La poétesse Itô Hiromi : les tourments de l’expérience féminine mêlés au bouddhisme

Personnages Livre

L’intégralité de l'œuvre d’Itô Hiromi, depuis sa poésie souvent dérangeante et ses mémoires aux riches résonnances jusqu’à ses romans expérimentaux, lui a valu des louanges pour son approche profondément honnête et personnelle de l’expérience féminine. Désormais sexagénaire, avec derrière elle toute une vie d’altruisme, elle est impatiente d’aborder la prochaine étape de son voyage de poète et de femme.

Itô Hiromi ITŌ Hiromi

Poétesse. Après avoir accédé à la notoriété au début des années 1980 en tant que figure de proue de la mouvance poétique féministe japonaise, elle se lance dans la rédaction d’un nouveau genre d’essais sur l’éducation des enfants, dont son anthologie de 1985 « Bon seins, mauvais seins » (Yoi oppai, warui oppai) reste emblématique. Outre ses recueils de poèmes et ses essais, elle est connue pour des ouvrages qui brisent les frontières entre les genres comme « Herbes sauvages sur le bord de la rivière » (Kawara arekusa), couronné en 2006 par le prix Takami Jun, et « Le tireur d’épine » (Togenuki: Shin Sugamo Jizô engi), couronné en 2007 par le prix Hagiwara Sakutarô. Elle a en outre traduit divers textes bouddhiques dont le Sûtra du Cœur. En 2021, elle a publié « Une jeune-vieille femme » (Shorô no onna) et « Un jour je dois mourir, jusque-là je vis — mes sûtras » (Itsuka shinu, soremade ikiru : Watashi no okyô), un recueil de traductions et d’essais personnels.

La poétesse et essayiste Itô Hiromi a eu un vie tumultueuse et bien remplie. Après avoir traversé des problèmes de santé mentale, une liaison malheureuse et deux échecs matrimoniaux, elle est partie vivre aux États-Unis avec l’artiste anglais Harold Cohen, de trente ans son aîné, et s’est retrouvée à voyager tous les mois en avion entre la Californie et la préfecture de Kumamoto pour jongler avec les attentes de ses trois filles, de ses parents vieillissants et, pour finir, de son conjoint à l’agonie. À mesure qu’elle traversait tout cela, elle a construit une œuvre littéraire impressionnante qui reflète son expérience de la vie de tous les jours tout en sondant les profondeurs de sa propre psyché et en défiant les mœurs sociales et littéraires.

Briser les stéréotypes et les genres

Au début, Itô a attiré l’attention par l’honnêteté sans faille de son approche de la sexualité féminine, de la grossesse, de l’enfantement et de la maternité. Son poème « Tuer Kanoko » (Kanoko-goroshi) conjuguait images troublantes d’allaitement et propos brutaux sur l’avortement et l’infanticide. Son recueil « Bon seins, mauvais seins » (Yoi oppai, warui oppai) a touché une corde sensible chez les jeunes mères japonaises, dans la mesure où il mettait en question les idées reçues sur ce qui fait une « bonne mère ». Plus récemment, la vieillesse et la mort ont émergé en tant que thèmes dominants de son œuvre. Ses récits débordant de vie des luttes menées au jour le jour pour éduquer ses enfants et prodiguer des soins suscitent tour à tour des hochements de tête approbatifs et des éclats de rire.

Il arrive souvent que les livres d’Itô défient les notions de genre et brouillent les frontières entre prose et poésie. Son ouvrage « Le tireur d’épine » (Togenuki: Shin Sugamo Jizô engi), publié en 2007, s’inspire d’un genre traditionnel de contes bouddhiques connu sous le nom de sekkyô-bushi (sermons-ballades) pour décrire les expériences qu’elle a vécues en jonglant avec ses activités : soins apportés à ses parents vieillissants, éducation de ses enfants et relations amoureuses. La traduction anglaise du « Tireur d’épine »,The Thorn-Puller doit sortir en août 2022.

« Il y a plus de dix ans maintenant que je n’ai pas écrit un “poème” conforme à la définition qu’en donne le Gendaishi techô [Manuel de poésie contemporaine], dit-elle. Et pourtant, je considère que tout ce que j’écris relève à un degré ou à un autre de la poésie. »

Et de fait, tous les écrits d’Itô, aussi prosaïque qu’en soit le sujet, témoignent d’une passion de poète pour la musicalité et les nuances de la langue japonaise, associée à une détermination à fouiller sous la surface de l’expérience humaine.

Poésie et exorcisme

À partir de 2018, Itô a enseigné l’écriture créative pendant trois ans à l’Université Waseda de Tokyo.

