Le masque de la normalité : une arme redoutable qui cache notre déconnexion émotionnelle

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Saitô Satoru [Profil]

Un psychiatre japonais se penche ici sur une pathologie mentale qui entraîne une incapacité à s’identifier ou exprimer ses émotions alors même que l’on se force à sembler « normal » aux yeux des autres. Le spécialiste puise à la fois dans son expérience personnelle de thérapeute et dans le roman La fille de la supérette de Murata Sayaka (Éditions Folio), couronné par un prix.

Les hikikomori ne reconnaissent plus leurs sentiments

La « dépendance au futon » est essentiellement une régression vers le sommeil primordial. C’est ce à quoi aspirent les héroïnomanes. Les gens qu’on classe communément dans la catégorie des hikikomori (personnes qui restent enfermées chez elles sans chercher le contact avec la société pendant de longues périodes) se trouvent aspirés dans ce genre de régression, et les en sortir n’est pas chose aisée. (Voir notre article : Le Japon malade de ses « hikikomori » : tirons la sonnette d’alarme !)

Il y a ici un point important à noter. Un bébé qui s’endort en tétant le sein de sa mère se réveille rouge de colère et se met à crier, perturbé par l’absence du sein qui était là tout à l’heure.

À cet âge (12 à 18 mois), les bébés vivent dans un univers d’émotions brutes telles que la colère, le découragement, l’anxiété et l’affliction. Les hikikomori adultes n’ont pas accès à ce genre de réactions. Ayant passé tellement de temps à refuser de reconnaître les diverses émotions qu’ils ressentent, ils tombent rapidement dans un état d’alexithymie.

Se libérer du sortilège de la normalité

Il arrive que des personnes de ce genre viennent me consulter à ma clinique, parce qu’ils confondent leur état avec une dépression. Une femme au foyer qui est venue se faire soigner a commencé à travailler lorsqu’elle a obtenu son diplôme, au bout de quatre années d’enseignement supérieur, mais elle a rapidement quitté son emploi parce qu’elle le trouvait ennuyeux. Elle a ensuite travaillé dans un club sadomasochiste, en pensant que ce ne serait qu’un emploi temporaire, mais elle y a pris tant de plaisir qu’elle est restée quatre ans. Elle a quitté le club avant son trentième anniversaire, en se disant qu’elle devait le faire tôt ou tard, et s’est mariée à l’issue d’un brève période de konkatsu (« la chasse au partenaire de mariage »). Mais, à peine a-t-elle eu un enfant et commencé à mener une vie « normale » qu’elle s’est retrouvée à passer le plus gros de son temps à entrer et sortir du lit.

L’homme qu’elle a épousé était un fils à maman atopique qui a divorcé d’elle sans délai après avoir réalisé que sa nouvelle épouse n’allait pas lui accorder l’attention qu’il voulait. La femme est venue à ma clinique un mois après le divorce.

D’autres psychiatres auraient peut-être diagnostiqué une dépression ou un trouble de l’adaptation (syndrome de réaction au stress). Mais je me suis rendu compte qu’elle était animée par un fort désir d’être « normale », qui la contraignait à faire table rase de son individualité et à rejeter ce qu’elle trouvait excitant.

Le travail au club sadomasochiste était dangereux, mais il était aussi excitant. L’excitation venant de l’idée même qu’il était « anormal ». Il se trouve toutefois que la normalité n’est en fait rien de plus qu’un idéal ou une illusion, qui s’exprime différemment d’une personne à l’autre.

« J’ai maintenant trente-cinq ans, et je suis trop vieille pour revenir à ce style de vie », m’a-t-elle dit. Mon propos n’est pas de discuter avec elle, mais je pense vraiment qu’elle a besoin de retrouver le sentiment d’excitation qu’elle éprouvait jadis. Mon rôle est de la remettre en contact avec ces émotions primaires et de lui permettre de voir que rien ne l’oblige à porter le masque de la normalité.

(Photo de titre : Design Pics/Aflo)

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Saitô SatoruArticles de l'auteur

Diplômé en 1967 de la faculté de médecine de l’Université Keiô. Il a poursuivi ses études à Paris en bénéficiant d’une bourse accordée par la France et a dirigé le département psychiatrique du Centre médical et de traitement des toxicomanies de Kurihama avant de prendre la direction de l’Institut pour le fonctionnement familial en septembre 1995. Aujourd’hui directeur de la Clinique Saitô et président de la Société japonaise d’étude des comportements toxicomaniaques. Auteur de « Toxicomanie et famille » (Izonshô to kazoku), « Les enfants adultes et la famille » (Adult children to kazoku) et « Aux enfants de parents toxicomanes » (Dokuoya no kodomotachi e).

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