Marx est-il mal compris ? « Le communisme de la décroissance » prônée par l’économiste Saitô Kôhei

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Yoshii Taeko [Profil]

« Le Capital dans l’anthropocène » (Hitoshinsei no shihonron), publié en 2020, s’est vendu depuis à plus de 500 000 exemplaires. L’écho rencontré par cet ouvrage au Japon a été entendu à l’étranger, et une traduction en langue anglaise est parue au printemps dernier. Saitô Kôhei, son auteur, tire le signal d’alarme : si le capitalisme perdure, le réchauffement climatique menacera la survie de la civilisation, et il affirme que la clef pour surmonter cette crise se trouve dans les écrits tardifs de Marx. Nous lui avons demandé de nous parler de sa vision et des questions que poseraient sa mise en pratique.

Saitô Kôhei SAITŌ Kōhei

Professeur associé à l’Université de Tokyo. Né en 1987. Titulaire d’un doctorat de philosophie de l’université Humboldt de Berlin, spécialiste de la pensée économique et sociologique, il a reçu le prix Isaac Deutscher pour Karl Marx’s Ecosocialism, traduit en 9 langues. Il a aussi obtenu le prix Asia Book Award pour « Le Capital dans l’anthropocène » (Hitoshinsei no shihonron), publié aux éditions Shûheisha, qui est devenu un best-seller.

Une expérience de common sur le mont Takao

Erica Chenoweth, qui enseigne les sciences politiques à l’université Harvard, affirme que si 3,5 % d’une population donnée se soulèvent d’une façon non-violente, la possibilité existe que la société soit profondément transformée. Jusqu’à quel point la vision du « communisme de la décroissance » proclamée par Saitô dans ses livres a-t-elle pénétré dans la société japonaise ?

« Au jugé, je dirais 2 %. Les signes d’un mouvement de société ne sont pas encore visibles. Toute la question est de savoir comment gagner le 1,5 % qui nous manque. »

En dépit du fait que « Le Capital dans l’anthropocène » s’est vendu à 500 000 exemplaires, on ne voit pas encore au sein de la société un mouvement pour aborder de front le changement climatique et les problèmes créés par les disparités économiques.

En Europe et aux États-Unis, les jeunes de la « génération Z », représentée par Greta Thunberg ou la génération Y, ont mené des actions comme la grève de l’école, portés par leur colère contre le fait que les initiatives prises pour lutter contre la crise climatique sont insuffisantes.

« Au Japon, la perception du danger demeure faible et ne conduit pas à encore à l’action. Même au sein des théoriciens de l’environnement, on entend encore beaucoup de gens affirmer que on peut, sans changer de système, limiter les émissions de CO2 grâce aux énergies renouvelables et aux nouvelles technologies, que cela créera de l’emploi, et que la croissance est encore possible. On ne cherche pas à regarder la réalité de notre production et notre consommation excessives. J’avais cru possible une coopération pour mettre en place des limites sur la richesse excessive, le fast-food, la fast fashion, mais ces dernières années, je sens de plus en plus un fossé que rien ne pourra combler. »

Saitô suit les initiatives novatrices de grandes villes européennes comme Paris ou Barcelone. Le réseau d’eau de Paris qui était autrefois privatisé est redevenu public, et ce sont les citoyens qui le gèrent à présent ainsi que la ressource en eau. À Barcelone, la municipalité a mis en place des restrictions sur l’usage de l’automobile tout en développant les transports publics, et la ville cherche aussi à ne plus émettre de CO2 en mettant en place des commons dans l’espace urbain pour le reverdir.

Saitô lui-même agit pour faire une réalité d’un common. « Nous avons créé récemment, à trente personnes, une fondation appelé Common Forest Japan qui a acheté 3,5 hectares sur les pentes du mont Takao pour y lancer une expérience de mise en pratique d’un common. »

Le but n’est pas de laisser à l’abandon cette forêt qui ne peut-être transformée en zone commerciale, mais de protéger et de faire revivre la nature comme un bien commun. La fondation prévoit d’y organiser des ateliers d’observation de la nature et de cueillette des plantes sauvages. Si tout se passe bien, elle achètera plus de terrain.

« L’idée est d’avancer un pas à la fois vers un mouvement de société pour créer une société prospère sans disparités économiques, et sans imposer de fardeau à la nature. »

Dans un monde de plus en plus confus

L’avenir du monde est de plus en plus opaque avec la détérioration de l’environnement et la guerre en Ukraine. Cela n’est pas sans créer de dilemme.

« Plus la crise est forte, plus augmente le nombre de gens qui par réaction veulent protéger leurs avantages. Lancer dans ces circonstances un mouvement vers un nouveau communisme n’est pas facile. De plus, cette crise majeure ne saurait être résolue simplement par un mouvement venu de la base. Le risque que la demande pour un pouvoir politique fort augmente est réel. C’est exactement la raison pour laquelle il faut discuter en profondeur de la façon de modifier les grands systèmes comme l’État et le marché. Le problème est ardu. »

« Il ne fait cependant aucun doute que le capitalisme est dans une impasse. Cela exige un mouvement pour protéger la démocratie et la vie des membres les plus faibles de la société, et de l’imagination pour dessiner la société du futur. »

Pour qu’il y ait une prise de conscience la plus large possible des problèmes du système capitaliste, comme la difficulté à vivre que l’on ressent, le sentiment d’isolement, et la pauvreté, il faut réévaluer Marx. Voilà pourquoi, Saitô plaide sans relâche pour le communisme de la décroissance.

« Comment changer le système actuel ? Si chacun y réfléchit, il y aura nécessairement une avancée. Ne serions-nous nous pas à l’aube d’un grand changement qui décidera du sort de l’humanité dans dix ou vingt ans ? »

Saitô Kôhei sur le campus Komaba de l’Université de Tokyo
Saitô Kôhei sur le campus Komaba de l’Université de Tokyo

(Toutes les photos : Hanai Tomoko)

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Yoshii TaekoArticles de l'auteur

Journaliste sportive. Né dans la préfecture de Miyagi. Après avoir travaillé 13 ans au sein du quotidien Asahi Shimbun, elle se lance dans une carrière free-lance en 1991. La même année, elle remporte le prix « Mizuno sports writer » pour son livre Kaerazaru kisetsu Nakajima Satoru F1 gonenme no shinjitsu (« Une saison irréversible, la cinquième année de vérité pour le champion de F1 Nakajima Satoru »). Les thèmes qu’elle développe concerne les capacités cachées de l’être humain. Parmi ses écrits : Hi no maru joshi bare nippon naze tsuyoi no ka (« Pourquoi l’équipe de ballet du Japon est-elle si redoutable ? », édité chez Bungei Shunju, 2013), ou Tensai wo tsukuru oyatachi no rule (« Comment les parents fabriquent-ils des génies ? », édité chez Bungei Shunju, 2016).

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