« Alors même que j’apportais mon soutien à mes étudiants dans leurs efforts sincères pour apprendre à maîtriser l’écriture, je me suis retrouvée à remettre en question toutes mes idées sur ce que signifie écrire de la poésie. Vous ne pouvez pas vous contenter de coucher vos émotions sur le papier, leur disais-je, vous devez aller au-delà. Chacun a des pensées et des sentiments profondément enfouis dont il n’a même pas conscience. Les mots qui jaillissent quand vous écrivez, sans la moindre intention délibérée, sont une expression de votre esprit inconscient. Quand vous façonnez ces mots en quelque chose qui parle directement au cœur du lecteur, sans qu’aucune explication soit nécessaire, c’est de la poésie. En enseignant, j’ai redécouvert cette vérité qui veut que, pour moi, écrire de la poésie est un moyen de sonder mon esprit inconscient. »

Itô compare la composition poétique au rêve, en se référant à l’expérience qu’elle a vécue après la mort de son père bien aimé. Sa mère, décédée trois ans plus tôt, avait passé ses cinq dernières années hospitalisée en état d’invalidité. Durant les huit années où son père avait vécu seul, Itô avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour lui apporter un soutien, en employant des aides à domicile, en prenant l’avion tous les mois depuis la Californie jusqu’à Kumamoto pour être à ses côtés et en lui téléphonant tous les jours lorsqu’ils étaient séparés. Elle n’en a pas moins été rongée par des sentiments de culpabilité lorsqu’il est décédé.

« J’étais son unique fille. J’aurais dû être à ses côtés. Pourquoi l’ai-je abandonné pour aller vivre en Amérique ? Pendant quelque temps après sa mort, je ne pouvais penser à rien d’autre. J’ai commencé à avoir toutes les nuits des rêves lancinants et, à chaque fois, je me réveillais avec le sentiment d’avoir plongé un peu plus profondément dans ma conscience. Les rêves ont fini par m’emmener en un lieu d’acceptation, où j’ai compris qu’il n’y avait pas de problème. »

En enseignant, Itô a réalisé que l’écriture poétique jouait un rôle similaire. En révélant, en cristallisant et en incarnant ses sentiments les plus profonds, elle lui avait permis d’exorciser ses démons et d’aller de l’avant.

Raconter le périple d’une femme

L’expérience de la grossesse et de l’enfantement a marqué pour Itô un tournant dans sa carrière d’écrivain. C’est alors qu’elle s’est délibérément lancée dans l’écriture, en visant un lectorat féminin.

« À l’époque où je suivais des cours de préparation à l’accouchement [au Japon], toutes les femmes enceintes semblaient si heureuses de discuter entre elles de leurs problèmes de constipation. Lorsque je sortais avec mon gros ventre, des femmes âgées le touchaient et parlaient interminablement de leurs propres expériences de la grossesse et de l’enfantement. J’ai eu l’impression d’être témoin de ces rares moments où les femmes se tendent la main. C’est ce qui m’a donné l’inspiration pour écrire une suite d’essais offrant un encouragement aux femmes qui se sentaient épuisées et submergées par la maternité. »

Entre 35 et 40 ans, la santé mentale d’Itô s’est détériorée au fil des difficultés liées à ses problèmes familiaux, une histoire d’amour malheureuse et ses propres démons intérieurs (dont une récurrence des troubles alimentaires qu’elles avaient connus dans sa jeunesse).

« Je crois qu’il s’agissait de ce qu’on appellerait aujourd’hui une dépression ou un syndrome de stress. J’ai eu le sentiment que je devais aller de l’avant, ne serait-ce que pour rester en vie, et je me suis donc lancée dans une série de voyages compulsifs de ville en ville pour donner des lectures de textes et des conférences. En cours de route, j’ai réalisé que mon travail et mon mode de vie avaient beaucoup de similitudes avec ceux des conteurs bouddhistes japonais appartenant à la tradition du sekkyô-bushi. »

Le sekkyô-bushi, ou sermons-ballades, est un genre de contes bouddhiques chantés qui est apparu à l’époque médiévale en tant que divertissement populaire. La rencontre d’Itô avec ce mode d’expression l’a incitée à orienter ses pulsions littéraires vers la création de récits quasi mythiques centrés sur les femmes et leurs conflits sempiternels avec l’amour, le mariage, l’enfantement, l’allaitement, l’éducation des enfants et — dernier point mais non des moindres — les soins dispensés à autrui.

« Bien entendu, les femmes connaissent toutes sortes d’expériences différentes. Toutes ne choisissent pas d’avoir des enfants, et certaines ne peuvent pas en avoir. D’un autre côté, dans le cercle de mes amis, nous nous trouvons tous confrontés au vieillissement de nos parents à peu près au même moment. C’est alors que j’ai vraiment pris conscience que toute femme est la fille de quelqu’un. J’ai éprouvé un sentiment de solidarité féminine beaucoup plus fort que ce que j’avais ressenti en tant que future puis nouvelle mère. Dans notre société patriarcale, les difficultés liées à la prise en charge de parents âgés ou mourants retombent bien plus lourdement sur les filles que sur les fils. Mais je suis vraiment reconnaissante d’avoir connu ces difficultés. »

Suite > Le bouddhisme en tant que source d’inspiration littéraire au Japon

Tags

bouddhisme littérature poème femme poésie

Autres articles de ce dossier