Le « bushidô » : à l’origine de l’éthique et de l’esprit du Japon

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Kasaya Kazuhiko [Profil]

Le bushidô représentait l’ensemble des règles s’appliquant aux attitudes et au comportement des samouraïs. Avec l’avènement du shogunat Tokugawa commença une période de paix au Japon. Cependant, ces changements apportés au code moral ne furent pas sans conséquences sur les sources de revenus des habitants, l’économie et l’éthique des masses.

Le célèbre livre de Nitobe Inazô, Bushidô : The Soul of Japan, écrit en anglais, a été publié pour la première fois à New York en 1899. Cependant, ce n’est que 9 ans plus tard qu’il fut traduit en japonais. Plus tard paraîtra une nouvelle traduction de l’ouvrage par Yanaihara Tadao, qui deviendra la référence en japonais. Le livre recevra un accueil mitigé ; ses descriptions du bushidô comme un esprit noble et éthique et ses comparaisons avec la chevalerie de l’Occident suscitèrent de nombreuses critiques et certains n’y virent guère plus qu’une image déformée par le nationalisme de l’époque moderne. Dans cet article, preuves historiques à l’appui, nous allons analyser en profondeur la vie à l’époque des bushi (guerriers) et ce que recouvrait le terme bushidô ; sa véritable nature.

De la bravoure au combat

Au Moyen-Âge, le terme bushidô était peu utilisé au Japon. À cette époque, le code de conduite des bushi était décrit à l’aide de termes tels que kyûba no michi (la voie du tir à l’arc et de l’équitation) et yumiya toru mi no narai (coutumes pour ceux qui tirent à l’arc). Le terme bushidô fut pour la première fois utilisé dans Kôyô gunkan, considéré comme les « écrits » de l’école d’arts martiaux Takeda-ryû. Ces écrits, qui comprennent 20 parchemins, utilisent le terme bushidô à plus de 30 reprises. Ce texte fut largement diffusé au sein de la classe des guerriers en tant que manuel d’enseignement des arts martiaux. Il aurait joué un grand rôle dans la vulgarisation du terme bushidô.

Toutefois, l’identité de son auteur reste incertaine. Il existe deux théories qui viendraient apporter une réponse à cette question. Selon l’une, le vassal de Takeda Shingen, Kôsaka Danjô Masanobu, aurait commencé à rassembler lui-même les données nécessaires à sa rédaction après la défaite de la bataille de Nagashino en 1575. Selon l’autre, c’est Obata Kanhyôe Kagenori, serviteur des samouraïs et érudit des arts martiaux de Takeda-ryû, qui en aurait écrit les premiers mots vers 1615. Aujourd’hui, la première théorie, celle de Kôsaka, semble avoir plus de poids.

Le bushidô décrit dans Kôyô gunkan accorde une part extrêmement importante aux exploits militaires sur le champ de bataille et au courage des troupes. Par exemple, le texte est très clair et affirme qu’assumer des rôles administratifs dans les affaires gouvernementales ou financières, telles que des transactions de riz, d’argent, de bois ou de terres forestières, n’exploite pas suffisamment les talents d’une personne qui pratique le bushidô. Le texte souligne que le bushidô consiste à « devenir soi-même comme une lance » sur le champ de bataille.

Cependant, le bushidô évoluera pour mettre de plus en plus l’accent sur la force interne plutôt que sur la valeur externe. Il finira par être synonyme de culture de la morale d’un individu.

L’essence du bushidô, expliqué par un samouraï en 1642

Shoke no hyôjô, composé de 20 parchemins, est un ouvrage sur les arts militaires rédigé en 1621 par le spécialiste des arts martiaux Ogasawara Sakuun. Il faudra attendre 1658 pour voir les 20 textes publiés. Cet ouvrage utilise également le terme bushidô. Toutefois c’est le terme iji (volonté) qui lui est associé. Il s’agit de ne pas être attiré par des récompenses pécuniaires importantes ou par la grandeur du pouvoir, mais au contraire d’adhérer à ses propres convictions qui dominent ses principes intérieurs. Selon le texte, c’est cette force qui est l’essence même du bushidô.

Cette tendance est davantage présente encore dans la théorie du bushidô exposée dans le Kashôki, paru en 1642. Il aurait été écrit par le guerrier Saitô Chikamori, un ancien vassal du clan Mogami. Composé de cinq parchemins, cet essai est un ouvrage d’instruction morale. Là encore, le terme bushidô est fréquemment mentionné, et la citation suivante en particulier, extraite du cinquième rouleau, est considérée comme une importante définition du chemin par un samouraï lui-même.

L’essence du bushidô est de ne pas mentir, ne pas être fourbe, ne pas être obséquieux, ne pas être superficiel, ne pas être avide, ne pas être grossier, ne pas être vaniteux, ne pas être arrogant, ne pas médire, ne pas être infidèle, être en bons termes avec ses camarades, ne pas trop se montrer préoccupé par les événements, être à l’écoute des autres, faire preuve de compassion, avec un sens aigu du devoir. Pour être un bon samouraï, il faut être prêt à donner plus que sa vie.

En toile de fond de ce changement drastique du bushidô, et dans les faits un véritable raffinement, nous avons la longue période de paix de l’ère Tokugawa. Plus de 200 ans sans conflits nationaux ou internationaux étaient une chose rare à cette époque, au Japon comme dans le monde. Le bushidô a donc évolué, passant d’une extrême importance accordée au courage à quelque chose de plus lié à l’intégrité morale.

Cette période de paix prolongée vint à entraîner la remise en question de l’existence des bushi eux-mêmes en tant que tels. Ils n’étaient plus seulement des guerriers, mais occupaient désormais des postes de fonctionnaires dans l’organisation du gouvernement (du shogunat et des domaines), jouant ainsi un nouveau rôle dans la société. Ils occupaient maintenant essentiellement des fonctions d’ordre public ou de police, contribuant à l’établissement de lois et d’un système judiciaire dans le pays.

Ces rôles étaient liés à l’armée mais loin de se cantonner à ces fonctions, les bushi devinrent également responsables d’autres fonctions sociales extrêmement variées telles que la réparation et l’entretien des infrastructures de transport (routes et ponts), contrôle des inondations et de l’irrigation, développement de nouvelles terres agricoles et amélioration des terres existantes, préparation aux incendies et aux catastrophes et efforts de redressement, promotion de l’industrie et même fourniture de médicaments et de soins médicaux. En Europe, ce type de fonctions n’incombait pas aux chevaliers, une différence significative avec le bushidô.

Suite > « La voie du guerrier est la mort » : le malentendu du livre Hagakure

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Kasaya KazuhikoArticles de l'auteur

Né en 1949. Professeur à l’Université Gakuin d’Osaka et professeur émérite au Centre international de recherche pour les études japonaises. Il est spécialisé dans l’histoire du Japon et la société guerrière. Diplômé d’études supérieures en histoire à l’université de Kyoto, il a obtenu son poste actuel en 2018 après avoir travaillé comme professeur au Centre international de recherche pour les études japonaises. Il a été professeur invité dans de nombreuses universités telles que l’Université Humboldt de Berlin, l’Université de Pékin ou encore l’Université de Paris. Parmi ses principaux ouvrages : « Bataille de Sekigahara et campagne d’Osaka » (Sekigahara kassen to Osaka no jin), « Culture traditionnelle et mondialisation » (Dentô bunka to globalization) et « Histoire intellectuelle du Bushidô » (Bushidô no seishinshi).

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