Une Constitution inchangée depuis 1946

Qui est réellement l’auteur de l’article 9 de la Constitution du Japon ?

Politique Histoire

Vassili Molodiakov [Profil]

L’article 9 de la Constitution japonaise, sûrement le plus connu de tous, stipule que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation ». Il fait depuis longtemps polémique au sein du pays, notamment parmi les conservateurs qui s’élèvent contre la dépendance du Japon vis-à-vis du parapluie sécuritaire américain et réclament ainsi sa révision. Si l’on pourrait logiquement penser que la paternité du texte revient aux forces alliées américaines, rien n’est si sûr. Un professeur russe spécialiste du Japon nous parle effectivement de la lettre d’un criminel japonais de classe A qui aurait joué un rôle essentiel dans l’idée du renoncement à la guerre.

La lettre d’un Japonais criminel de guerre de classe A

Le 10 décembre 1945, alors qu’il attendait son procès à la prison de Sugamo, Shiratori Toshio, ancien ambassadeur du Japon en Italie et jugé criminel de guerre de classe A, terminait la rédaction d’une longue lettre adressée au ministre des Affaires étrangères Yoshida Shigeru. La lettre était rédigée en anglais. Pourquoi ? Il y a deux raisons probables : la volonté d’échapper aux censeurs des prisons, ou celle d’attirer l’attention des autorités d’occupation. Cette dernière possibilité semble plus réaliste.

Shiratori Toshio (1887–1949)
Shiratori Toshio (1887–1949)

Shiratori avait commencé sa missive avec des souvenirs de son temps en tant que conférencier sur les affaires étrangères pour l’empereur au début des années 1930 :

« Ce poste privilégié, que j’ai occupé pendant près de trois ans, m’a offert la rare occasion d’observer et d’étudier de près la personnalité de notre souverain. En conséquence, j’ai pu me convaincre complètement de son amour inné de la paix, de sa soif de vérité et de son inquiétude sincère pour le bien-être de son peuple. Je l’ai trouvé particulièrement intéressé par les affaires internationales et désireux d’entretenir de bonnes relations avec les autres nations. Il me semblait qu’il avait une méfiance instinctive à l’égard des militaires et que rien ne l’embarrassait plus que son titre de généralissime. Il détestait également son uniforme militaire, qu’il devait toujours porter en public. »

Après avoir publié sa déclaration d'humanité, l'empereur Shôwa a voyagé à travers le Japon pour rencontrer et parler avec son peuple, en commençant par la préfecture de Kanagawa en février 1946. (© Jiji)
Après avoir publié sa déclaration d’humanité, l’empereur Hirohito a voyagé à travers le Japon pour rencontrer et parler avec son peuple, en commençant par la préfecture de Kanagawa en février 1946. (Jiji Press)

Shiratori était-il honnête en dépeignant ainsi l’empereur ? Espérait-il convaincre quelqu’un ? Yoshida devait connaître l’empereur Hirohito encore mieux que Shiratori. Je pense donc que ce paragraphe était destiné aux autorités d’occupation, qui n’avaient pas encore pris de décision définitive concernant le sort de l’empereur. Devaient-elles le poursuivre en tant que criminel de guerre dans le cadre des procès de Tokyo (au tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient), le faire abdiquer, ou le priver de tous ses droits de souveraineté et le laisser régner en tant que monarque constitutionnel, symbolisant le Japon et l’unité de son peuple ?

Adoption de la réforme constitutionnelle

La partie la plus intéressante de la lettre est sa conclusion. Abordant la question de la réforme de la Constitution (son renouvellement complet n’était pas encore effectué), Shiratori proposait l’inclusion de « dispositions contenant une promesse solennelle de la part de l’empereur de ne jamais, en aucune circonstance, envoyer ses sujets mener la guerre, le droit du peuple de refuser le service militaire sous quelque forme que ce soit et sous quelque gouvernement que ce soit, et la non-application à l’usage militaire de toute partie des ressources du pays ». De telles dispositions, écrivait Shiratori, « doivent constituer la pierre angulaire de la Constitution du nouveau Japon si elle est sérieusement destinée à en faire une terre de paix éternelle ». Il ajoutait également que la « mission de l’empereur de régner sur cette terre dans la paix et la tranquillité (...) serait un changement totalement nouveau dans la législation constitutionnelle. »

L’article 9 de la Constitution de 1947 du Japon, qui déclare que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation », est devenu une clause novatrice d’importance mondiale. Chronologiquement, la lettre de Shiratori était la première tentative d’appliquer le principe du renoncement éternel à la guerre dans la Constitution, bien que des appels similaires aient déjà été entendus dans la presse japonaise vers septembre-octobre 1945, en appelant à la volonté du peuple.

