La poétesse Itô Hiromi : les tourments de l’expérience féminine mêlés au bouddhisme

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L’intégralité de l'œuvre d’Itô Hiromi, depuis sa poésie souvent dérangeante et ses mémoires aux riches résonnances jusqu’à ses romans expérimentaux, lui a valu des louanges pour son approche profondément honnête et personnelle de l’expérience féminine. Désormais sexagénaire, avec derrière elle toute une vie d’altruisme, elle est impatiente d’aborder la prochaine étape de son voyage de poète et de femme.

Itô Hiromi ITŌ Hiromi

Poétesse. Après avoir accédé à la notoriété au début des années 1980 en tant que figure de proue de la mouvance poétique féministe japonaise, elle se lance dans la rédaction d’un nouveau genre d’essais sur l’éducation des enfants, dont son anthologie de 1985 « Bon seins, mauvais seins » (Yoi oppai, warui oppai) reste emblématique. Outre ses recueils de poèmes et ses essais, elle est connue pour des ouvrages qui brisent les frontières entre les genres comme « Herbes sauvages sur le bord de la rivière » (Kawara arekusa), couronné en 2006 par le prix Takami Jun, et « Le tireur d’épine » (Togenuki: Shin Sugamo Jizô engi), couronné en 2007 par le prix Hagiwara Sakutarô. Elle a en outre traduit divers textes bouddhiques dont le Sûtra du Cœur. En 2021, elle a publié « Une jeune-vieille femme » (Shorô no onna) et « Un jour je dois mourir, jusque-là je vis — mes sûtras » (Itsuka shinu, soremade ikiru : Watashi no okyô), un recueil de traductions et d’essais personnels.

Le bouddhisme en tant que source d’inspiration littéraire au Japon

L’intérêt d’Itô pour le bouddhisme s’est renforcé à mesure que ses parents se rapprochaient de leur fin de vie. Dénués d’appétit de vivre sans pour autant être préparés à mourir, ils ne pouvaient qu’attendre sans espoir. Quand elle leur a conseillé de puiser un réconfort dans les enseignements du bouddhisme et qu’ils ont écarté sa suggestion, elle a décidé de s’immerger dans ces enseignements, un choix qui l’a inéluctablement conduite à l’étude des sûtras.

Les textes bouddhiques utilisés par les prêtres japonais sont d’anciennes traductions en langue chinoise de sûtras originellement écrits en pali ou en sanskrit, et même les traductions japonaises destinées aux laïcs sont en général rédigées dans un style rigide et archaïque. En lisant ces textes ampoulés, Itô a eu l’idée de les traduire à sa façon en japonais moderne.

En étudiant les sûtras, Itô en est venue à prendre conscience des racines fondamentalement bouddhiques de la littérature classique japonaise, depuis Le Dit du Genji et les chants du Ryôjin hishô jusqu’au théâtre nô et aux contes du rakugo. Elle a en outre appris que les sûtras eux-mêmes, tout comme le répertoire du sekkyô-bushi, étaient à l’origine des récits conçus par les moines itinérants qui voyageaient de ville en ville en donnant des sermons, et parfois en échangeant avec leurs auditeurs. Ces scènes bien présentes à l’esprit, Itô a éprouvé le besoin de jouer un rôle dans le processus et de participer à la transmission des enseignements bouddhistes via la lecture à haute voix des sûtras dans sa propre traduction en langue vernaculaire, sous forme de poésie.

Un jour nous devrons mourir — jusque-là nous vivons

C’est au beau milieu de cette aventure, où elle procédait par tâtonnements, qu’Itô a perdu tout d’abord ses parents, puis, en 2016, Harold Cohen, son compagnon de longue date. Ses 20 années de relation avec Cohen avaient été tumultueuses de bout en bout, mais sa disparition la plongeait dans le désespoir.

Comment nous accommodons-nous de notre propre mortalité et de la disparition des êtres qui nous sont chers ? Avec cette question fondamentale en tête, Itô s’est tournée vers le Sûtra des dernières instructions du Bouddha, qui est censé contenir les ultimes enseignements que Siddharta Gautama (le bouddha historique) a donnés à ses disciples avant d’entrer dans le Nirvana. En voici un extrait (d’après la traduction anglaise de sa propre version contemporaine).

