et les Miyamoto allèrent s’installer dans la ville qui s’appelle aujourd’hui Kita-Kyûshû. Cinq ans plus tard, une rébellion de grande ampleur éclata à Shimabara, et les clans du Kyûshû furent mobilisés pour en venir à bout. Iori était le commandant des forces du clan de Kokura, avant d’être nommé hittô karô (chef vassal) du clan.
En 1640, Musashi, âgé de 59 ans, devint escrimeur invité du clan Kumamoto, établi lui aussi dans le Kyûshû. L’année suivante, il présenta un ouvrage en 35 articles sur l’escrime au chef féodal, mais ce dernier décéda un mois plus tard. Deux ans après, Musashi s’attela à la rédaction du Gorin no sho, qu’il destinait au jeune successeur du seigneur et à son karô. L’ouvrage fut achevé un an et demi plus tard, juste une semaine avant la mort de son auteur. Dans le Gorin no sho, Musashi puise dans les leçons de toute une vie consacrée à l’apprentissage pour donner un exposé du mode de vie d’un guerrier, axé sur l’entraînement au sabre.
À la recherche d’une vérité universelle
Le Gorin no sho expose l’art de la guerre en cinq volumes, rigoureusement rangés sous des titres correspondant aux cinq éléments : Terre, Eau, Feu, Vent et Vide.
Le Livre de la Terre expose le cadre général du bushidô, la voie du guerrier.
Le mot bushi peut désigner aussi bien des guerriers pris individuellement qu’un général à la tête d’une armée de 10 000 hommes. C’est par l’entraînement à l’escrime qu’on apprend à se battre, et cela vaut aussi pour les batailles rangées. Ce texte enseigne au lecteur à s’entraîner à appliquer son savoir-faire à toutes les situations. Le bushi doit toujours porter deux sabres et s’entraîner à les manier de concert, sans jamais perdre de vue le champ de bataille. Outre le sabre, il doit aussi apprendre à se battre efficacement avec la lance, le naginata (hallebarde), l’arc et les armes à feu. Un chef militaire doit être capable d’évaluer la force de ses subalternes avec suffisamment de précision pour affecter à chaque poste ou chaque emplacement les personnes les plus appropriées. Le fondement de la maîtrise d’une voie réside dans l’entraînement, en évitant le mal dans ses actions comme dans ses pensées. Le guerrier doit élargir sa perspective à travers les arts et se familiariser avec les usages sociaux par la fréquentation de différentes professions. Mais il doit aussi se forger des opinions objectives sur diverses questions en se reposant sur son discernement. Il doit prendre en compte ce qui ne peut être vu, et être réceptif aux plus petits détails. Le guerrier doit toujours se rendre utile, tout en se consacrant à la pratique de son propre entraînement. Ces enseignements s’appliquaient à la pratique de toutes les voies.
Le Livre de l’Eau expose la théorie de l’escrime qui est au cœur du livre.
Il décrit l’esprit du guerrier, son attitude et son expression, auxquels il attribue une place fondamentale dans l’art de la guerre, et il exhorte le guerrier à intégrer l’entraînement dans sa vie quotidienne en vue d’être en mesure de plonger sans hésitation dans l’action. L’enseignement du tachi, ou sabre long, distingue cinq « attitudes » ou postures — haute, moyenne, basse, droite et gauche –, entre lesquelles le guerrier doit choisir la plus propice pour frapper son adversaire. Miyamoto encourage le lecteur à suivre la « voie du sabre long », toujours prêt à recourir aux cinq katas – les cinq formes incarnant la façon idéale de dévier l’attaque d’un adversaire et de le vaincre –, qu’elle met à sa disposition tant pour se battre que pour aiguiser ses sens. Plutôt que de se conformer à des schémas préétablis, l’entraînement doit viser à la maîtrise des postures destinées à frapper l’ennemi, et se donner pour objectif d’affiner la perception de la voie du sabre long. Le guerrier doit « s’entraîner pendant mille jours, puis pratiquer pendant dix mille » en visant « aujourd’hui à vaincre l’ego d’hier, demain à vaincre maladroitement l’adversaire, et par la suite à vaincre les adversaire avec adresse ». Le pratiquant doit s’entraîner tous les jours dans le but de perfectionner ses techniques – l’entraînement exige des décennies de répétition disciplinée.
