Un regard sur Matsumoto Seichô, maître du roman noir japonais

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Yomota Takashi [Profil]

Il est impossible de parler du roman policier japonais sans évoquer l’un de ses grands maîtres, Matsumoto Seichô. Certaines de ses œuvres phares sont traduites en français comme Tokyo Express ou Le Vase de Sable. Dans cet article, l'un de ses anciens éditeurs nous présente cette icône bien-aimée de l'écriture populaire japonaise d'après-guerre.

Matsumoto Seichô est né le 21 décembre 1909 à Kokura, municipalité appartenant aujourd’hui à la ville de Kita-Kyûshû, au sud-ouest du Japon. C’est là que se situe un musée commémoratif, et parmi les pièces exposées figure le manuscrit inachevé du roman-feuilleton sur lequel il travaillait juste avant sa mort : un mystère prenant place à l’époque féodale.

Ce texte se trouve être la dernière oeuvre à laquelle j’ai collaboré en tant que rédacteur en chef du magazine Shûkan Shinchô. Le 20 avril 1992, Matsumoto s’est effondré à son domicile à la suite d’une hémorragie cérébrale. Il a été transporté à l’hôpital, laissant son stylo plume Mont Blanc préféré et l’écrit sur lequel il travaillait abandonnés sur son bureau. Il a subi une chirurgie cérébrale réussie, mais pendant qu’il était à l’hôpital, les médecins avaient détecté un cancer du foie à un stade avancé. Le maître du polar japonais est décédé le 4 août de la même année. Il avait 82 ans.

Affiche de l’exposition sur Matsumoto Seichô au musée de littérature moderne de Kanagawa en 2019. (Photo avec l’aimable autorisation musée de littérature moderne de Kanagawa)
Affiche de l’exposition sur Matsumoto Seichô au musée de littérature moderne de Kanagawa en 2019. (Photo avec l’aimable autorisation musée de littérature moderne de Kanagawa)

Pas de vacances pour un écrivain

Parfois, l’un de nous décrochait le téléphone au bureau pour être accueilli par une voix rauque annonçant : « Bonjour, c’est Matsumoto. » C’est un nom de famille très courant, et dans un autre contexte, on aurait pu s’attendre à ce que l’appelant s’identifie un peu plus précisément. Mais il n’a jamais pris la peine de dire autre chose que son nom de famille. Heureusement, sa voix distinctive et rocailleuse était suffisante pour que quiconque dans la rédaction sache instantanément qui était à l’autre bout du fil. Ce n’était pas une bonne idée de lui demander plus de détails. S’il sentait une pression à devoir s’identifier plus clairement, ses cris risquaient bien d’envoyer voler le téléphone. « Je viens de le dire : Matsumoto. Vous ne savez pas qui je suis ? »

Il était l’un de nos écrivains réguliers et l’un des plus importants. Il va de soi que pour nous, le seul Matsumoto qui comptait était Matsumoto Seichô.

Il a publié 14 romans-feuilletons avec nous avant de mourir. J’ai travaillé avec lui en tant que rédacteur sur trois d’entre eux, à partir de septembre 1983. Il avait l’habitude d’appeler à toute heure du jour ou de la nuit quand il avait quelque chose dont il avait besoin de parler ou lorsqu’il voulait convoquer son éditeur ou un autre employé.

C’était un article de foi personnelle avec lui qu ’« il n’y a pas de vacances pour un écrivain ». Il se consacrait en effet à son travail et rien qu’à son travail, ne s’arrêtant presque jamais pour se reposer ou dormir. Et si un écrivain n’a pas de vacances, ses éditeurs doivent également s’attendre à travailler 24 heures sur 24...

Je me dépêchais de me rendre chez lui dans l’arrondissement de Suginami, à Tokyo, chaque fois que je recevais une convocation par téléphone. Il écrivait souvent toute la nuit. On me conduisait dans une pièce du rez-de-chaussée pour attendre, et après quelques minutes, le grand homme lui-même apparaissait soudainement avec un manuscrit à la main. Il se laissait tomber sur le canapé, ses cheveux débraillés et son kimono commençant à se défaire, exactement comme s’il venait juste de terminer à cette minute précise une session d’écriture de toute une nuit.

Il me tendait son manuscrit puis fermait les yeux et allumait une cigarette. Son souffle se soulevant légèrement, il fumait la cigarette jusqu’au filtre, de sorte que je craignais parfois qu’il puisse se brûler les doigts. La cendre tombait sur ses genoux, mais il ne semblait pas le remarquer. Ses vêtements étaient toujours marqués par des trous de brûlures de cigarettes. Pendant qu’il fumait, je me penchais sur le manuscrit qu’il venait de me donner. Pour tout auteur, c’est le moment de vérité, quand il remet un manuscrit et demande : « Qu’en pensez-vous ? »

Un éditeur est le premier lecteur d’un écrivain. Si j’essayais de me dérober, en donnant une réponse sans trop révéler le fond de ma pensée, il me disait sans détour : « Et vous prétendez être éditeur ? Vous devriez faire mieux que ça ! » Il écrivait toujours avec son public à l’esprit, et prenait sa responsabilité très au sérieux.