Moines, ne vous lamentez pas, ne soyez pas affligés.
Aussi longtemps que je puisse vivre,
Un jour je dois mourir. Jusque-là je vis.
Un jour nous devons nous séparer. Jusque-là nous sommes ensemble.

Alors qu’elle travaillait principalement aux États-Unis, Itô a produit des traductions du Sûtra du Cœur, du Sûtra du Lotus, du Sûtra d’Amitâbha et, nous l’avons vu, du Sûtra des dernières instructions du Bouddha. En novembre 2021, elle a regroupé ses traductions dans un recueil intitulé « Un jour je dois mourir, jusque-là je vis—mes sûtras » (Itsuka shinu, soremade ikiru : Watashi no okyô). Ce recueil de textes bouddhistes est émaillé de récits personnels de ses longues promenades avec son chien sur la plage ou dans des paysages dénudés, au cours desquelles elle contemplait le coucher du soleil ou le lever de la lune et observait la vie et la mort de petites créatures qui font elles aussi partie du cycle éternel de la nature.

Le recueil de textes bouddhiques d'Itô Hiromi « Un jour je dois mourir, jusque-là je vis—mes sûtras » (Itsuka shinu, soremade ikiru : Watashi no okyô)
Le recueil de textes bouddhiques d’Itô Hiromi « Un jour je dois mourir, jusque-là je vis—mes sûtras » (Itsuka shinu, soremade ikiru : Watashi no okyô)

Aujourd’hui encore, Itô ne se considère pas comme quelqu’un de religieux, mais les enseignements spirituels du bouddhisme l’ont profondément influencée.

« L’illumination atteinte par le Bouddha est un état d’esprit où les conventions mondaines et les contraintes qui nous entravent n’ont plus cours, et il me semble que hosshin [la détermination à suivre la voie bouddhique] est la prise de conscience personnelle qu’on ne peut pas continuer de vivre de la même façon qu’avant—qu’on se doit de parvenir à un endroit situé « au-delà » de ces contraintes mondaines. J’ai vécu des décennies entravée par toutes sortes de règles. Mais j’ai désormais le sentiment qu’il doit y avoir une autre façon de vivre, qui transcende tout cela. Peut-être mon objectif en écrivant ce livre était-il de raconter comment j’étais personnellement arrivée à cette réalisation. »

Le voyage continue

En tant qu’émigrée, Itô a joui de la liberté qu’offre la société américaine, mais elle se sentait aussi à l’écart. C’est la publication de deux de ses recueils—Killing Kanoko en 2009 et Wild Grass on the Riverbank (Herbes sauvages sur le bord de la rivière) en 2014, tous deux traduits en anglais par Jeffrey Angles—qui l’a convaincue qu’elle avait enfin trouvé un endroit où elle était chez elle en tant que poète. Même après la mort de Cohen, sa détermination à rester en Californie ne l’a pas quittée. Mais l’offre d’un poste d’enseignante à l’Université Waseda l’a ramenée au Japon en 2018.

En 2021, une traduction en allemand de « Tireur d’épine » a été publiée et, à l’automne de la même année, Itô s’est rendue en Allemagne pour donner des lectures de textes en compagnie d’Irmela Hijiya-Kirschnereit, traductrice du livre et amie personnelle. En 2022, année du centenaire de la mort du géant littéraire Mori Ôgai (1862-1922), elle projette de passer trois mois en Allemagne pour effectuer des recherches sur cet écrivain d’avant-garde, qui a fait des études en Allemagne et introduit la littérature de ce pays dans le public japonais. Itô est une fan convaincue d’Ôgai.

« J’ai atteint un point dans ma traduction des sûtras où je peux très bien m’arrêter, et j’aimerais maintenant me lancer dans un nouveau projet », dit-elle. « Plutôt que de me contenter de réagir à la vie quotidienne au fur et à mesure de ce qui m’arrive, je veux construire mon propre univers créatif. »

(Texte et interview par Itakura Kimie de Nippon.com)

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