L’isolement social au Japon

Wada Shizuka, la voix des femmes âgées et célibataires au Japon

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À l’instar de nombreuses Japonaises célibataires de sa génération, Wada Shizuka, rédactrice indépendante, a malheureusement dû enchaîner les postes à temps partiel, souvent mal rémunérés. Pendant la pandémie de Covid-19, elle s’est même retrouvée sans travail. Mais elle a trouvé sa voie en tant que défenseure des femmes d’âge moyen confrontée à la précarité.

Wada Shizuka WADA Shizuka

Née en 1965. A travaillé pendant de nombreuses années en tant que rédactrice indépendante dans le domaine de la musique. Depuis 2021, elle a publié les ouvrages Jikyû wa itsumo saitei chingin, korette watashi no sei desu ka ? Kokkai giin ni kiite mita (« Est-ce ma faute si mon salaire horaire est toujours au niveau du salaire minimum ? J’ai posé la question à un parlementaire ») et 50-dai de hitoashi okurete feminizumu o shitta watashi ga hitori de anshin shite kurashite iku tame ni kangaeta mijika na seiji no koto (« Réflexions sur la politique de terrain pour un avenir sûr de la part de quelqu’un qui est venu au féminisme sur le tard »).

Toucher le fond pour mieux rebondir

Wada Shizuka, critique indépendante dans le monde de la musique, avait une cinquantaine d’années lorsqu’elle a commencé à douter sérieusement des systèmes sociaux et politiques au Japon. C’est au plus fort de la pandémie de Covid-19 qu’elle a été confrontée à la pire crise économique de sa vie.

Mais ses problèmes d’argent, elle ne l’a pas oublié, ont commencé bien plus tôt, alors qu’elle n’avait qu’une quarantaine d’années.

« Avant cela, je gagnais ma vie en tant qu’écrivain. Mais après mes quarante ans, j’ai eu beaucoup moins de travail. C’est là que j’ai dû enchaîner les emplois à temps partiel ; supérettes, boulangeries, supermarchés, restaurants, stands où je vendais des onigiri... pour beaucoup dans le secteur alimentaire ».

À chaque fois, elle était payée le salaire minimum. En 2008, à l’âge de 44 ans, elle a travaillé dans une supérette pour 850 yens de l’heure, un salaire qui est resté le même pendant trois ans. Puis elle a présenté sa démission et à ce moment-là, le magasin a publié une offre d’emploi pour un salaire de 900 yens de l’heure. « Je suis rentrée dans une colère noire. Pourquoi ont-ils attendu que je parte pour augmenter le salaire horaire ? »

Même en combinant son travail en tant que journaliste avec un travail à temps partiel, Wada Shizuka gagnait à peine 1,5 million de yens par an (9 000 euros), à peine suffisamment pour vivre, ou plutôt survivre.

« C’était comme si tout était de ma faute », dit-elle. « Je m’en voulais de la voie que je m’étais choisie. D’autres femmes se marient et fondent une famille. Le mariage, ce n’était pas très important pour moi. J’ai regretté de ne pas avoir trouvé un emploi permanent. Je l’ai vraiment regretté ».

En 2020, au début de la pandémie, Wada Shizuka a perdu son emploi à temps partiel, qui lui permettait de joindre les deux bouts. À 55 ans, elle est tombée au plus bas.

Son engagement en politique

Au Japon, les personnes les plus vulnérables ont lourdement pâti de la crise sanitaire. Les femmes surtout. La demande a fortement chuté, forçant de nombreuses entreprises à licencier ou à mettre fin à l’emploi de leurs travailleurs non réguliers. Mais ce sont les femmes qui ont été les plus touchées ; presque deux fois plus que les hommes.

Le livre d'entretiens avec l’homme politique Ogawa Jun’ya a été publié en format poche par les publications du journal Asahi Shimbun en 2024.
Le livre d’entretiens avec l’homme politique Ogawa Jun’ya a été publié en format poche par les publications du journal Asahi Shimbun en 2024.

Wada Shizuka commence à se poser des questions sur l’avenir ; comment s’en sortira-t-elle quand elle sera plus vieille ? Est-ce uniquement de sa faute si son avenir est aussi incertain ? Alors qu’elle était en proie à l’anxiété et au doute, elle a regardé par hasard un documentaire japonais intitulé Naze kimi wa sôri daijin ni narenai no ka (« Pourquoi vous ne pouvez pas être Premier ministre » ; sorti en 2020) qui suivait sur une période de 17 ans la carrière mouvementée d’Ogawa Jun’ya, membre de la Chambre des représentants (aujourd’hui secrétaire général du Parti démocrate constitutionnel, ou PDC). Inspirée par les efforts déployés par l’homme politique pour concilier ses idéaux avec les réalités du service public, elle décide de le contacter et de lui faire part de ses inquiétudes.