Dans les sections suivantes, je tenterai de replacer la lettre dans le contexte d’événements et de faits historiques bien connus.

Quand la lettre parvient aux Américains

À la demande de Shiratori, Yoshida a envoyé la lettre à Shidehara Kijûrô, qui a dirigé le ministère des Affaires étrangères pendant de nombreuses années avant la Seconde Guerre mondiale, puis est devenu Premier ministre peu après la guerre.

Yoshida Shigeru, à gauche, et Shidehara Kijûrô
Yoshida Shigeru, à gauche, et Shidehara Kijûrô

La lettre est parvenue au quartier général (GHQ) du commandement suprême des forces alliées (SCAР), dirigé par le général Douglas MacArthur, le 20 janvier 1946. Mais on ne sait pas avec certitude qui a délivré cette missive aux Américains, ni qui l’aurait lu. L’envoyeur était peut-être Yoshida lui-même.

Le 1er février 1946, le général MacArthur a pris connaissance d’une ébauche des révisions constitutionnelles rédigée par le comité d’enquête sur les problèmes de la Constitution du gouvernement japonais. MacArthur a rejeté ce premier jet et, le 3 février, a ordonné à la section gouvernementale du GHQ de rédiger une constitution fondée sur trois dispositions fondamentales qu’il avait écrites lui-même, connues sous le nom des « Notes de MacArthur ». À savoir :

  1. L’empereur est à la tête de l’État.
  2. Sa succession est dynastique.
  3. Ses fonctions et ses pouvoirs seront exercés conformément à la Constitution et en réponse à la volonté fondamentale du peuple.

Le 4 février, Courtney Whitney, chef de la section gouvernementale, rassemble ses subordonnés et leur donne pour instruction de commencer à travailler sur un projet de Constitution. Il leur transmet les dispositions de MacArthur, qui comprenaient le renoncement à la guerre en tant que droit souverain de la nation. Le projet du quartier général a été achevé le 10 février et approuvé par MacArthur le 12 février. Il est remis au gouvernement japonais le jour suivant.

La section gouvernementale avait alors clairement précisé que l’empereur et le gouvernement japonais n’avaient d’autre choix que d’accepter le projet. Whitney a également déclaré que, si le Japon refusait, il serait difficile de garantir le sort de l’empereur, que plusieurs des puissances alliées exigeaient de juger. MacArthur l’a confirmé poliment mais fermement lors d’une réunion avec Shidehara le 21 février.

Suite > Qui a dit que le Japon devra renoncer à la guerre ? 

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Vassili MolodiakovArticles de l'auteur

Professeur à l’Institut de recherche pour les études japonaises mondiales de l’université Takushoku. Né à Moscou en 1968. Diplômé en 1993 de l’Université d’État de Moscou, où il a également obtenu un doctorat en histoire en 1996. Il est également titulaire d’un doctorat en études sociales et internationales avancées de l’Université de Tokyo en 2002 et d’un LLD en sciences politiques de l’Université d’État de Moscou en 2004. Il a été invité en tant que chercheur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Tokyo en 2001. Il est devenu membre principal de l’Institut de l’identité japonaise de l’université Takushoku en 2003 et professeur en 2012. Il est l’auteur de plus de 30 livres rédigés en russe, dont 15 sur le Japon. Deux d’entre eux ont été publiés en japonais : « Gotô Shinpei et l’histoire des relations russo-japonaises » (/em>Gotô Shinpei to nichirô kankei-shi) et « Le japonisme en Russie » (Japonism no Russia). Il a également écrit plus de 50 articles en japonais.

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