Ses histoires présentaient toujours au moins l’un des rebondissements imprévisibles pour lesquels il était célèbre. Dans les rares occasions où je faisais un commentaire perspicace après avoir lu le manuscrit, il me faisait un large sourire : « Ah, vous avez compris ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Pas mal, hein ? » Son sourire pouvait faire penser à un enfant qui aurait été surpris en train de jouer une délicieuse farce auprès des adultes. Il semblait ravi de savoir que son écriture avait atteint sa cible.

L’importance du mobile du crime

« Le motif : voilà ce qui m’intéresse », disait-il souvent. Analyser les raisons qui poussent les gens à commettre un crime et les retranscrire de façon convaincante sur papier, voilà ce qu’il trouvait intéressant et gratifiant dans son travail. S’appuyer sur des artifices pour lier les différents éléments de l’histoire ensemble lui semblait inutile et sans intérêt. C’était cette insistance sur le mobile qui lui a permis de décrire des personnages et des actions humaines avec une telle profondeur, faisant résonner ses histoires si solidement auprès des lecteurs.

Quand je l’ai connu, il était déjà au milieu de la soixantaine, mais les histoires qu’il a écrites pour notre magazine portaient toujours sur des sujets d’actualité. Il n’a jamais fait preuve de complaisance pour profiter des éloges sur le travail qu’il avait déjà accompli. Il était très fier de son métier d’écrivain et avait une volonté insatiable de continuer à créer. Par ailleurs, il gardait toujours un œil attentif sur les derniers développements du roman policier à l’international.

Le manuscrit original de Tokyo Express (Ten to sen), le roman le plus connu de Matsumoto. (© Jiji)
Le manuscrit original de Tokyo Express (Ten to sen), le roman le plus connu de Matsumoto. (Jiji Press)

Le premier roman sur lequel j’ai travaillé avec lui était « L’Assemblée des Animaux Sacrés » (Seijû hairetsu), un thriller international traitant d’un sommet politique entre les États-Unis et le Japon, et des comptes bancaires secrets en Suisse. La légende de l’édition veut que les descriptions de l’agencement et de l’intérieur du palais d’Akasaka à Tokyo — une maison d’hôtes d’État où les dignitaires sont hébergés — présentes dans le livre étaient assez précises pour provoquer l’étonnement, et alarmer les services de sécurité au sein de la police métropolitaine de Tokyo. Le roman présente une scène audacieusement conçue dans laquelle une femme japonaise se faufile dans le palais pour un rendez-vous secret avec le président américain.

Seul un écrivain qualifié comme Matsumoto aurait pu réussir à coucher sur papier un tel complot et à le rendre convaincant. En fait, à ce stade, il avait déjà des idées pour son prochain travail, qui allait impliquer De Beers, la société internationale de diamant. Le roman montrerait comment De Beers et ses bailleurs de fonds Rothschild avaient contrôlé chaque étape du processus de production de diamants depuis Londres au début du XXe siècle, des mines en Afrique du Sud à la manipulation des prix du marché mondial. Cependant, la découverte de vastes mines de diamants inexploitées en Australie a menacé de mettre fin au monopole de De Beers. Matsumoto commençait alors un roman d’intrigue impliquant des intérêts japonais rattrapés par la grande finance et l’industrie mondiale du diamant.

Finalement, les recherches préliminaires pour ce livre ont pris plus de temps que prévu. Matsumoto a donc décidé de différer l’écriture du roman sur De Beers pendant qu’il réorganisait ses idées.

La représentation qu’il se faisait de son prochain projet était bien différente : un mystère historique prenant place à l’époque d’Edo (1603–1868), qui sera finalement laissé inachevé à sa mort. Je me souviens de son enthousiasme alors que la sérialisation commençait. « Je veux que ce soit la meilleure chose que j’aie jamais réalisée », avait-t-il déclaré. Il pensait que beaucoup de romans modernes se déroulant dans le Japon féodal étaient insipides et manquaient d’intérêt, et était déterminé à remettre les choses en ordre avec un futur chef-d’œuvre.

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Yomota TakashiArticles de l'auteur

Il rentre dans la maison d’édition Shinchôsha en 1982, où il est affecté au service de rédaction du magazine Shûkan Shinchô pour superviser les articles et les romans-feuilletons. Il devient directeur adjoint du service d’édition en 1998. Depuis 2010, il dirige le service de publicité.

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