Lorsqu’elle le rencontre en tête-à-tête, Wada Shizuka lui fait part de son désir de travailler avec lui à la rédaction d’un livre abordant ses doutes et ses préoccupations personnelles d’un point de vue politique. Ogawa Jun’ya est littéralement conquis par sa détermination et son enthousiasme et accepte une série de dialogues. À ce moment-là, Wada Shizuka n’y va pas par quatre chemins et lui pose des questions abordant un large éventail de sujets : vieillissement démographique, impôts, inégalités des salaires, sécurité sociale etc. Si elle trouve ses réponses peu convaincantes, elle le met au défi et lui demande des explications. Ces échanges particulièrement virulents apparaissent dans un livre, publié en 2021 sous le titre Jikyû wa itsumo saitei chingin, korette watashi no sei desu ka ? Kokkai giin ni kiite mita (« Est-ce ma faute si mon salaire horaire est toujours au niveau du salaire minimum ? J’ai posé la question à un parlementaire »).

Les femmes plus âgées boucs émissaires de la crise du logement

En lisant ces discussions, on comprend davantage les facteurs auxquels se retrouvent confrontées les femmes célibataires d’âge moyen et plus âgées au Japon, et qui rendent leur vie si difficile et incertaine.

L’un de ces facteurs est le prix élevé des logements. Le gouvernement japonais encourage l’accession à la propriété par des allègements fiscaux et d’autres moyens, mais la jeune femme a vite compris, à ses dépens, que ce dernier n’avait guère intérêt à garantir un logement dans le cadre du filet de protection sociale.

« Lorsque j’ai eu la quarantaine, j’ai constaté avec surprise que je ne pouvais plus payer l’appartement que je louais. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler à temps partiel dans une supérette pour compléter mes revenus. Malheureusement, ça n’a pas suffi. C’était reculer pour mieux sauter et deux ans plus tard, j’ai dû déménager. Et j’ai commencé à enchaîner les déménagements, à la recherche d’un logement dont je pourrais payer le loyer. L’agent immobilier me regardais, d’une manière loin d’être objective. “Freelance, c’est ça ? Je crains qu’il n’y ait pas grand-chose pour une célibataire de votre âge”. J’ai commencé à me demander quand je finirais par trouver un nouveau logement. Des semaines, qui sait des mois peut-être ? Et c’est là que j’ai commencé à penser au pire ; il fallait peut-être que je quitte ce monde, et au plus vite ? C’est plus ou moins la situation à laquelle se retrouvent aujourd’hui confrontées un grand nombre de femmes solitaires d’âge moyen et plus âgées. »

Et les logements sociaux ?

« Les logements sociaux sont beaucoup moins chers, mais un grand nombre d’entre eux sont réservés aux familles, même si le nombre de personnes vivant seules est en nette augmentation. Pour ces dernières, les listes d’attente sont longues pour espérer avoir un de ces logements. Le Bureau métropolitain du logement de Tokyo a refusé ma demande, les logements pour célibataires étant réservés aux personnes de 60 ans minimum. »

Le système de retraite à deux vitesses du Japon

De nombreuses femmes comme Wada Shizuka appartiennent à la classe dite de « la période glaciaire de l’emploi », époque qui a fait suite à l’effondrement de la bulle spéculative des années 1980 au Japon. Dans les années 1990 et au début des années 2000, les entreprises embauchent beaucoup moins, plus du tout pour certaines, et de nombreux nouveaux diplômés n’ont d’autre choix que d’accepter des emplois non réguliers (contrats à durée limitée) ou de travailler en freelance en attendant mieux. La situation concerne les hommes comme les femmes, mais à terme, ce sont les femmes qui pâtissent le plus de la situation, et de loin.

« Beaucoup d’hommes qui ont commencé à travailler en tant que travailleurs non réguliers à l’époque ont fini par passer au statut d’employé régulier », explique Wada Shizuka. « Mais pour les femmes, ce n’est pas pareil ; passer du statut d’employée non régulière à celui d’une employée régulière relève quasiment de l’impossible. Le statut d’employée non régulière devient pour elle une voie de garage, et pour beaucoup elle le devient à vie. La différence entre emploi régulier et emploi non régulier a de sérieuses conséquences économiques au Japon, surtout après la retraite.

« Au Japon, le système de retraite comporte deux niveaux », explique Wada Shizuka. « D’une part, il y a le système d’assurance pension pour les employés permanents des entreprises et du gouvernement et d’autre part, le système de pension nationale pour tous les autres. En tant que travailleur indépendant ou employé non régulier, même si vous payez scrupuleusement votre cotisation mensuelle, 16 980 yens en 2024, pendant quarante ans, vous ne toucherez qu’une maigre retraite de 65 000 yens par mois. En supposant que le loyer d’un appartement d’une pièce (à Tokyo) est d’environ 70 000 yens, vous vous retrouvez dans une impasse. Le nombre de logements sociaux est insuffisant. Le gouvernement doit en créer davantage pour permettre à un nombre accru de personnes âgées célibataires aux moyens limités de vivre leurs vieux jours en paix ».

Suite > La « barrière des revenus »

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