Le Livre du Feu expose la théorie de la guerre.
Sur le champ de bataille, il importe en premier lieu de repérer la direction de la lumière, de comprendre la morphologie du terrain et d’identifier les obstacles, en vue d’utiliser ces éléments à son propre avantage. Connais l’ennemi, en t’efforçant de l’empêcher de mettre à profit ses points forts, puis attaque ses points faibles. À la lecture de ce livre, le guerrier apprend à neutraliser les techniques de son adversaire, à rester immobile en attente de sa frappe, prêt à frapper en retour, mais à ne pas le laisser porter un coup. Pour vaincre un adversaire, il faut adopter une approche qui soit le contraire de la sienne. Outre cela, un guerrier doit se battre aussi sur le terrain psychologique, en suscitant l’agacement, la perplexité, la confusion de son ennemi, puis, quand celui-ci voit que sa défaite est imminente, l’attaquer et le vaincre. Quand le guerrier se bat contre une horde, il doit se mouvoir de façon à avoir l’initiative et frapper ses ennemis dans les replis de leurs lignes. Si votre stratagème ne marche pas à la seconde tentative, modifiez votre attaque à la troisième. Pour s’assurer de la victoire, le guerrier doit frapper sans retenue, mais avec prudence, sans jamais baisser la garde.
Le Livre du Vent critique les faiblesses des autres écoles et identifie la voie correcte
Il encourage les lecteurs à toujours rechercher les principes universels. Sans se laisser entraver par aucune forme extérieure, posture ou entraînement, ils doivent adopter l’attitude la mieux adaptée à chaque adversaire, en se battant en conformité avec la voie du sabre long. Miyamoto rejette les enseignements ésotériques et prône un enseignement qui soit fluide et adapté à la compréhension et à la maîtrise de chaque pratiquant. Pour enseigner la voie juste, il prend en considération la compréhension de chacun de ses élèves, en l’aidant à se défaire des mauvaises habitudes et des idées toute faites, de façon à ce que chacun suive la voie authentique du samouraï, en se forgeant un esprit exempt du doute.
Le Livre du Vide décrit la voie de la discipline et la manière de vivre idéale pour un guerrier
Les erreurs proviennent des préjugés. D’où l’importance de la conscience du « vide » pour être toujours en mesure de corriger ses façons. Le guerrier doit constamment s’efforcer d’améliorer son savoir-faire, et aussi entraîner son corps et son esprit en vue d’atteindre un état de clarté intérieure, où aucun doute n’obscurcit l’esprit. Cet état n’est autre que le « vrai vide ».
Dans ses jeunes années, Miyamoto Musashi a non seulement gagné plus de 60 combats à mort, mais aussi cherché une voie du guerrier d’application plus universelle, dans une quête infatigable de la rationalité et une approche prudente en tous les domaines. Le Gorin no sho, l’héritage qu’il a légué à la postérité au point culminant de sa maîtrise, expose la vraie manière de vivre pour un samouraï, en s’appuyant sur un entraînement soumis à des règles précises. Aujourd’hui encore, près de 400 ans plus tard, il nous livre l’essence universelle de tous les chemins menant à la maîtrise.
(D’après un original en japonais publié le 13 juin 2019. Photo de titre : une transcription en cinq rouleaux du Gorin no sho faite par un disciple de Musashi. Il n’existe aucun manuscrit connu de la plume de l’auteur. Avec l’aimable autorisation du Musée Eisei Bunko.)